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DAO et gouvernances partagées, la fin des entreprises telles que nous les connaissons ?

Luc Bretones, dirigeant de NextGen et organisateur du NextGen Enterprise Summit est allé à la rencontre de Joost Schouten, dirigeant néerlandais de Nestr.io et associé de PowerShift Capital, installé en Nouvelle Zélande et devenu un des meilleurs spécialistes des gouvernances partagées et de leurs outillages technologiques.

 

Entrons dans l’ère des communautés

Pour la première fois dans l’histoire économique se rencontrent

1/ une technologie de distribution du capital, des revenus et des droits des membres,

2/ des principes de gouvernance partagée et d’agilité hérités de la sociocratie, de scrum et de lean startup,

3/ une prise de conscience post COVID sur le sens au travail et la faisabilité de nouveaux modes de travail réputés jusque là impossibles. Les “smart contract” et la blockchain ont donné naissance à la DAO ou organisation autonome décentralisée. Combinée aux principes de gouvernance partagée, elle pourrait bien renverser à grande vitesse le modèle des entreprises existantes et renouveler le capitalisme en profondeur.

 

Ce que les entreprises traditionnelles sous-estiment

Lors de mes interventions en entreprises “traditionnelles” pour partager les cas d’entreprises nouvelles générations avec qui j’échange quasi quotidiennement depuis plus de 3 ans désormais, je reçois schématiquement deux types de retours.

D’une part, des managers et salariés qui conçoivent l’écart gigantesque entre ce que je décris et ce qu’ils vivent et pratiquent et qui en concluent soit qu’ils n’y arriveront jamais, soit que leur organisation est condamnée à terme. Je leur réponds que la prise de conscience constitue une bonne partie du chemin et que la mise en route permet, un pas devant l’autre, de prendre confiance et de récolter progressivement les fruits du ré-engagement et de l’efficacité opérationnelle procurés par ces nouvelles dynamiques collectives au travail.

D‘autre part, ceux qui “connaissent déjà” tout cela et ne voient pas ce qu’il y a de “nouveau”. Pour ces derniers, je suis plus inquiet, surtout lorsqu’il s’agit de grands groupes..

 

Parmi les près de 250 bonnes pratiques recensées dans les “Entreprises de Nouvelle Génération”, je ne peux focaliser que sur quelques exemples lorsque j’introduis le sujet. Combien parmi ceux qui me disent, blasés, avoir déjà entendu tout cela, ont-ils vraiment mis en oeuvre les principes d’autonomie et de responsabilité sur des rôles, des domaines, des redevabilités de l’organisation, combien ont véritablement poussé la transparence de l’information partout et sur tous les sujets, combien ont été capables de reléguer la décision autocratique à l’exception et de généraliser les processus collectifs comme le consentement, combien ont véritablement décliné leur raison d’être en objectifs stratégiques et résultats clés en s’assurant de l’implication de la quasi totalité des ressources de l’organisation ? Je pourrais continuer ainsi sur les rituels agiles, la culture du feedback, de l’amélioration continue, la fin des fiches de poste et des archaïques entretiens individuels..

 

Si les principes de l’Entreprise Nouvelle Génération commencent à innerver progressivement la littérature et la presse “mainstream” – et c’est une bonne nouvelle – les comportements au quotidien ne changent qu’à la marge et souvent pas en profondeur.

 

Pourtant la pandémie de COVID a rendu irréversible la bascule de paradigme que les signaux faibles des Entreprises de Nouvelle Génération annoncent depuis plusieurs années déjà. Cette lame de fond – ground swell – ne s’arrêtera plus et les esprits sont désormais très majoritairement prêts à l’accueillir et à l’accélérer. Le télétravail massif et généralisé n’était pas possible, l’autonomie forcément risquée pour l’entreprise, le management par la confiance une chimère de beatniks ou de dirigeants bouddhistes, la décentralisation de l’autorité et des responsabilités, un chaos assuré, la possibilité d’aimer les gens, sincèrement, un manque de professionnalisme, etc..

 

Les digues intellectuelles ont sauté, c’est certain. Reste à trouver refuge au sein d’organisations sincères dans leurs déclarations ainsi que dans leurs pratiques.

Mais en dehors de certaines startups et autres entreprises en création qui décident de se doter dès le départ de méthodes et de gouvernances en phase avec les attentes grandissantes du marché “ultra fluide” des talents – l’insee décrit une absence de chômage au-delà de bac+2 – à quel rythme les entreprises traditionnelles seront-elles capables de se transformer ?

