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À quand une véritable réforme de l’enseignement du management ?

OPINION | Dans le tourbillon médiatique sur le travail à l’ère de la Covid, nous avons eu droit à d’innombrables analyses dans la presse généraliste comme sur les réseaux sociaux sur la nécessité de repenser le travail et le management des entreprises. J’ai moi-même au fil de mes articles, mis en exergue les maux du « travail » et préconisé une réforme profonde du management pour un meilleur « travailler ensemble ». Nombreux sont ceux qui découvrent avec la crise sanitaire actuelle, non sans étonnement, que ce que nous appelons « travail » est au mieux une « production réglée » drapée dans une « hyperactivité quotidienne soutenue » pour reprendre l’expression de Georges Devereux. C’est donc tout sauf un « travail », producteur de santé et permettant aux Hommes de mieux vivre.

 

Néanmoins, ne nous berçons pas d’illusions : sans une remise en chantier de l’enseignement du management et du corpus de connaissances associé, dans nos écoles et dans nos universités, nous continuerons à nous sublimer à longueur d’articles et d’ouvrages sur une hypothétique réforme du management. Je suis cependant conscient qu’une telle réforme de l’enseignement du management et du corpus de connaissances associé ne sera pas une chose aisée, en voici quelques raisons :

Il est plus facile d’enseigner la production que le travail : le management moderne tel qu’il est devenu aujourd’hui c’est-à-dire expurgé de tout ce qui ne s’objective ni dans un outil, ni dans le calcul ni dans une formule (attention, soin, éthique, esthétique, contexte…) exprime une pure rationalité instrumentale, synonyme de savoir-force. Le propre du savoir-force est de faire fi des finalités. Dans le moment instrumental que nous vivons, produire un bien ou service est la finalité des finalités. Celui qui doit produire est un artefact. Chosifier le « moyen de production » est beaucoup plus « efficace » à court terme que lui prêter l’oreille. Tout d’abord, c’est du temps mobilisé dans le cycle de production donc un « coût » et d’autre part, l’écouter, c’est prendre le risque de l’entendre : le facteur humain peut se relever plus « humain » que « facteur » et contrarier nos plans (de charge). En effet, la production n’a pas d’affects mais des effets. Le travail lui, nécessite un commerce d’humanité. Enseigner le travail, c’est enseigner l’Homme au travail mais pas seulement : c’est enseigner l’Homme tout court. Cela nécessite un savoir visqueux qui ne s’enquiquine pas de « bonnes pratiques » exceptée celle consistant à instituer le contexte, les circonstances, l’initiative et la responsabilité. Enseigner la production, c’est enseigner des techniques, des consignes : cela sera toujours plus aisé que d’enseigner la variabilité et l’instabilité de l’Homme. Il est plus facile pour un enseignant de se muer en « connaisseur professionnel » avec un savoir instrumental facilement capitalisable (la production par exemple) mais de fait incapacitant que d’enseigner, à la lumière de l’œuvre de Jacotot, ce qu’il ignore lui-même (le travail restant une énigme même pour celui qui travaille).

La minorité créative chez les enseignants chercheurs en management reste très souvent au stade de la critique : au fil des années, il y a un nombre grandissant d’enseignants chercheurs en gestion/management qui critique ouvertement ce qu’est devenue cette discipline. Néanmoins, ces derniers dans leur majorité, continuent au sein de leurs institutions à dérouler le programme « officiel » comme si de rien n’était : ils continuent d’enseigner la pyramide de Maslow au 21ieme siècle comme l’échelle par excellence d’hiérarchisation des besoins de l’Homme et même la qualité du travail comme notion objective pouvant découler de prescriptions. Ils font ainsi fi de plus de cinquante années de recherches dans les sciences humaines et sociales dans leur pratique d’enseignants. Ne dit-on pas qui accroît sa science accroît sa douleur ? Dispenser un enseignement dont on mesure amplement les méfaits, cela s’appelle l’acrasie. L’acrasie, faire le contraire de ce qu’on pense devoir faire, c’est un des principaux maux du management.  Des enseignants chercheurs en management qui souffrent des maux du management : curieuse farce de l’histoire. Cette minorité créative, bien souvent, ne traduisant pas ses convictions en actions, rate une bonne occasion de porter l’estocade au savoir managérial hémiplégique.  Nous le savons, l’effet Faber nous le rappelle, la bonne volonté ne suffit ni pour reformer l’entreprise ni pour reformer l’enseignement, il faut surtout être capable de mettre en œuvre les conditions de possibilités. Il est indispensable de développer un savoir nouveau non pas en surplomb pour alimenter les tribunes dans la presse ou les articles dans les revues spécialisées mais en réponse et en miroir du savoir managérial paresseux transmis aux impétrants. En l’espèce, le courage ne sera pas de trop pour réussir le combat managérial au sein de ces institutions.

