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ÉCONOMIE | L’intelligence économique, domaine partagé entre chercheurs et barbouzes

ieAlice Guilhon

L’actualité des « affaires » a ramené sous les feux des projecteurs un domaine discret, voire secret, aux confluents de l’économie, la politique, la sécurité et la diplomatie : l’intelligence économique. Pour Forbes France, Alice Guilhon, la grande spécialiste française, directrice de la Skema Business School, a accepté de trier le bon grain de l’ivraie. Un entretien passionnant et sans langue de bois sur un sujet brûlant.

 

On parle souvent d’intelligence économique lorsqu’on évoque des affaires de barbouzeries ou d’espionnage industriel. Quelle en est votre définition ?

ALICE GUILHON : Je vais d’abord rappeler d’où ça vient pour faire un peu de pédagogie. L’IE est née en France comme une discipline au croisement de plusieurs approches. À commencer par le domaine militaire. On allait chercher de l’information pour être en capacité de gagner sur le terrain. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux militaires ont rejoint des entreprises car est apparu un nouveau concept à l’époque, la guerre économique. Comme on était en temps de paix, les conflits se sont déplacés sur le terrain économique. Il fallait remporter des parts de marché. Puis en France, le rapport Martre est venu encadrer ce secteur. L’étape suivante, très importante, c’est 2000, quand Jean-Pierre Raffarin nomme Alain Juillet haut responsable à l’IE, dépendant directement du Premier ministre.

 

Il y avait donc une politique d’État en la matière ?

A.G. : Tout à fait. Il fallait s’assurer que les entreprises de notre pays se battent à armes égales avec leurs concurrentes étrangères dont certaines recouraient depuis longtemps à l’IE, notamment aux États-Unis et au Japon. On avait besoin, nous aussi, de récupérer de l’information, d’anticiper via la veille économique. Alain Juillet a développé l’IE dans toutes ses dimensions, même dans l’Éducation puisque nous avons créé un référentiel de formation. Tous les étudiants dans le supérieur devaient savoir ce qu’était l’IE. Malheureusement, quand Alain Juillet a arrêté, il a eu plusieurs successeurs, mais plus au même poste, et la dernière personne à avoir occupé un poste similaire est Claude Revel, à l’époque déléguée interministérielle à l’IE, qui conseille le think tank Publika à Skema Business School.

 

Où en est-on aujourd’hui ?

A.G. : Ce poste a disparu et c’est bien dommage. Ce domaine est revenu sous l’égide de Bercy qui a découpé les missions, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de vision globale au plus haut niveau de l’État.

 

C’est donc l’historique. Mais vous n’avez pas livré votre définition de l’IE…

A.G. : C’est, en résumé, le traitement de l’information stratégique. Avec l’avènement de l’internet, vous imaginez ce que ce travail représente. Il faut capturer l’information , ensuite la traiter, l’analyser, parfois la diffuser, et savoir prendre les décisions que cette information peut inspirer.

 

De quels types d’information parlez-vous ?

A.G. : Il y a l’information blanche que l’on trouve un peu partout, dans la presse, sur internet, etc. L’information dite grise, plus difficile à repérer. Et l’information noire que l’on récupère dans les carnets d’adresses, les agendas, via des réseaux qui sont très longs à développer. Aujourd’hui, avec la multiplication des réseaux sociaux, des sources, le digital et maintenant l’intelligence artificielle, il devient de plus en plus difficile de dénicher la bonne info pour la bonne personne au bon moment. En matière de synthèse, on est arrivés à une forme de maturité de l’IE, les entreprises ont compris à quoi elle sert et savent comment l’utiliser mais, au sommet de l’État, on a perdu la vision globale qui permettait une réelle stratégie d’influence. C’est regrettable car l’influence est primordiale sur la scène internationale pour aider nos entreprises qui font face à une concurrence mondialisée. Ça vaut autant pour le BTP, la téléphonie, l’automobile que le luxe et bien d’autres secteurs encore où les enjeux sont colossaux pour notre pays. Il faudrait que le Président renomme une personnalité chargée de coordonner l’ensemble des services faisant de l’IE afin de recouvrer cette vision globale incluant l’économique, le militaire, le policier, l’international, et qui permettrait de porter l’effort sur tel ou tel secteur industriel dont le gouvernement a décidé qu’il était stratégique.

 

Comment cela se passe-t-il aujourd’hui, sans ce « monsieur ou madame IE » ?

A.G. : Chacun fait de l’IE de son côté. Dassault ou d’autres grandes entreprises dans des secteurs sensibles en font, le ministère de la Défense aussi, les chambres de commerce dans les territoires, etc., tous les acteurs qui en ont besoin. L’important est d’être formé à chercher la bonne info et à savoir l’utiliser.

 

L’intelligence économique n’est pas rien d’autre qu’une formule élégante pour ne plus dire « espionnage industriel » ?

A.G. : C’est vrai que « l’espionnage industriel », on ne trouve pas ça beau. Moi, j’ai toujours enseigné aux étudiants qu’il faut pratiquer l’IE avec éthique. Mais reconnaissons que les espions, ça existe, et l’espionnage industriel, tout le monde en fait.

