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Histoire d’entreprise | Comment Roland Vardanega a-t-il mis en place le lean management chez PSA

TEMOIGNAGE | Alors que le monde de l’automobile observe l’émergence d’un nouveau géant de l’automobile avec la fusion de PSA avec Fiat-Chrysler et l’entrée en bourse du nouveau Stellantis le 18 janvier 2021, retour sur les réformes-clés du constructeur français dans les années 2000 qui lui ont donné sa place dans le championnat mondial.

PSA est un groupe gigantesque avec 209 000 employés (2019), 3,5 millions de véhicules par an (2019) et près de 75 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2019). Quelle est la condition la plus importante et la plus méconnue de la mise en place du Lean management dans une entreprise de cette taille ? 

Roland Vardanega : Pour mettre en place le lean, il faut connaître parfaitement l’entreprise et avoir la confiance de ses collaborateurs, car le Lean demande aux PDG de convaincre le personnel de s’investir dans l’entreprise. Un PDG parachuté ou qui vient de l’extérieur aura plus de difficultés à mettre en place le Lean dans une multinationale. Je suis entré chez Peugeot en 1967, après mes études d’ingénieurs et mon service militaire. J’ai commencé comme ouvrier (régleur) pendant 5 mois, puis j’ai occupé tous les postes de production. J’ai été nommé DRH d’usine puis du groupe. 

Pour convaincre de la nécessité de changer, j’ai fait 100 conférences de 200 à 500 responsables pendant trois ans dans toutes les usines. Tout le monde me connaissait. Certains directeurs de centres voyaient une perte d’autonomie dans le PSA Excellence System à appliquer. Ils ont été submergés par la vague et l’engouement qu’ont suscité les conférences que j’ai faites sur Convergence. Quand je passais le long des lignes de montage de l’usine de Sochaux, les ouvriers me tiraient par la manche, m’appelaient par mon nom ! C’est cette proximité qui m’a permis de passer par-dessus certains de mes collaborateurs qui rechignaient à passer au Lean.  Le patron doit mouiller sa chemise et aller devant la base. Mr Cho, président de Toyota (1999-2005), quand nous avons inauguré une usine commune, s’inclinait trois fois devant les ouvriers alors que ceux-ci ne s’inclinaient qu’une fois : le PDG doit le respect aux ouvriers, car ce sont eux qui produisent de la valeur. 

Le management de la rupture, ou de l’innovation radicale, est très en vogue aujourd’hui. Pourquoi le lean management considère-t-il au contraire que la pratique de l’innovation doit être lissée et non par à-coups ?

R.V. : Selon la philosophie du lean management, le progrès peut se réaliser de deux façons différentes. Il peut être en continu, souvent appelé Kaizen dans le monde. Cependant, il peut aussi se faire en rupture. C’est ce que l’on appelle l’audace, ou l’innovation. Celle-ci est toujours une révolte contre la situation existante ou le produit existant. Par exemple, la Tesla, dont l’entreprise éponyme vient d’atteindre les 750 milliards de dollars de capitalisation (janvier 2021), incarne la révolte contre la domination de la mécanique dans l’automobile, au profit de l’électronique et de l’informatique. Les deux types d’innovation, c’est-à-dire le progrès continu et le progrès en rupture, doivent fonctionner en symbiose, car ils sont complémentaires. Si les ingénieurs des bureaux d’étude sont là pour inventer des nouveaux produits et faire des innovations en repensant le produit grâce à leur capacité d’intuition, les ouvriers utilisent leur capacité d’observation pour réaliser le progrès en continu. Il n’y a que trois endroits où l’on produit de la valeur : l’ouvrier qui serre un boulon, l’ingénieur qui trace un trait à la conception, et le vendeur qui fait signer un chèque au client. Les ouvriers et les vendeurs sont plus portés vers le progrès en continu, alors que les ingénieurs sont plus portés vers le progrès en rupture. 

Ouvriers appliquant le Lean management sur une ligne de montage à PSA Mulhouse.

Pourquoi l’innovation radicale présuppose-t-elle l’existence d’un but ultime de l’entreprise ?

R.V. : L’innovation radicale ne peut se faire que dans le cadre du but ultime de l’entreprise : par exemple, PSA est un fabricant de mobilité, et non de moteurs ou d’automobiles. On crée un nouveau système, très différent du précédent, qui remplit avec plus d’efficacité le même objectif. Par exemple, l’entreprise Lightyear avec sa première voiture solaire, a recentré la problématique de l’industrie sur la dépense d’énergie inhérente à la mobilité. Ou encore Joby Aviation a reçu de Toyota 400 millions de dollars pour développer sa voiture volante. Si le but ultime n’est pas bien défini de manière suffisamment large, s’il n’est pas atemporel, on laisse un angle mort à une autre entreprise qui voudrait faire une innovation radicale. Cependant, être conscient du but ultime de l’entreprise ne suffit pas pour empêcher la concurrence de réaliser une innovation radicale. En effet, si on connaît assez bien à long terme les besoins humains à satisfaire comme la mobilité, la satiété, la sociabilité, on ignore souvent les moyens futurs de les réaliser. 

Quelle est l’importance de l’ouvrier dans le Lean management ?

