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Les opérations d’acquisitions internationales en Asie du Sud-Est

AsieSource : GettyImages

Enjeu géopolitique majeur entre la Chine continentale et les États-Unis et ses alliés, l’Asie du Sud-Est est également perçue comme une « arène d’opportunités ». La région a bien résisté à la pandémie de Covid-19, certes de manière disparate. La zone devrait retrouver d’ici la fin de l’année son niveau de croissance de fin 2019. Ces différents facteurs expliquent l’attention soutenue dont l’Asie du Sud-Est fait l’objet de la part des investisseurs occidentaux. 

Ce phénomène s’est encore accentué au cours de l’année 2020. Ainsi, par exemple, Peter Thiel a cofondé deux SPAC (special purpose acquisition company) en vue d’y réaliser des acquisitions dans le secteur technologique, ce qui devrait favoriser le financement des start-up de la région en créant de nouvelles opportunités de sortie. 

Comme pour les opérations d’investissement dans les start-up, l’acquisition sera réalisée depuis Singapour via une holding déjà existante ou à créer pour la circonstance. Celle-ci détiendra, le cas échéant, les participations dans la ou les filiales immatriculées dans d’autres pays de la région et l’acquisition portera uniquement sur les actions de cette holding. Si la holding est créée pour les besoins de l’acquisition, il conviendra d’apporter les titres des filiales locales en amont de l’opération, et non concomitamment, et également de tenir compte de l’imposition corrélatives des plus values pas toujours favorable. 

Deux paramètres influent sur le déroulement de la négociation des termes et conditions de l’opération : l’éloignement géographique (I) et les spécificités locales (II). 

 

I. La prise en compte de l’éloignement géographique

Les acheteurs d’Europe, en particulier de France, et des États-Unis sont parfois réticents à réaliser une opération en Asie du-Sud Est. La longue distance leur fait craindre d’être incapables de gérer une situation de crise sur place.  
De fait, l’acquéreur européen ou américain devra toujours tenir compte de l’éloignement géographique.
Indépendamment de la pandémie, qui rend impossible tout voyage d’affaires dans la région, les acheteurs tiendront compte de la distance de deux façons : en structurant l’opération (A) et, du fait de cette structuration particulière, dans les relations post acquisition (B).

 

A. La prise en compte dans la structuration de l’opération

Un des pièges dans lequel tombent les entreprises occidentales lorsqu’elles s’implantent en Asie est de vouloir diriger la filiale locale depuis l’étranger, y compris en situation de crise. L’exemple d’eBay en Chine est significatif. Pour avoir fait de San Francisco son centre de décision, au lieu de s’appuyer sur des compétences locales, eBay a de ce fait été submergé par son concurrent chinois Taobao. 

Un acquéreur avisé devra donc conserver l’équipe déjà en place, y compris le cédant, afin de gérer l’éloignement et d’avoir des interlocuteurs de confiance pour résoudre les éventuelles crises avec une véritable connaissance du terrain. 
Par conséquent, l’acquisition se fera la plupart du temps par étapes, en plusieurs tranches (carve out). 
La première tranche consiste dans l’acquisition soit d’une prise de participation majoritaire (au delà du seuil de 50 pour cent, mais sans acquérir la totalité du capital) soit d’une prise de participation minoritaire, de loin l’hypothèse la plus fréquente. Le solde des actions sera cédé au fur et à mesure du temps (de 2 à 5 ans), à un prix défini selon une formule de calcul prévue dès la première étape, en fonction des performances réalisées par la cible et, le cas échéant, le groupe.

Les paramètres d’ajustement du prix seront âprement négociés et fondés soit sur des paramètres purement comptables comme le chiffre d’affaires, le compte de résultat, ou encore la trésorerie, soit sur des paramètres financiers comme l’EBIT, l’EBITDA ou la dette nette. 

Il conviendra d’accorder une attention particulière aux éventuels management fees, que l’acquéreur pourrait être tenté de facturer à sa désormais filiale locale. Les sommes versées ne devront pas se répercuter sur le prix futur des actions par l’impact qu’elles pourraient avoir sur le calcul de l’EBITDA ou de la dette nette et devront donc être déduites. 

Après la réalisation de l’opération, le cédant conclut un contrat de travail avec la société et la documentation juridique (contrat d’acquisition, ou, plus fréquemment pacte d’actionnaires) prévoira le sort des actions qu’il détiendrait encore lors d’un départ de ses fonctions opérationnelles. 

Des clauses règleront le rachat des actions du cédant dans ce cas, à un prix différent selon la cause du départ (clauses dites de good et bad leaver). 

