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Le travail « hybride » ? Le regard des sciences de gestion sur un objet conceptuel mal identifié

Hybride

La pandémie a contribué à faire émerger la notion de travail « hybride », c’est-à-dire d’un travail mixant moments en présentiel et travail à distance. Face à une notion encore un peu floue, un rapide détour par la génétique et, surtout, l’usage de cette notion en sciences de gestion, apporte un éclairage utile pour mieux comprendre les évolutions actuelles de nos « bureaux ».


 

 

L’hybridation : aux origines d’un concept

Par son étymologie (en latin, hybrida signifie « sang mêlé »), l’hybridation évoque une fécondation qui ne suit pas les lois naturelles puisqu’elle consiste à croiser des espèces dans le but d’exploiter les qualités de certaines d’entre elles (source : http://www.universalis.fr/encyclopedie/hybridation). Généralement, l’hybride qui en résulte manifeste une vigueur exceptionnelle que l’on appelle hétérosis. Aborder le concept d’hybridation implique de faire référence aux travaux de Gregor Mendel (1866), moine augustin, généticien et botaniste, reconnu comme l’un des pères fondateurs de la génétique. Entre 1850 et 1865, en vue d’aider à nourrir une population en forte croissance (en garantissant une production agricole stable), G. Mendel procède à des expérimentations sur des pois. Les espèces sont sélectionnées pour un ou plusieurs caractères particuliers et pour leur aptitude à se combiner et générer, ainsi, une variété nouvelle plus résistante et plus productive…

 

Des enseignes de services « hybrides » : innover par combinaison

Si l’on veut explorer maintenant ce concept issu, on le voit, de l’agronomie, dans ce qu’il révèle des évolutions récentes dans l’immobilier tertiaire, il est intéressant de faire un détour par les sciences de gestion. Le concept d’hybridation a été repris dans ce champ principalement dans les domaines de la théorie des organisations, de la gestion des ressources humaines, du marketing ou encore du management de l’innovation. L’hybridation, appliquée au monde de l’entreprise, serait alors une forme intermédiaire entre la simple imitation, d’une part, et l’innovation, d’autre part.

Elle s’entend ainsi comme l’introduction de dispositifs établis ou en voie d’émergence dans d’autres univers afin de créer un concept marchand ou non marchand inédit. Des marques comme Club Med, Abercrombie et Fitch, Zingaro, Le Cirque du Soleil ou encore Bear Factory ont été qualifiées d’innovantes précisément pour cela : ces concepts ont en effet la particularité d’avoir intégré à leurs offres les composantes d’autres branches de services et de les avoir combinées.

De nombreuses marques associent ainsi des univers de produits et de services ordinairement distincts : le parc d’attraction avec la grande distribution pour Stew Leonard’s, la pâtisserie avec la cosmétologie pour Lusch, les codes du luxe et le monde de l’informatique pour Apple, ces mêmes codes et l’univers du café pour Nespresso, ou encore la brasserie, la restauration, les spectacles musicaux et le mécénat culturel avec Ninkasi, concept né à Lyon en 1997.

 

L’hybridation dans les aménagements urbains

Si l’on se rapproche un peu plus maintenant du monde de l’immobilier, il est intéressant d’observer que le domaine de l’aménagement urbain est lui aussi largement imprégné d’hybridation. En effet, la ville se transforme en station touristique (cf. Paris Plage), avec le développement de cette ville événementielle dont parle le sociologue Philippe Chaudoir : l’espace urbain devient ainsi le réceptacle d’expériences inédites grâce à l’intervention de plasticiens et/ou de spécialistes de l’événementiel dans les lieux publics (gares, stations de métro, places, bâtiments patrimoniaux, parcs et jardins…), ce dont la Nuit Blanche parisienne ou la Fête des lumières à Lyon témoignent de façon éloquente. La mise en désir de la ville dont parle le sociologue Jean Viard est aujourd’hui un phénomène largement planétaire qui renvoie à des stratégies de marketing touristique bien balisées. Les professionnels du développement urbain, les artistes et les métiers de l’événementiel et de la communication s’associent ici pour coconstruire et promouvoir de nouvelles expériences (généralement éphémères) de la ville.

