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Inès Leonarduzzi : « À quoi bon le progrès, si l’on progresse mal ? »

Inès LeonarduzziCrédits : Emma Jane Hyphen

Fondatrice de l’ONG Digital For The Planet et de Preserve, la plateforme de masterclasses dédiée au bien-vivre, Inès Leonarduzzi fait partie des voix qui comptent dans la tech en s’évertuant à en initier un avenir plus responsable.
Son premier livre, « Réparer le futur », est le fruit de quatre années d’actions à travers le monde. En mettant en lumière les pollutions du numérique, Inès Leonarduzzi interpelle notre sensibilité citoyenne et nous invite à réfléchir à l’innovation que nous souhaitons pour demain. Rencontre.

 

Marie-Caroline Selmer : Quelle est l’ambition de ce livre ?

Inès Leonarduzzi : Celle de donner à chacun la possibilité de comprendre l’écologie et se forger ses propres convictions. Avec ce livre, je partage ce que j’ai appris en consultant la littérature scientifique, ce que j’ai découvert au contact des populations lors de mes nombreux voyages. C’est un livre qui ne joue ni sur la peur, ni sur la facilité. Il n’a d’autre postulat que celui de proposer de nouvelles pistes, et nous extraire de nos schémas de pensée.

Vous avez théorisé le concept d’écologie numérique, pouvez-vous nous expliquer en quoi il consiste ?

I. L. : L’écologie numérique a pour but d’observer la manière dont le numérique interagît avec l’environnement et l’humain sous trois prismes : environnemental, intellectuel et sociétal. L’objectif de ces observations est d’en questionner les usages et les évolutions. Il s’agit aussi de se faire force de proposition pour apporter d’autres options sur le plan citoyen, économique, éducationnel et législatif pour tirer le meilleur parti du numérique.

 

La première partie du livre est consacrée à la mise en lumière des ravages du numérique sur les populations locales et sur les écosystèmes. Quel enseignement tirez-vous de vos voyages d’étude à travers le monde ?

I. L. : Ces voyages m’ont permis de comprendre comment on pouvait agir concrètement, pour aller plus loin que les mots. En matière d’écologie numérique, les sujets que l’on traite n’ont rien de binaire. Il n’y a pas d’un côté les bonnes réponses et les mauvaises réponses : elles sont complexes. Dans le livre, je traite par exemple du travail des enfants dans les mines. Il y a quelques années, on arguait qu’il fallait bannir les enfants des mines pour les protéger. Intention on ne peut plus louable, mais l’on s’aperçoit aujourd’hui que ces enfants, de fait privés de revenus, ne peuvent plus payer le minerval (frais de scolarité) et se rendre à l’école. Si on leur retire un emploi, ils doivent en trouver un autre. Ils finissent dans les champs au mieux, et dans le pire des cas, dans la rue.

Pensez-vous que la crise que nous traversons rend plus audible votre message ?

I. L. : Ce qui est certain, c’est que la pandémie a exacerbé les inégalités nées de l’impact du numérique sur tous les plans : environnemental, sociétal et intellectuel. Cette crise sanitaire, c’est avant tout une crise de destruction des écosystèmes, qui par leur disparation mettent en contact des humains et des animaux sauvages, hôtes de microbes hostiles à nos organismes. Et pourtant, cette crise permet d’enclencher des prises de conscience. Il y a deux ans, mon livre n’aurait peut-être pas eu cet écho auprès d’un public aussi large. Je le constate chaque jour dans mes échanges sur les réseaux sociaux, et lors de mes séances de dédicaces : la jeunesse et les femmes se sont emparés du sujet. Et cela me réjouit !

Dans la dernière partie, vous évoquez la question de la donnée personnelle sur laquelle repose toute la gratuité apparente du numérique. Vous dites à ce sujet « qu’en possédant nos données personnelles, et en nous empêchant d’y avoir accès, les géants du numérique ont quartier libre ». Comment faire bouger les lignes ?