La documentation juridique pourra également régir cette situation en prévoyant une accélération du rachat du solde des actions, via des promesses d’achat et/ou de vente. Dans ce cas, le prix est fixé en fonction de la formule de calcul définie originellement, les chiffres pris en compte étant ceux du dernier exercice clos avant le départ. L’acquéreur bénéficiera d’une promesse de vente de la part du vendeur dans des situations apparentées à des situations de bad leaver (démission, licenciement pour faute lourde …) et préalablement définies, et le vendeur de promesse d’achat dans les autres (qualifiées de good leaver).  

Qui dit maintien du cédant dans le capital, dit pacte d’actionnaires pour gérer les relations au sein de la société post opération, et celui-ci, dans certains aspects, devra aussi tenir compte de l’éloignement géographique de l’acquéreur, désormais actionnaire. 

 

B. La prise en compte dans les relations post-opération

Du fait de la structuration de l’opération examinée ci-dessus, le pacte d’actionnaires conclu entre cédant et cessionnaire s’apparentera davantage à un contrat de joint venture qu’à un pacte d’actionnaires signé lors de la réalisation d’une opération de capital investissement. 

Ainsi, par exemple, seront prévues des clauses réglant le financement de la société cible et/ou du groupe ou encore interdisant au cessionnaire d’opérer dans la région de manière indépendante, hors du cadre de la société. Il s’agit d’éviter qu’une activité parallèle de l’acquéreur ne vienne parasiter l’activité du groupe, et donc ait des conséquences négatives sur le paiement du prix des tranches complémentaires. 

L’éloignement géographique sera utilement pris en compte dans les clauses relatives à la gouvernance. Il s’agit de laisser une grande liberté, même contrôlée par l’acquéreur, au cédant au sein du board au directors, dont le cédant restera membre. 

Le risque se présente surtout dans le cas où le cessionnaire a acquis le contrôle de la cible dès la réalisation de la première tranche de l’acquisition. 
Du fait de cette prise de contrôle, le cessionnaire aura généralement le droit de nommer la majorité des membres du board of directors qui, rappelons-le, peut en droit singapourien agir au nom de la société en toute circonstance. Le cédant, en charge du quotidien du fait de l’éloignement géographique sera pour sa part nommé Chief Executive Officer, et devra solliciter l’autorisation préalable du board of directors avant l’adoption de plusieurs décisions importantes (limitativement énumérées), notamment sur toutes les décisions relatives au recrutement de salaries clés. 

En contrepartie, et dans l’intérêt même du cessionnaire, le cédant devra impérativement veiller à obtenir un droit de veto sur le recrutement et licenciement de salariés par le board of directors, afin de ne pas se voir imposer un salarié qu’il n’aurait pas choisi lui-même, et peu au fait des réalités du terrain. De la même manière, le cédant devra conserver un droit de veto sur l’éventuel licenciement d’un salarié local dont le cessionnaire ne serait pas à même d’évaluer l’importance. 

L’éloignement géographique sera également pris en compte dans la délimitation territoriale des clauses de non concurrence pesant à la fois sur le vendeur et sur l’acquéreur. Ainsi, le vendeur, tant qu’il demeure actionnaire et après la cession de la totalité de ses actions, s’interdira de concurrencer la société cible et ses filiales en Asie du Sud-Est (ou dans l’ensemble de l’Asie-Pacifique) mais non dans des pays ou celles-ci n’ont pas vocation à être présentes. 
De même l’acquéreur s’interdira de concurrencer le groupe (pendant qu’il est actionnaire) uniquement en Asie du Sud-Est ou en Asie Pacifique. 
Dans les deux cas, du fait de l’éloignement géographique, une interdiction mondiale n’aurait pas de sens sauf circonstances particulières. 

La prise en compte dans les discussions de l’éloignement géographique permet aux parties d’éviter certains pièges dont certains pourraient s’avérer fatals à la société et au groupe dans le futur. Il en est de même s’agissant des spécificités des systèmes juridiques locaux. 

 

II. La prise en compte des spécificités locales

De nombreux pays d’Asie du Sud-Est restreignent l’investissement étranger. Ainsi, par exemple, en Indonésie, toute acquisition par un opérateur étranger devra être notifiée aux autorités et une licence d’investissement correspondante accordée si la holding de tête de droit singapourien a été créée pour la circonstance. Les particularismes juridiques locaux devront être pris en compte dans les négociations des conditions préalables à l’opération (A). De la même manière, compte tenu de l’insécurité juridique régnant dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, en dehors de Singapour, il conviendra de garder à l’esprit ces spécificités dans la négociation des garanties (B). 