 

Le cas de BERCY VILLAGE : un espace « cinq en un »

De manière plus pérenne, les intérêts convergents des opérateurs privés et des pouvoirs publics ont fait émerger de nouveaux concepts de galeries marchandes et d’espaces de loisirs urbains dont Bercy Village est, à Paris, l’une des illustrations les plus évidentes. Entremêlant shopping, restauration, espace patrimonial (les anciens chais) et loisirs culturels, ce lieu propose – comme ses prédécesseurs nord-américains et ses épigones européens – une expérience hybride née de l’épuisement progressif des formes plus traditionnelles de lieux de consommation (la galerie commerciale).

Dans la littérature académique, Bercy Village, initié en 1999 par un promoteur privé, est considéré en France comme l’un des pionniers des nouveaux espaces de consommation urbaine. Sa principale particularité est de rassembler sur un même espace plusieurs univers de consommation associés à un patrimoine historique, ce lieu de mémoire qui abritait au XIXème siècle les entrepôts à vins de la ville de Paris (inscrits aux monuments historiques en 1986).

Bercy Village, en effet, brouille encore un peu plus les repères si on le compare à ses « ancêtres » que sont les drugstores parisiens, espaces que Jean Baudrillard décrivait comme des lieux où « toutes les activités (…) sont résumées, systématiquement combinées et centrées autour du concept fondamental d’ambiance ». Car si le drugstore se situe déjà dans une dynamique qui floute les frontières entre loisirs et consommation, Bercy Village va bien au-delà, en rendant poreuses les frontières entre patrimoine et consommation, loisirs culturels et shopping : il propose du « cinq en un » sur un même espace puisqu’y sont concentrés des offres variées de restauration (une vingtaine), des services du quotidien (une supérette, un bureau de tabac et une agence bancaire située à proximité), des opportunités de shopping (une quarantaine de boutiques au total), une offre de loisirs culturels (le complexe UGC, et, à proximité, la cinémathèque française), et enfin le parc de Bercy, véritable poumon vert du quartier.

Sur le plan culturel, le site mobilise de véritables compétences artistiques implémentées dans un environnement marchand. On y trouvait par exemple L’Opéra des rues, qui rassemblait chaque année plus de 600 personnes, un festival de dance, des Rendez-vous terrasses (avec orchestres de jazz et musique classique à l’heure de l’apéritif), ou encore le Printemps des poètes, le festival de bande dessinée Delcourt, ainsi que de nombreuses expositions photos. Ce lieu a délibérément une programmation culturelle.

L’innovation du concept tient donc également à un parti pris, qui est de ne pas proposer d’animation commerciale standard. Pour cela, Altarea avait à l’origine choisi de travailler avec une équipe atypique où trois personnes étaient dédiées à ce volet culturel, dont le directeur (un ancien administrateur de théâtre). C’est sans doute là, en dehors de l’identité patrimoniale propre au site, que résident tout à la fois son moteur principal et son originalité. Son positionnement est atypique car hybride : ni tout à fait espace culturel ni complètement centre commercial, Bercy Village a innové en hybridant le monde de la culture et celui de la galerie commerciale. La nouveauté tient donc ici à une combinaison créative de savoir-faire différents qui concourent à faire de ce lieu un espace singulier, dans son design comme dans son animation (ce point est essentiel).

 

Le travail hydride et les New Ways of Working (NWoW)

On le voit, le monde des services et celui de l’immobilier ont déjà procédé par hybridation. Si l’on transpose maintenant ce qui précède à l’univers des environnements de travail, il est clair là encore que des formats que l’on peut qualifier d’hybrides ont émergé : Starbucks revendique ainsi depuis longtemps sa dimension de « tiers-lieu » (même si le concept introduit par le sociologue Ray Oldenburg dans les années 90 est ici dévoyé puisque marchandisé), tandis que nombre d’enseignes nouvelles ont contribué à la naissance du « coffice » (Anticafé en France) à proprement parler. L’espace de travail, lorsqu’il s’agit d’une rame de TGV, d’un terminal aéroportuaire ou encore d’une automobile, est depuis longtemps un lieu qui hybride mobilité et « bureau ». Le télétravail procède par essence d’un floutage des frontières entre le domicile et l’espace de travail. Hybride, le travail l’est donc depuis plusieurs décades si l’on aborde cette question du point de vue de ses localisations.