 

Toute la question est de savoir jusqu’où on peut aller pour trouver de l’information. Des filatures, par exemple ?

A.G. : Rarement dans le domaine de l’IE.

 

Et les écoutes ?

A.G. : Nous, les chercheurs et universitaires, nous restons dans des logiques de traitement de l’info stratégique. On ne préconise pas d’acheter de l’information, de suivre des gens ou de les kidnapper pour en obtenir. La barbouzerie, je m’en écarte clairement. On dispose de suffisamment d’outils légaux pour trouver et analyser l’information.

 

Et diffuser des fake news ? On lit dans les gazettes que certaines agences d’IE ne reculent pas devant ce genre de pratique…

A.G. : Tout à fait. Il y a des officines qui peuvent aussi bien faire de la veille, récupérer de l’information, l’analyser et la protéger, que s’adonner à des pratiques douteuses s’apparentant à de l’espionnage. Il faut donc faire le tri. Je pense qu’il vaut mieux rester dans les clous, soit faire appel aux services de l’État, soit à des entreprises d’IE qui inscrivent leur activité dans la légalité. Comme ça, on est sûrs de ne pas recevoir un boomerang en retour.

 

Au niveau de l’État, les personnes qui ont en charge l’IE sont des fonctionnaires ?

A.G. : Aujourd’hui, je ne suis plus très sûre du fonctionnement. Mais lorsqu’Alain Juillet puis Claude Revel ont organisé ce service, il s’agissait de former des fonctionnaires de police et de gendarmerie mais aussi les civils qui étaient en position de décideurs dans les entreprises, ainsi que les chercheurs et les professeurs. Nous étions parmi les plus compétents à l’époque. L’État peut aussi faire appel à des agences d’IE validées par ses services, pas à des officines un peu glauques.

 

Vous prônez un cadre légal mais existe-t-il aussi un cadre moral dans le domaine de l’IE ?

A.G. : C’est-à-dire ?

 

Par exemple, peut-on manipuler l’opinion pour défendre l’intérêt d’une grande entreprise ?

A.G. : Faire de la politique, faire preuve de leadership pour embarquer les gens sur un projet, ce n’est pas immoral à mes yeux. C’est une pratique managériale très partagée. En revanche, si l’on raconte des mensonges pour manipuler l’opinion, là, en effet, on sort du cadre moral, comme vous dites. Et le risque est grand, à l’heure de l’internet et des réseaux sociaux, de se faire attraper. Attention quand même, la manipulation fait partie des enjeux de l’IE et nous, on forme nos étudiants à en comprendre les mécanismes. Au moins pour la déjouer quand on en est la cible. Cet univers n’est pas celui des Bisounours.

 

Lors de l’élection présidentielle américaine de 2016, on avait dit que des officines avaient diffusé des informations sujettes à caution pour déstabiliser Hillary Clinton au profit de Donald Trump. C’est de l’IE acceptable ?

A.G. : C’est le jeu. Exemple : si un laboratoire pharmaceutique diffuse un faux brevet pour mettre ses concurrents sur une fausse piste et pouvoir possibles. Certains grands groupes internalisent leur propre responsable IE, voire même disposent de services de veille à temps plein. Et il y a des PME qui s’offrent les compétences d’une agence ponctuellement, pour une mission importante ou une étude. Et ne jamais oublier qu’on peut aussi recourir aux services de l’État qui bénéficient du réseau de nos ambassades, encore important.

 

Quels sont les pays les plus puissants dans le domaine de l’IE ?

A.G. : Traditionnellement, les États-Unis, la Chine et le Japon. Mais les pays du Golfe sont en train de se structurer. Les pays d’Europe du Nord sont aussi très bons parce qu’ils ont des relais dans l’État très solides qui accompagnent formidablement les entreprises à l’international. Quant à la France, comme je vous le disais, elle s’était remise à niveau dans les années 2000. Mais sous Hollande, quand Claude Revel a stoppé ses activités, on a lâché la barre et depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, on ne parle plus du tout de l’IE ! J’avoue que je ne comprends pas cet angle mort de notre politique industrielle. Nos diplomates ne sont plus formés. Pire encore, pour certains, accompagner une entreprise privée est une tâche infamante ! Pas tous, heureusement…

 

Et que font nos services de sécurité intérieure et extérieure, DST et DGSE ?

A.G. : Ils interviennent pour les entreprises évoluant dans les secteurs sensibles comme le nucléaire. Je ne suis pas dans le secret des dieux mais je ne pense pas qu’ils œuvrent aux côtés de nos PME. Elles ont pourtant besoin d’un décryptage subtil des signaux faibles pour savoir, lorsqu’elles sont dans un pays d’Afrique ou d’Asie, par exemple, si elles doivent accélérer ou au contraire faire un pas de côté. C’est là-dessus que les services de l’État doivent les éclairer.

 

Les propos de cet article ont été recueillis par : Yves Derai 

 

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