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Yannick Alléno, chef des restaurants du Pavillon Ledoyen : « Recevoir de la même façon tous les clients, c’est fini, daté, terminé! »

Dans son nouveau livre « Tout doit changer – Quel service pour le grand restaurant ? », le chef 3 étoiles Yannick Alleno avance une idée révolutionnaire, surtout émanant d’un cuisinier de cet acabit : ça n’est plus seulement dans l’assiette qu’une grande maison peut faire la différence mais aussi dans le service. Pour être précis, beaucoup se joue selon lui avant le repas, lors de la réservation. C’est ce qu’il appelle « la conciergerie de table » dans son livre d’entretiens (avec Erik Perey) dont Forbes vous propose les bonnes feuilles en exclusivité. Une passionnante plongée dans les coulisses d’un lieu d’exception.

« LA CONCIERGERIE DE TABLE POUR ANTICIPER » (chapitre 4), c’est à l’image de la conciergerie des grands hôtels ? 

Yannick Alleno : Tout à fait. La relation débute dès les premières paroles, dès le premier coup de téléphone pour la réservation. À partir de cette seconde précise, nous sommes face à un client, tout est possible. Nous pouvons nouer un dialogue, recueillir des informations précises, mieux cerner les goûts et les attentes. Ces dernières ne sont pas les mêmes si vous venez pour un anniversaire de mariage, pour fêter un examen ou un concours réussi, pour conclure un voyage en amoureux… Recevoir de la même façon tous les clients, c’est fini, daté, terminé! 

Mais le client risque de perdre en naturel. Un questionnaire avant d’arriver, ce n’est pas très… glamour.

Y.AIl ne s’agit absolument pas d’un questionnaire. Pas du tout. C’est à nous de recueillir les informations utiles, au cours d’un bref entretien. À nous d’être totalement à l’écoute. Par exemple, la semaine dernière, une cliente qui avait déjà dîné à L’Abysse a mentionné le saké à la truffe, qu’elle avait beaucoup aimé. Même si elle réservait pour un autre restaurant du Pavillon Ledoyen nous avons bien sûr noté l’information, elle retrouvera à un moment le saké qu’elle a aimé, accompagné, pourquoi pas, d’un sushi. Ou, à l’inverse, un client ne nous a pas dit ce qu’il voulait mais ce qu’il ne voulait pas : « je vous fais confiance pour les vins pourvu qu’il n’y ait pas de Blancs d’Alsace ». Pour nous, c’est une indication qui en dit long sur les goûts de la personne. À partir de là, nous pouvons prendre une direction.

 Entrons dans le vif du sujet. Concrètement, comment ça se passe? Imaginons, j’appelle le Pavillon Ledoyen, je veux réserver une table. 

Y.A : L’hôte ou l’hôtesse prend la réservation. Ensuite, elle vous demande s’il est possible de vous rappeler plus tard, quand vous aurez un peu de temps libre, pour préparer le repas. Ce premier contact est rapide, fluide. Il ne vous prend que quelques secondes. Au moment convenu, votre concierge de table vous rappelle. Il vous parle rapidement du lieu – un des plus vieux restaurants de Paris, où l’on a popularisé la notion de menu, inventé chez Ledoyen… Très brièvement, il n’appelle pas pour vous faire un cours d’histoire mais pour vous plonger dans l’ambiance. Puis il essaie de mieux cerner le but de votre venue : « venez-vous au Pavillon Ledoyen pour célébrer une occasion spéciale ? » 

Disons un anniversaire de mariage. Ma fille de seize ans nous accompagnera. 

Y.A : Parfait. Ensuite, le chef de salle peut vous interroger sur les goûts culinaires de votre épouse. Elle est folle de poisson ? D’accord, nous pouvons bâtir le menu autour. Justement, nous proposons en ce moment un turbot servi sur un lit d’ail, avec une sauce italienne cacio e pepe, cuit au feu de bois. La sauce sera montée en salle en dernière minute pour sublimer encore le goût, puis le serveur portera la touche finale avec un beurre foisonné. Nous savons que les vins comme les Sancerre ou les Pouilly-Fumé s’accordent parfaitement avec ce mets légèrement épicé. C’est une première piste. Au fait, votre femme a-t-elle une fleur préférée? 

L’aubépine. 

Y.A : Bien sûr, vous trouverez des aubépines à table, lors de votre arrivée. 

J’ajoute qu’elle adore les cèpes. 

Y.A : Très bien. Ce sera difficile car la saison n’a pas vraiment encore débuté, les orages se sont montrés timides cette année. Mais, nous notons l’information, elle pourrait devenir utile. À ce moment-là, votre interlocuteur pourrait vous proposer une visite en cave.

Vous allez recevoir tous les clients en cave, avant leur dîner ? !