Si l’on considère, enfin, l’espace de travail à proprement parler, force est de constater qu’il est hybride depuis un certain temps déjà lui aussi. Quelques tendances sont d’ailleurs bien visibles (ce qui suit n’étant pas exhaustif) :
– Il a ainsi absorbé les codes de la « maison » (la douceur et l’intimité du cocon domestique) : on trouve au bureau des espaces cosy, qui ressemblent à nos salons (beaux livres compris). De nouveaux marqueurs culturels sont ainsi apparus au niveau du mobilier et de l’agencement (le canapé, la table basse, etc.).
– La « gamification » est une tendance à part entière, qui englobe aussi bien les espaces de détente équipés d’une console de jeux vidéo que de véritables « Game Room » proposant un environnement proche des salles de jeux d’arcade – cf. les sièges sociaux de Pernod Ricard et de LDLC. Des « Playgrounds » ont fait leur apparition dans les grandes écoles afin de sensibiliser étudiants et professionnels à la valeur ajoutée des jeux sérieux. C’est le cas, notamment, sur le campus de Grenoble Ecole de Management.
Le brouillage entre le monde des loisirs et celui du labeur est une tendance plus générale : des salles de fitness aux bibliothèques, en passant par les fondations d’art (celle de Pernod Ricard, installée au siège du groupe), les sièges sociaux réaffirment une centralité qui n’est pas que fonctionnelle. Il s’agit de créer une « ambiance » propice aux nouveaux usages : collaboration, partage, créativité et/ou convivialité.
– Le « campus » et ses codes culturels revisités sont une autre expression de cette hybridation : The Camp a ouvert en France le chemin vers des espaces ouverts et partagés connectant plus étroitement l’entreprise à l’université, tandis que la figure de l’amphithéâtre s’est imposée en intérieur comme en extérieur (cf. le futur siège régional de Nexity à Lyon) ; les espaces verts sont favorisés.

On peut voir dans tout cela une certaine tendance au « jeunisme » – d’aucuns évoquant l’infantilisation larvée du monde du travail. Cocooning et gaming favorisent des atmosphères régressives dont on peut interroger les sous-entendus – ce qui n’est pas l’objet de cet article.

 

De l’hybridation des espaces à celle des mentalités

Pour finir, le vrai sujet n’est pas tellement l’hybridation des espaces que celle des mentalités : favoriser, dans les entreprises, les profils et les esprits hybrides, pour qui les frontières sont d’abord et avant tout des barrières symboliques que l’on franchit dans l’allégresse, pour tisser des passerelles entre des métiers, des méthodes, des façons de faire, des cultures ou encore des fonctions (supports versus « productives »).

Chacun tend en effet à s’enfermer dans sa vision du monde, et le point commun de toutes ces formes d’hybridation demeure une tendance souterraine : au-delà des gimmicks et des tendances omniprésentes (où est l’identité propre à l’entreprise dans tout cela ?), j’y vois l’expression d’une volonté de brassage des cultures, afin de participer au décloisonnement, au manque de coopération entre les équipes, les entités, les filiales…

Le caractère de plus en plus hybride de nos environnements de travail témoigne également de cette autre volonté : décaler le monde très codé du « bureau », susciter de nouveaux comportements de la part des collaborateurs, créer une plus grande porosité avec l’écosystème de l’entreprise… Si l’espace de travail s’hybride, c’est parce que les entreprises ont, plus que jamais, besoin d’esprits et de compétences hybrides, de passeurs, de « brasseurs », afin de mieux rassembler, de mieux fédérer, autour des projets et des transformations à conduire.

 

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