I. L. : L’économie du numérique est aujourd’hui, purement et simplement, une kleptocratie : nous, citoyens, diffusons nos données personnelles gratuitement et ce, sans contrepartie, car c’est comme cela que nous avons appris à faire. C’est sans doute une des pires manœuvres du siècle d’un point de vue économique car cela revient à laisser les géants privatiser le vivant, ici nos données, pour n’enrichir qu’eux-mêmes. C’est ce que j’appelle, dans mon livre, la méthode semencière n°2. C’est pour cela que je propose de rééquilibrer la relation économique en créant un Revenu Universel de la Donnée (RUD), de façon à capter une partie de la richesse que nos données personnelles ont permis de créer et la redistribuer. Cette taxe s’accompagne de l’instauration d’une véritable souveraineté de la donnée pour que chacun puisse savoir ce qu’il diffuse et à qui, à quel prix, et comment elle est transformée. C’est un projet sur lequel je vais beaucoup travailler à l’échelle européenne.

Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur le numérique ?

I. L. : Le numérique porte en lui la promesse d’un accès à un savoir sans limite. C’est un formidable accélérateur dont la trajectoire n’a pas été définie au départ et dont on constate aujourd’hui les déviations. Quand le numérique est désincarné, il a tendance à nous asservir. A l’inverse, il peut être un puissant moteur quand il y a une brèche à réparer. Il suffit de constater le formidable élan de solidarité qu’il a rendu possible pendant le confinement de mars 2020. Bernard Stiegler disait du numérique qu’il était un pharmakon, un mot grec ancien qui désigne « poison », « remède » et « bouc émissaire » à la fois. Dans ce livre, j’énumère les manières dont on peut utiliser au quotidien le numérique de la bonne ou de la mauvaise manière.

Votre livre s’intitule « Réparer le Futur ». Comment peut-on agir pour l’avenir ?

I. L. : À vrai dire, nous avons plusieurs moyens de le faire. En agissant pour que le numérique nous ressemble davantage. Sur le plan citoyen, il nous revient de distinguer le bon du mauvais numérique en termes de contenus pour réduire ce que j’appelle le diabète numérique. Au niveau des États, cela implique de tout mettre en œuvre pour protéger les citoyens et permettre la souveraineté citoyenne de la donnée. Par ailleurs, il est temps de lever cette opacité environnementale confinée dans l’entre-soi d’experts et acculturer massivement les citoyens aux connaissances de base afin qu’ils puissent comprendre, mesurer et ajuster leurs usages. À l’instar de l’argent, nous devons apprendre la valeur de l’énergie. Nous n’avons plus besoin d’enfants qui sachent faire la guerre : plutôt que le service civique, je propose un service environnemental. Nous avons davantage besoin d’enfants qui comprennent les enjeux socio-environnementaux.

Vous dîtes que « l’écologie politique avance encore en ordre dispersé ». Pour mener à bien ce projet de transformation du numérique, doit-elle d’abord faire son auto-critique ?

I. L. : J’ai l’impression que l’écologie politique ne vit que pour elle-même, et c’est finalement à l’écologie que la désunion des différents partis fait le plus de mal. La jeunesse écologique aussi, tend à ne plus s’y retrouver et ne se sent pas nécessairement représentée. En ce sens, elle doit travailler sur l’union des parties prenantes. Ensuite, elle a besoin d’une vision claire qui dépasse l’immédiat : l’écologie doit donner des perspectives autres que celles des scénarios catastrophes et, au-delà, sur ce qu’elle compte offrir une fois que l’avenir sera « sauvé ». Enfin, l’écologie doit se tourner davantage vers la technologie, qui ne doit pas être l’apanage des grands industriels. Rappelons que la science du climat n’est possible que grâce à la modélisation informatique des données climatiques. J’aime à dire que l’écologie ne doit pas être contre la technologie, mais au contraire, tout contre elle.

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