 

A. La prise en compte dans les conditions préalables à l’opération

Si la cible singapourienne n’a pas de filiale hors de Singapour, les conditions suspensives seront similaires à celles d’une opération domestique ou transfrontière en Europe : autorisation des autorités de concurrence, autorisation éventuelle d’une instance gouvernementale s’il s’agit d’une activité règlementée, MAC clause…. 

Compte tenu des lourdeurs bureaucratiques propres à l’Asie du Sud-Est hors Singapour, il est irréaliste de prévoir une ou plusieurs conditions suspensives liées à des décisions administratives telles que, par exemple, l’obtention ou la mise à jour d’une licence. En pratique le processus peut prendre plusieurs mois voire plus d’un an. Dans ces conditions, on voit mal comment la décision d’une administration donnée pourrait faire l’objet d’une condition suspensive sauf à retarder sine die la réalisation de l’opération. 

Comment protéger efficacement les intérêts légitimes de l’acheteur qui peut ainsi acheter un groupe sans avoir toutes les autorisations requises pour exercer l’activité légalement ?

Un compromis sera trouvé via un engagement post opération. Le vendeur s’engagera à faire ses meilleurs efforts pour que la décision administrative soit obtenue le plus rapidement possible après la réalisation de la cession. Il ne saurait dans ces conditions être tenu responsable du seul fait d’un retard dans la décision administrative ou d’un refus. 

Pour inciter le cédant à remplir son engagement, celui-ci pourra se voir imposer le paiement d’une indemnité, soit en numéraire soit en actions, le nombre d’actions étant déterminé via l’application d’une formule de calcul prévue dès l’origine, dans le contrat de cession.  

 

B. La prise en compte dans les déclarations et garanties 

Le principe de sécurité juridique, pierre angulaire de l’État de droit, est parfois malmené en Asie du Sud-Est, à l’exception de Singapour dont il contribue très largement à l’attractivité auprès des investisseurs étrangers. 

Dans un régime juridique qui garantit le respect de ce principe, la règle de droit doit être « intelligible et accessible », selon les mots du Conseil constitutionnel français.
Ce risque tenant au manque de sécurité juridique devra être pris en compte dans la négociation des déclarations et garanties données par le cédant au cessionnaire.
Celles-ci protègent principalement l’acquéreur contre un risque de valorisation excessive de la cible qui pourrait résulter de passif cachés, d’actifs survalorisés ou plus généralement de dissimulation sur la situation réelle du groupe. Le cédant va effectuer un certain nombre de déclarations concernant la société et, le cas échéant, ses filiales et en garantir l’exactitude, sous peine de devoir indemniser le cessionnaire pendant une durée contractuellement fixée. 

Dans un contexte où toutes les entités pour lesquelles une garantie est donnée sont situées dans un pays où la sécurité juridique est assurée, le vendeur, toutes conditions par ailleurs réunies, n’aura pas de difficultés particulières à s’engager. 

En revanche, si une des sociétés du groupe est située dans un État où la légalité est un concept fluctuant, le vendeur devra veiller à ne pas garantir, par exemple, que l’activité dans le pays en question est exercée en toute légalité. En effet, rien ne lui permet de l’affirmer avec certitude. Dans ce cas, il pourrait devoir indemniser l’acheteur ayant, de bonne foi et sans aucune dissimulation, donné une garantie inexacte. 

En d’autres termes, toute garantie sur des faits hors de contrôle du vendeur concernant les filiales régionales devra systématiquement être donnée « à la connaissance du vendeur ». A défaut, celui-ci pourrait avoir donné une information erronée à son insu et le risque est d’autant plus grand que l’acheteur n’accepte pas toujours que sa connaissance de la situation exacte de la société et des filiales exonère le vendeur de sa garantie. 

***

Que ce soit dans la prise en compte de l’éloignement géographique ou des spécificités des systèmes juridiques, la négociation des termes et conditions d’une’ acquisition transfrontière en Asie du Sud-Est, pour ne rien dire des aspects financiers ou opérationnels postérieurement à sa réalisation, ne saurait être appréhendée de la même manière qu’une acquisition similaire en Occident. 

ll s’agit ainsi de prendre en compte une réalité aux allures de truisme pourtant trop méconnue par les entreprises européennes et américaines : l’Asie n’est pas l’Europe ou les États-Unis et présente donc des différences et des disparités inter-régionales que les négociateurs ne sauraient ignorer.

 

Tribune rédigée par Renée Kaddouch, Docteur en droit, Avocat à la Cour (Paris) – Foreign Lawyer (Singapore) et Co Fondatrice Genesis Avocats Singapore

 

<<< À lire également : L’Indonésie, Le Nouveau Tigre De L’Asie Du Sud-Est >>>

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