Alors devant le gouffre qui sépare les aspirations du marché du travail et l’offre des entreprises, une question devient assourdissante : comment passer massivement sur des formats d’organisations ou entreprises de nouvelle génération ?

 

DAO : un levier pour passer à l’échelle les principes de l’Entreprise Nouvelle Génération ?

Un entretien récent avec Joost Schouten et d’autres préalables avec Tom Thomison éclairent une voie possible. Selon Joost, il paraît peu probable que les entreprises existantes décident de transitionner vers le modèle DAO, d’organisation autonome décentralisée. A contrario, les nouvelles organisations souhaitant travailler différemment semblent innombrables. Je passe du terme “entreprise” à celui d’”organisation » à dessein. L’irruption de communautés qui se fédèrent spontanément partout sur la planète via l’ubiquité d’internet est prodigieuse. Ces groupes partagent un engagement, une affinité, une raison d’être et souhaitent en faire un bras de levier pour changer le monde réel à une vitesse inédite. Ils souhaitent activer la multitude, de façon positive et équitable. Et ce mouvement a pour la première fois dans l’histoire de l’humanité une réelle chance de devenir un tsunami et de tout emporter. De quelques milliers de communautés aujourd’hui, il pourrait bien préfigurer le pied d’une exponentielle pure.

Les investisseurs en crypto et leurs milliards ne s’intéressent plus aux organisations traditionnelles. Leur conviction philosophique, leur éthique, les porte à vouloir sortir du rapport hiérarchique de subordination de personnes, de la création de richesses à coût marginal presque nul pour une poignée d’actionnaires. Or, le grand challenge des DAO reste d’honorer leur promesse intrinsèque de décentralisation ! Pour cela, elles doivent pouvoir s’appuyer sur une structure de gouvernance et d’autorité fiable. “Si rien n’est explicite”, précise Joost Schouten, “alors c’est implicite, la place à ceux qui parlent le plus fort et c’est le rapport de force”. Il poursuit “DAO sera le véhicule qui perpétuera la concentration des richesses entre quelques grands actionnaires ou bien celui qui réalisera la promesse de la décentralisation”.

 

Il lui apparaît crucial de sortir des relations de hiérarchies interpersonnelles implicites pour parvenir à une véritable décentralisation de l’autorité. La capacité opérationnelle des DAO semble souvent buter sur les règles de gouvernance et la fluidité de leur mise en œuvre.


Au cœur de ces communautés, Joost insiste sur la nécessaire clarté de certaines frontières : qui est membre de la communauté et qui est membre d’un projet avec un objectif ou une mission donnée au sein de cette même communauté ?

Photo : Shubham DhageUnsplash

 

Une DAO pour quoi faire ?

 

Divers, les formats de DAO actuels n’en partagent pas moins des fondations communes. Joost en recense quatre principaux :

  1. “un ensemble d’actifs digitaux et une trésorerie basés sur des crypto-monnaies, des jetons ou “token” et / ou des NFT. Ils sont tracés et encodés dans une blockchain par un “smart contract” ou une multisignature, ce qui donne de la transparence à toutes les transactions et les sort du contrôle d’une ou de quelques personnes,
  2. un registre public des membres traçant qui a contribué aux travaux de la DAO ainsi que les rémunérations ou compensations reçues en regard,
  3. une forme de vote permettant de contrôler l’usage de la trésorerie et d’ajouter ou retirer des membres,
  4. un jeton de gouvernance attribué à chaque membre leur permettant de participer à la prise de décision.”

 

Ceci ne suffit évidemment pas à définir une organisation et encore moins à la faire fonctionner au quotidien. Joost confirme que la DAO ne dit rien en matière de culture, de stratégie et de priorisation, d’onboarding, de décisions opérationnelles, de résolution de conflit ou encore de feedback.


Par ailleurs, le mécanisme de décision collective d’une DAO, le vote, s’avère un outil primaire et malhabile dans le fonctionnement de tous les jours. Si un vote collectif peut s’avérer utile pour faire émerger une perspective ou prendre une décision stratégique sur la répartition des actifs ou l’éviction d’un membre au comportement abusif, il sera préférable, pour tout le reste, de déployer le bon niveau de subsidiarité et de faire confiance aux rôles en charge pour une décision autonome et transparente. Ces mêmes niveaux de subsidiarité utilisent souvent avantageusement le processus de décision par consentement pour allier rapidité, processus collectif et proactivité de chacun et améliorer le fonctionnement de la communauté ou de l’organisation.

 

Une DAO permet d’éliminer dans le même mouvement le format d’actionnaire traditionnel, le conseil d’administration, les directions exécutives et les managers au sens de la hiérarchie de subordination. Pour autant, nous sommes aux balbutiements de la DAO et beaucoup confondent encore leur jeton de capital avec leur jeton de gouvernance. Ils rétablissent ainsi un possible abus de pouvoir des actionnaires.