Il n’est pas aisé d’apprendre un management ancré dans le réel sans une expérience avérée du travail : enseigner le management à un élève sorti de classe préparatoire ou à un étudiant de première année d’université qui n’a pas une longue et signifiante expérience du travail n’est pas une chose aisée. Manager, diriger, gérer, c’est être en contact avec une certaine réalité humaine et sociale qui rentre en dialogue avec soi (l’autre est un autre moi-même). Manager, ce n’est pas juste donner des instructions et/ou résoudre des problèmes, c’est affronter ses propres limites et la représentation de soi-même dans l’acte même de manager. Cela demande bien-sûr de connaitre et de digérer des concepts mais cela demande surtout un retour sur soi-même, une remise en perspective de son expérience de travailleur, retour difficile lorsqu’on ne connait « le travail » par que le truchement des études de cas. Des études de cas qui paradoxalement, au lieu de vous ancrer dans le réel du travail, vous transportent dans un réel fantasmé dans lequel tout est problème donc tout à une solution. Un manager ainsi formé, est un solutionneur, il s’approprie tout mais ne se « corpsproprie » rien.  Seule l’expérience réflexive du travail dont est généralement dépourvu un bachelier peut aider à comprendre que la « perfection de l’homme, c’est sa perfectibilité » (André Neher). Un homme jeune formé à l’abstraction managériale est un automate sur pattes, un ersatz de gouverneur pour qui le moyen est une fin. Il a été formé au maniement de la force et il est prompt à l’utiliser, dans sa forme la plus aboutie, c’est-à-dire comme le disait Simone Weil, la philosophe, la force qui ne tue pas…encore mais qui a cette qualité prodigieuse de faire une chose d’un homme qui reste vivant car il a une âme mais est pourtant une chose.

Rompre avec le bluff managérial de l’hybridation des disciplines, c’est constater que le roi est nu : aujourd’hui, dans l’enseignement du management, l’heure est à l’hybridation des disciplines. C’est plus un slogan marketing qu’une réalité. D’ailleurs, depuis le temps qu’un tel slogan fait florès, nous attendons toujours l’analyse de l’impact des « diplômés hybridés » sur le cours de l’histoire managériale. Plus sérieusement, comme je le rappelle souvent, si toutes les disciplines sont hydrides, il n’y aura plus de disciplines, c’est donc une douce utopie car tout ne peut pas être dans tout.  L’homme avec sa rationalité limitée a besoin de segmenter pour comprendre mais le risque, sans « reliance » pour faire émerger le sens, c’est de former des individus qui savent de plus en plus de choses à l’extrême et qui finiront par tout savoir sur rien. Cette « reliance » ne passe pas par une hybridation fictive des disciplines mais par une diplomatie des disciplines : déconstruire les fictions managériales à la lumière des corpus de connaissances disponibles dans les autres sciences traitant de l’action collective : sociologie, en psychologie du travail et des organisations, en anthropologie… Rompre avec la fiction d’une hybridation des disciplines, c’est constater que le roi est nu et aller inexorablement vers une remise en chantier du corpus de connaissances en management dont ne veulent peut-être pas tous leurs « clients » : les entreprises.

En conclusion, comme le disait Jacques Ellul, il est illusoire de vouloir une société libre avec des moyens d’esclaves. De même, il est illusoire de vouloir un management reformé avec le corpus de connaissances qui est à l’origine de « l’indoxication » de tant d’esprits avec les conséquences que nous connaissons.  En effet, il n’y a pas de réforme du management sans une participation active des écoles de commerce et des universités. Une telle réforme passera par une véritable mise en dispute du corpus de connaissances disponible à date. Les quelques points que j’ai tenté de mettre en exergue plus haut montrent que ce travail ne sera pas une chose aisée malgré les velléités de transformation d’un management devenu synonyme des maux du travail. Nous continuons de mettre sur le « marché », tous les ans, des cordées de « managers » hémiplégiques.

Il est aujourd’hui important de mettre les questions fondamentales sur la table et d’y apporter des réponses : Quel corpus de connaissances pour un management renouvelé ? quelle diplomatie des disciplines ? Comment faire émerger des écoles et universités reconnues et dispensant un management renouvelé au-delà des options « alternative management » qui n’octroient qu’un label « bonne conscience » ou d’intellectualisme ? Doit-on continuer à enseigner le management à des étudiants qui n’ont pas une expérience significative du travail ? Les formations en management doivent-elles être accessibles à des étudiants qui n’ont pas été antérieurement formés à une autre discipline (Licence d’histoire, de mathématique, de sociologie…) ? Comment organiser une filière d’entreprises en phase avec ce renouveau du savoir managérial ? etc…

A défaut d’agir concrètement là ou sont formés les esprits au « management », nous continuerons à magnifier « l’hybride » qui n’est rien d’autre, comme le rappelle Cheikh Hamidou Kane, qu’une métamorphose inachevée.

 

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