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Ernest Pignon-Ernest : L’Anti Jeff Koons

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Cet été j’ai pris une « claque ». Il y aura un avant et un après. Je suis allé voir l’exposition « ecce homo » consacreé à Ernest Pignon Ernest au Palais des Papes à Avignon ( jusqu’au 29 février 2020). Pour dire son nom, on pourrait ne pas prononcer les trois mots à la suite mais plutôt : Ernest… Pignon Ernest. Comme pour Bond : Bond… James Bond. Ernest Pignon Ernest, agent secret de la défense de l’art pendant des dizaines d’années.    

Si l’un est au service de sa majesté, l’autre est au service de l’histoire humaine, de ses déshérités, de ses poètes ; lanceur d’alertes engagé mettant inlassablement à la une depuis des dizaines d’années des images qui questionnent, contre les modes, contre la morale ambiante qui dicte de ne pas trop s’ériger contre la doxa majoritaire : de la dénonciation du nucléaire au jumelage de Nice avec le Cap en plein apartheid en passant par ses images mettant en scène des migrants ; de son combat contre ceux qui sont opposés à l’avortement aux déshérités chassés par l’urbanisation des villes ou à ses photos/dessins posés sur les murs de Soweto pour dénoncer le sida et la répression et à bien d’autres causes encore.

Ernest est un artiste engagé qui utilise son art comme révélateur des problèmes sociaux. Mais pas seulement. C’est surtout un grand artiste tout court, maître du dessin, restituant l’âme et l’expression humaine comme personne, de manière quasiment mystique. Dans son dernier livre, il met en avant cette citation de Romain Garry : « l’homme sans les mythologies de l’homme, c’est de la barbaque ». Le plus riche du cimetière est quand même au cimetière pourrait-on dire autrement.

Il aime aussi dessiner les femmes dit-il : ses esquisses des “extases” sont des chefs d’œuvre de poésie et de sensibilité, faisant figurer les contradictions intrinsèques de la vie et de la dévotion :” aspirations charnelles et spirituelles à la fois… désirs de douleur, jouissances coupables et exaltées à la fois”.

Regardez l’expression des visages et des corps dans ses dessins, ce coup de crayon qui donne vie et chair, ces portraits qui vous fixent et qui vous transpercent d’évidence. Pas de gribouillis compliqués, de petits points déclinés à l’infini pour trouver un sens à l’absence de sens, pas d’artifices ni de clinquant pour flatter les collectionneurs d’étiquettes ou pour rallier la clique consumériste de l’art. Mais des dessins terriblement expressifs, sans fioritures, et humanistes, qui magnifient les lieux, leur donne la parole, y réinscrivent l’histoire humaine. Une peinture d’une densité, d’une sincérité et d’une force qui « habite les murs ». Si l’on cherche bien dans nos arbres généalogiques, on a tous une filiation avec un personnage d’Ernest, et c’est peut être aussi pour cela, parce que l’on s’y reconnaît, que cela nous touche si profondément.

 

Le temps s’arrête car l’art d’Ernest arrête le temps. Naples in memoriam ; Rimbaud trimballe toujours sa silhouette juvénile dans les rues de Paris avec son baluchon ; Pasolini n’est pas mort, il nous interpelle toujours avec la même question : “ Qu’allez-vous faire de ma mort ?”. Le mythe du Caravage reste très actuel. Ses dessins qui font montre d’un certain dépouillement enveloppent la réalité de manière quasi religieuse et lui donnent une dimension intemporelle .

Il fallait avoir du courage et de l’obstination pour continuer pendant des dizaines d’années sur cette lancée, dans cette veine, loin des canons marchands qui adoubent ou refoulent, condamnent parfois l’excellence à l’anonymat. Maintenant Ernest est partout : il est le pape du Palais des Papes, il est dans toutes les revues de la rentrée, Artension, Connaissance des arts, etc. mais il n’a pas changé. Récemment, il avait participé à une exposition ou l’on confiait à certains artistes le soin « d’habiller une Une du journal Libération », œuvres vendues ensuite aux enchères. Ernest avait pris la Une concernant l’enterrement de Yasser Arafat en mettant en scène l’activiste palestinien Marwan Barghouti, emprisonné en Israel… Polémique, trop engagée au point qu’Israel en a demandé le retrait et que la maison Artcurial refusera du coup de faire la vente aux enchères, les organisateurs refusant de retirer l’œuvre. Ernest répliquera que lorsqu’il avait dessiné Mandela en 1980, on lui avait dit que c’était un terroriste.

On veut faire de lui l’un des pionniers du street art alors qu’il ne se reconnaît pas vraiment dans ce mouvement. « Au fond il n’y a que 5 % de ce qui apparaît sous ce label dont je me sens proche » dit-il, même s’il reconnaît que ce mouvement a généré des choses intéressantes. Le fait de « faire la rue » ne fait pas nécessairement un grand artiste qui apporte quelque chose de nouveau et de déterminant pour l’histoire de l’art. Regis Debary a dit à peu près : « les gens du street art font de la rue une galerie, Ernest fait de la rue une œuvre d’art ». C’est un peu réducteur et c’est trop tranché pour être acceptable comme ça mais il est vrai que le street art attire, aimante artistes et galeries comme un nouvel eldorado, et que l’histoire de l’art et le temps délavera beaucoup de murs et de peintures. On peut quand même reconnaître une certaine filiation de Banksy avec l’expression “sociale “ d’Ernest et ce que l’un et l’autre pointent du doigt. Le Courtaud Insitute de Londres avait même baptisé une conférence sur les travaux d’Ernest “Before Banksy”. C215 ou Jeff Aérosol s’inscrivent également dans l’héritage d’Ernest.

Sa série sur les cabines téléphoniques initiée dans les années 90 est presque rattrapée par la réalité pointant la solitude et le désarroi dans un monde de plus en plus fractionné où les rapports humains s’étiolent, où l’on n’arrive plus à réellement communiquer quand on ne se ressemble pas, l’on ne vient pas ou n’appartient pas à la même classe sociale, professionnelle, ethnique, religieuse, etc.               

 

Alors, après avoir été nulle part, Ernest est aujourd’hui partout, reconnu de tous. On peut dire qu’Ernest a désormais Pignon sur rue. Un petit tour au Palais des Papes est fortement recommandé pour la santé et… l’éternité.   

Par Philippe Rosenpick

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