 

Pourquoi fusionner DAO et gouvernance partagée ?

Joost Schouten, comme Tom Thomison pensent vital d’enrichir les “smart contract” codés dans la blockchain d’une DAO par des informations de collaboration en dehors de la blockchain. Les “smart contract” peuvent décrire par exemple un rôle ou un projet.
DAO est une façon élégante de porter à l’échelle ce que Encode, l’initiative de Tom Thomison et ses associés ont fait depuis des années, c’est-à-dire définir les règles de gestion et de distribution du capital, de la propriété, de la rémunération et de la participation à la communauté.


Pourtant, pour ce qui concerne la clarté de la gouvernance, les opérations quotidiennes, le vote à la majorité de la DAO est médiocre, voire contre productif.


Le modèle d’organisation décentralisée aussi connu sous le libellé « gouvernance partagée” acquiert une popularité grandissante ces dernières années sous l’impulsion des méthodologies et rituels agiles. Les modèles de gouvernance organiques, sociocratiques, teal ou encore Holacracy peuvent, selon Joost, consolider une DAO sur les critères qui constituent aujourd’hui sa faiblesse : 

  1. la distribution de l’autorité et du processus de décision opérationnelle par l’usage de rôles et de cercles qui précise de façon explicite qui fait quoi et avec quelle autonomie,
  2. la prise de décision par consentement plutôt que consensus, qui dote la communauté ou l’organisation d’une vélocité d’action sans précédent,
  3. la désignation explicite de facilitateurs pour chaque équipe ou cercle qui vont veiller aux principes d’équivalence et d’équité,
  4. la désignation explicite d’un rôle ou processus en charge de la définition de la stratégie, des priorités et des KPI de l’organisation et des sous-cercles.

 

La mouvance libertaire est forte

Aujourd’hui beaucoup de DAO semblent en difficulté opérationnelle du fait d’une lenteur importante dans la prise de décision ou d’un retour implicite ou explicite à un format hiérarchique traditionnel.

“Un mouvement fort au sein des crypto et du mouvement DAO s’oppose à tout type de gouvernance, fut-elle partagée !” relève Joost. “Mais si vous effacez toute autorité, gouvernance ou hiérarchie, vous supprimez la clarté, vitale pour toute organisation, a fortiori complexe”. Joost de poursuivre “pour moi l’autorité est neutre.”

 

Il est possible de lancer son entreprise sur une base DAO en dehors du Wyoming

Introduit pour la première fois en 2015 par le fondateur de BitShares, Dan Larimer, le concept de DAO a été développé par le créateur d’Ethereum Vitalik Buterin. En avril 2021, sous l’impulsion du gouverneur du Wyoming, Mark Gordon, et du fameux projet de loi 38 entériné le 1er juillet 2021, il est devenu possible de créer une entreprise à responsabilité limitée (LLC) sur la base d’une DAO, une organisation autonome décentralisée. Comme les SARL ou LLC dans le cadre juridique américain, les DAO doivent inclure une désignation dans leur nom, telle que « DAO », « DAO LLC » ou « LAO ».

 

Pour établir l’équivalent d’une DAO LLC sous une autre juridiction que celle du Wyoming, les travaux d’Encode – Tom Thomison notamment – permettent de définir des statuts compatibles avec les principales législations européennes et américaine en y associant le véhicule technologique DAO pour gérer les investissements en capital, la propriété et la rémunération notamment.

 

Conclusion

Serait-ce le début de la fin des modèles traditionnels d’entreprises ou d’associations ? Sommes-nous à l’orée de l’avènement des communautés, diverses et potentiellement immenses ? Leur émergence spontanée sur la blockchain ou dans le domaine politique via les réseaux sociaux perturbe les institutions existantes mais leur manque criant de gouvernance et de structure sont aujourd’hui un facteur limitant dans leurs réalisations.

 

C’est là que le travail réalisé de longue date par des référentiels de gouvernances partagées décrivant la décentralisation de l’autorité, des modes de travail agiles et de prise de décision à la fois collectifs et efficaces peuvent trouver un levier de passage à l’échelle inédit.

 

Certes, il ne s’agira probablement pas d’une mutation de l’économie existante, mais de l’émergence d’une nouvelle génération d’organisations que l’on espère plus humaines, plus équitables et focalisées sur les sujets dont notre monde a vraiment besoin.

 

  

Joost Schouten, co-founder at Nestr.io et Partner at PowerShift Capital

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