Non, mais la récente crise sanitaire a mis en évidence le potentiel des visioconférences et de FaceTime. Intégrons-le à notre métier : notre chef de salle et notre sommelier peuvent donc vous guider, en virtuel, dans notre cave. C’est un lieu unique, dont nous avons travaillé la décoration et l’atmosphère. Derrière l’entrée avec ses pierres bleutées, plus de 30 000 bouteilles vous attendent. C’est aussi l’occasion de discuter prix, en toute transparence et discrétion. Ce dernier mot est déterminant pour moi aujourd’hui. Nous en reparlerons : il est impossible de parler de service aujourd’hui sans aborder la notion de discrétion. Mais je reviens à la cave : notre sommelier vous explique ensuite sa démarche, l’enchaînement des étapes jusqu’au dîner : le redressement de la bouteille, son ouverture la veille ou l’avant-veille, sa mise en carafe… Car le vin est un sujet extrêmement sensible. À l’ouverture du bouchon, il reçoit autant d’oxygène qu’un nouveau-né. S’il le pouvait, il hurlerait comme lui. Une bouteille, c’est la photo d’une année, d’un moment précis, d’une époque. Il faut lui laisser le temps de se révéler, comme une image se révèle dans un bac de développement photographique. Pour cela, nous devons pouvoir ouvrir la bouteille à un moment très précis, pour une durée bien déterminée, afin de le proposer, à table, dans les meilleures conditions. L’anticipation du dîner est, j’en suis certain, une véritable révolution. Le goût en sera le grand bénéficiaire et, par ricochet, le client. 

En plus, en tant que client, j’ai l’impression d’y avoir contribué, d’avoir apporté ma touche.

Y.A : Exactement. Et cela ne vous aura demandé que quelques minutes au téléphone ou devant un ordinateur. Le parallèle avec les concierges, fonctions décisives dans les palaces hôteliers du monde entier, se justifie pleinement. Il s’agit de connaître le client, d’en dessiner un profil le plus précis possible. En personnalisant, je dirais même en « ultra-personnalisant », nous débarrassons le service de sa rigidité, nous nous éloignons de la tentation de la standardisation, pour mettre au premier plan la dimension humaine. Enfin, arrive le jour J et l’heure H : le dîner. Le voiturier vous connaît, vous ouvre la porte, vous êtes accueillis par le chef de salle avec lequel vous avez dialogué quelques jours plus tôt. Puis, vous vous installez et le maître d’hôtel vous annonce un changement : nous avons reçu hier soir des cèpes superbes de la forêt de Fontainebleau alors que la saison n’était, pour l’instant, pas formidable. Une chance unique. Nous les avons laissés mariner depuis la veille. Nous proposons de vous les servir. C’est l’élément de surprise qui manquait. Car un dîner ne doit pas se dérouler comme un scénario pré-écrit. L’imprévu doit toujours être au menu !

 Mais cet imprévu n’est possible que grâce à la préparation en amont. Si je n’avais pas dit que ma femme aimait énormément les cèpes… 

Y.A : … nous n’aurions pas pu le savoir, en effet. La préparation en amont nous donne une véritable liberté. Et pour votre fille de seize ans, nous avons prévu une extraction de céleri. Cette dernière a fait l’objet d’un «goutte-à-goutte» de vingt-quatre heures. L’oxydation la rapproche du goût d’un Yquem. Elle pourra trinquer avec vous. 

C’est une tout autre façon de voir le métier.

Y.A : Il s’agit d’une approche fondée sur l’attention, l’humilité et la prise en considération. En nous choisissant, les clients nous font une sorte de don. Ils nous confient un moment important pour eux : énorme responsabilité! Quand il y a un don, il crée forcément une dette. À nous de nous en acquitter en proposant un service au plus proche du sur-mesure. Et, en personnalisant au maximum, nous fidélisons. Attention : je parle ici d’une véritable relation, nourrie avec «La conciergerie de table nous permet d’aller vers l’ultra-personnalisation. C’est une révolution considérable dans l’approche du service! » « En anticipant le dîner, nous favorisons la surprise, l’imprévu, élément indispensable du plaisir! » la complicité du client. Pas d’une simple « googlisation » de trente secondes, comme on en fait aujourd’hui partout. Peut-être qu’avec la conciergerie de table, les plats à la carte disparaîtront car nous saurons prendre les devants. C’est tout à fait possible.

Avec ce mode de fonctionnement, un restaurant gastronomique peut vraiment relever son défi initial : créer une empreinte mémorable. Parce qu’il devient possible de préparer au mieux le moment, de le ciseler. Vous apportez une dimension supplémentaire, comme l’umami, cette cinquième saveur japonaise… 

Y.A : Tout à fait. Le Japon est très important dans mon parcours. L’Umami se distingue de l’amer, de l’acide, du sucré et du salé. Elle est plus discrète mais bien présente et apporte une touche essentielle au plat. En proposant un autre service, à la fois discret et personnalisé, nous transposons l’umami gustatif au moment en général. 

Mais l’ultra-personnalisation n’est-elle pas proche de l’intrusion?

Y.A : Il faut mener la personnalisation sans jamais la faire peser sur le client, se montrer indiscret ou insistant. Le grand restaurant doit absolument rester lié à l’idée de plaisir, donc de simplicité, de fluidité.

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