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Anne Cheng : « Le Mot Chine N’Est Pas Chinois »

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Alors que la guerre commerciale sino-américaine continue de faire rage et que le Président français prépare sa visite officielle en Chine début novembre, Forbes France souhaite mieux comprendre le géant asiatique avec les réponses d’Anne Cheng , titulaire de la chaire «Histoire intellectuelle de la Chine » au Collège de France.

Le mot Chine en mandarin est « Zhongguo », littéralement Empire du Milieu. Dans les sources historiques chinoises, il n’y a pas de mention, phonétique ou étymologique, du mot Chine pour faire référence au pays dans sa totalité. Ce sont le plus probablement les Portugais qui popularisèrent ce nom au XVIème siècle. Cette façon d’appeler la Chine est de fait symptomatique d’une approche imparfaite pour appréhender la Chine : la comprendre par le prisme de concepts occidentaux.  

Vous enseignez au Collège de France, pourriez-vous pour commencer nous décrire l’institution?

Anne Cheng : « Le Collège de France est un grand établissement de recherche et d’enseignement créé par François Ier en 1530. Il est composé de 50 chaires avec un professeur attitré pour chaque chaire. Cette institution s’est historiquement construite en opposition à la Sorbonne, alors fortement contrôlée par le clergé, pour y cultiver “le savoir en train de se constituer dans tous les domaines des lettres, des sciences ou des arts”. Ainsi, ses murs ont vu passer les plus grands noms : de Champollion à Foucault en passant par Bergson. Les cours sont ouverts à tous et sont aussi disponibles en ligne sur le site suivant (lien inclus). »

Quelle est la réalisation dont vous êtes la plus fière depuis votre arrivée au Collège de France?

Anne Cheng : « Participer à la direction de la Bibliothèque chinoise les belles lettres avec Marc Kalinowski, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), et Stéphane Feuillas, professeur à l’Université Paris Diderot. Cette collection ambitionne de faire découvrir les classiques de la littérature chinoise dans tous les domaines des lettres et des sciences. Il est important de souligner que le chinois écrit ne fut pas seulement utilisé en Chine : les lettrés coréens, japonais et vietnamiens ont utilisé la langue chinoise classique pendant plusieurs siècles. Autrement dit, le chinois écrit a fonctionné en Asie comme le latin dans l’Europe pré-moderne. Avec cette nouvelle collection, le lecteur non sinophone entrera de plain-pied dans les ouvrages les plus représentatifs de l’immense production écrite depuis l’époque de Confucius jusqu’à la chute du régime impérial en 1911. »

Comment vos travaux en France sur la Chine ancienne permettent-ils de mieux comprendre la Chine moderne?

Anne Cheng : « J’accorde en effet une grande importance à décloisonner l’étude de la Chine ancienne et de la Chine contemporaine. À ce titre, je ne me définis pas comme une antiquisante. J’ai d’abord dû combattre une compartimentation profondément ancrée. Les études chinoises sont cloisonnées entre d’une part les études classiques à l’EPHE et d’autre part les études contemporaines à l’EHESS. Plus concrètement, au lieu de comparer, pour mieux les opposer, l’Europe et la Chine, il me paraît plus intéressant d’étudier comment les idées ont circulé entre elles à l’ère moderne. La vision que nous avons des traditions chinoises est, de fait, déjà conditionnée depuis longtemps par la manière dont elles ont été reçues initialement en contexte européen. Autrement dit, mon étude et ma pratique des textes classiques ne prennent leur sens que dans la façon dont je vois et je vis mon rapport au destin actuel de la Chine.

Comment un lecteur pourrait-il selon vous mieux comprendre la Chine d’aujourd’hui?

Anne Cheng : “Je dirais qu’il faut commencer par se fournir de l’information dans des sources sérieuses. Je pense notamment aux écrits du sinologue Simon Leys — Les essais sur la Chine ou par exemple de l’écrivain Lu Xun — le journal d’un fou. Je me ferais cependant l’apologiste, sinon de la lenteur, du moins du temps qu’il faut à la compréhension, à la réflexion et à la maturation de la pensée chinoise. L’élite européenne des XVIIème et XVIIIème siècles était paradoxalement plus informée sur la Chine classique que nos dirigeants actuels. Je pense par exemple à Leibniz, Voltaire ou encore Montesquieu qui ont écrit sur la Chine. Dans mes cours au Collège de France, j’ai été amenée à élargir la vision de la Chine comme objet d’étude autosuffisant et à ouvrir l’essentialité chinoise à ses deux grands voisins : le Japon et l’Inde. Par une étude sérieuse des textes, un lecteur éclairé comprendra qu’on ne peut réduire la Chine à un grand Autre homogène et anhistorique.”

Une expression chinoise préférée?

Anne Cheng : “拔苗助長, du philosophe Mencius, littéralement ‘tirer sur les pousses pour les faire grandir plus vite’. C’est toute la philosophie de Confucius en quelques mots. Cette métaphore jardinière nous invite à ne pas précipiter un processus, mais aussi à ne pas perdre son intégrité morale afin d’atteindre plus rapidement un but. Il ne s’agit pas tant de faire preuve de patience que de constance dans l’effort et dans la durée. En chinois, le mot kong-fu (ou gongfu 功夫) signifie maîtrise d’un art. Popularisé par l’acteur Bruce Lee, le kong-fu correspond au temps que l’on met à pratiquer et maîtriser une discipline.”

Pour finir, auriez-vous une image pour décrire les caractères chinois?

Anne Cheng : “Les caractères sont pour moi comme des visages. On arrive facilement à se souvenir de traits familiers mais on ne parvient pas nécessairement à brosser un portrait ressemblant d’une personne que l’on connaît. Un phénomène analogue existe lorsque l’on essaie de composer des caractères dont on a connaissance mais qu’on ne parvient plus à écrire, du fait par exemple que l’ordre des traits ne nous revient plus. Je parlerais à ce titre de caractères chinois à visage humain.”

La Chine actuelle prend donc pleinement son sens par l’étude de son histoire, de sa langue et de ses penseurs. Ce travail d’appréhension reste néanmoins aussi long qu’il est ardu, demeurant souvent le privilège d’une minorité passionnée. Comment ouvrir alors la sinologie aux non-sinologues ?  Et si la clef de compréhension de la Chine n’était pas tout simplement dans les Entretiens de Confucius : Mieux que connaître une chose : l’aimer.Mieux que comprendre la Chine : l’aimer.

La conversation a été modifiée et condensée pour plus de clarté

 

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