R.V. : Le progrès en continu (Kaizen) commence avec l’ouvrier, sur le Gemba (le terrain). L’ouvrier doit écrire son propre standard, c’est-à-dire la description complète de son poste, avec le chef d’équipe, et l’améliorer sans cesse. C’est très valorisant pour les ouvriers, et c’est la raison pour laquelle les Japonais ont des ouvriers heureux de travailler, et souvent fiers d’appartenir à leur entreprise. Le Lean réduit la pénibilité au travail et améliore les conditions de travail des ouvriers, condition sine qua non à tout futur gain de productivité et de qualité. 

A Toyota, les futurs cadres supérieurs devaient faire un stage d’une semaine sur une ligne de montage, pendant lequel ils observaient un ouvrier réaliser une opération d’une minute. Au bout de quelques heures, le cadre pensait tout savoir de ce poste, et ne voyait pas l’intérêt d’observer plus longtemps. Mais en étant obligé de rester une semaine sur ce poste, il trouvait encore beaucoup de petites améliorations à faire pour arriver à un standard encore meilleur. 

Pourquoi les pays latins ont-ils plus de difficultés à mettre en place le Lean management ?

R.V. : On a souvent tendance dans les pays latins très imaginatifs, très créatifs, à faire des plans d’action dès qu’un nouveau problème apparaît. On abandonne ainsi les plans d’action existant pour en faire de nouveaux, sans se soucier de savoir si on appliquait la gamme prévue. Ainsi, les nouvelles idées chassent les anciennes. Par conséquent, on réinvente souvent des choses qu’on avait découvertes vingt ans plus tôt. Elle ne peut être calée qu’avec un standard ou un référentiel, où l’on consigne la description exacte des postes de travail et des processus de production de l’entreprise.

Quand on crée une entreprise, celui qui a « l’idée » est vu comme le héro auquel on doit toute la réussite de l’entreprise. En quoi cette vision hollywoodienne de l’entrepreneuriat ne correspond-elle pas à la réalité de l’innovation en continue?

R.V. : Pour se maintenir au sommet, il faut souvent avoir des idées géniales. Cependant, il est tout aussi important de créer un système d’organisation. Les idées sont souvent rapidement reprises par d’autres. Ceux-ci battront le premier de cordée s’ils sont meilleurs en progrès continu. Ainsi, dans l’exécution, le génie individuel ne se suffit pas à lui-même. Seule l’organisation de l’entreprise avec tous les travailleurs peut pérenniser le projet. André Citroën, génie que certains comparent à celui de Napoléon, a fait faillite en 1936 au moment où il sortait la voiture « La Traction ». Celle-ci était sans doute la plus innovante de son époque, mais la rapidité d’exécution, la maîtrise des coûts et l’intendance ne l’intéressaient pas vraiment. Il aurait fallu à ses côtés pour l’organisation quelqu’un d’aussi doué que lui, et Citroën serait peut-être aujourd’hui la première entreprise automobile du monde. Un modèle de grand entrepreneur dans l’industrie de l’automobile est Ferdinand Piëch, ancien PDG de Volkswagen. Il fut l’un des meilleurs ingénieurs de l’Histoire de l’automobile, le co-propriétaire de l’entreprise et un manager redoutablement efficace dans l’organisation. Il a créé le premier groupe automobile mondial. 

Vous avez assisté à la fusion du groupe Peugeot SA avec Citroën SA en 1974. Peugeot-Citroën est en train de fusionner avec le groupe Fiat. Quelles sont les conséquences pour les entremises concernées en termes d’innovations? Quelles sont les synergies dont le groupe français et le groupe italien pourront bénéficier? Comment créer un objectif fédérateur qui puisse mobiliser tout le monde ?

R.V. : On ne peut évoquer la fusion entre Peugeot et Citroën sans penser aux 20 années de travail très difficiles qui l’ont suivie, car les deux entreprises avaient une culture extrêmement forte, tout le monde pensant avoir raison. La fusion nous permettait d’atteindre la taille critique pour financer la R&D, et avoir des achats groupés compétitifs. Cet objectif fédérateur nous a permis d’insuffler aux troupes un sentiment d’urgence. Peugeot était plus robuste en gestion, Citroën meilleur en innovation. 

Avec Fiat, les problèmes que l’on a eus avec Citroën ne se sont pas posés. Quand on a fusionné avec Citroën, les actionnaires et les grands patrons s’entendaient bien, mais les ingénieurs étaient en rivalité. Quant à Fiat, on fait des voitures ensemble depuis longtemps. Les cultures des deux entreprises sont très proches, une même culture latine, des actionnaires familiaux qui se connaissent depuis toujours, des travailleurs fidèles à leurs maisons. On avait deux usines communes Sevel, l’une en France et l’autre en Italie. De plus, la pression pour fusionner est très forte aujourd’hui dans un marché mondial ultra-compétitif. Ce que tout le monde voit, c’est que le nouveau groupe Stellantis va faire plusieurs milliards d’euros d’économies supplémentaires par an et surtout atteindre la taille critique des Grands qui permet les investissements et la recherche et les innovations nécessaires pour l’automobile de demain.

 

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