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Sébastien Soriano, directeur de l’IGN : « Pour cartographier l’anthropocène, l’IGN ne peut pas être une citadelle qui produit de la donnée toute seule de son côté. »

Sébastien Soriano - ©IGN-Franck BeloncleSébastien Soriano – ©IGN-Franck Beloncle

En 2022, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) délaisse son adage « L’information grandeur nature » pour « IGN, changer d’échelle ». Une manière de résumer les nouveaux enjeux que se donne le service public pour se mettre à la page des grandes mutations technologiques et écologiques de notre temps. Sébastien Soriano, directeur général de l’IGN depuis un an, entend à la fois s’inspirer du vivant, des nouvelles technologies et de la mouvance du logiciel libre pour y parvenir. Pour preuve, une de ses premières mesures a été de faire des bases de données de l’IGN des communs à part entière. Entretien.

Parlez-moi de votre parcours ? Comment vous a-t-il amené vers le secteur de la cartographie ?

Sébastien Soriano : Je suis ingénieur de l’Etat et j’ai travaillé à peu près 15 ans dans la régulation de la concurrence notamment en tant que président de l’Arcep. J’ai aussi été nommé en 2012 directeur de cabinet de Fleur Pellerin, alors Ministre déléguée aux PME, à l’Innovation et à l’économie numérique. Enfin, il y a aussi une dimension européenne dans mon parcours puisque j’ai été président de l’agence européenne des télécom (BEREC).

À l’Arcep, j’ai réfléchi à des outils de régulation par la data : autrement dit, nous avons donné accès à des cartes de couverture mobile aux utilisateurs pour leur apporter plus de transparence et stimuler la concurrence entre opérateurs pour investir dans leur réseau. Cela a permis aux utilisateurs de faire des choix plus éclairés quand il s’agit d’opter pour un opérateur et la couverture mobile a fait un bond en avant. Le lien est assez vite fait aujourd’hui avec l’IGN qui place également l’accès aux données au cœur de ses préoccupations.

Le 24 novembre dernier se tenait la grande soirée de l’IGN au Ground Control (Paris) et vous avez développé un imaginaire autour de l’Histoire de la cartographie et la nécessité de s’inspirer du vivant pour illustrer la nouvelle mission de l’IGN…

L’intention est bien d’inspirer et d’inviter à prendre du recul sur nos pratiques et nos territoires. Notre culture d’ingénieur basée sur la science et l’innovation gagne à observer aussi la nature avec humilité, au moment même où notre regard se déporte sur les grands changements de l’anthropocène. Après tout, nous sommes un opérateur du ministère de la transition écologique et du ministère de l’agriculture.

Il faut garder bien en tête qu’une carte est une représentation de la réalité qui peut être piégeuse. J’ai rappelé le 24 novembre dernier le principe de sémiologie graphique, c’est-à-dire qu’il y a des choix fait dans les détails d’une carte. Prenez par exemple le fait d’utiliser de grosses flèches pour donner l’impression d’un danger.

Il est très important d’avoir conscience des intentions derrière la description du territoire et c’est d’autant plus un danger à l’ère de « l’infobésité » : avec l’avènement de Google Maps ou Apple Plan, nous risquons de perdre le contact réel avec le territoire.

Bruno Latour estimait que les navigateurs GPS nous rendent esclaves de la machine, nous indiquant de prendre la quatrième au rond-point plutôt que d’aller tout droit. La neutralité technologique n’existe pas, il faut assumer qu’il y a des choix.

Durant cette même soirée, vous avez également déclaré : « Nous avons l’intention d’être une vigie des modifications extrêmement rapides de nos territoires”… J’imagine que cela passera nécessairement par la technologie ?

Nous sommes dedans jusqu’au cou. Le support papier – sans le renier non plus – est devenu une part extrêmement minoritaire de nos activités. Nous sommes désormais dans une activité numérique, du début jusqu’à la fin. Le gouvernement soutient d’ailleurs notre stratégie en finançant divers projets de l’IGN tels que la modélisation 3D de la France par technologie Lidar aéroportée, la cartographie de l’artificialisation des sols, ou encore la création d’une infrastructure mutualisée d’hébergement et de traitement des géodonnées.

Notre mission se déroule en quatre étapes et le numérique y est à chaque fois pour quelque chose. L’acquisition de données brutes d’une part, que cela soit par images satellites ou aérienne, ou par Lidar. Puis arrive la phase de traitement des données qui est une des révolutions les plus lourdes à porter. C’est bien l’IA qui doit permettre de traduire cette data brute et de décrire les changements du territoire français de manière très précise.

Ensuite, la diffusion de nos données prend aussi une dimension nouvelle avec le numérique. L’enjeu n’est plus de seulement imprimer des cartes physiques mais de rendre nos bases de données et outils accessibles au plus grand nombre. Nous développons en ce sens une « place à communs », soit l’équivalent d’une place de marché pour les communs qui rassemblent les acteurs intéressés autour de défis collectifs grâce à une « Fabrique des géo-communs ».

Enfin, au-delà des données il y a leur mise en forme, c’est-à-dire la question du rendu, du dessin de la carte. Des acteurs puissants se sont déjà installés comme Google Maps, qui ne propose pas uniquement une application au grand public mais également un fond de cartes utilisé par Uber, Doctolib ou encore la SNCF. C’est un enjeu très important pour nous d’y être présent, car l’enjeu c’est l’expérience du territoire de nos concitoyens.

L’actualité, c’est cette révolution très nette sur le traitement de la data, qui est la clé pour produire des référentiels très rapidement. Ce travail se fait actuellement par l’humain, auparavant directement envoyé en reconnaissance du paysage sur le terrain et aujourd’hui par un travail sur les vues aériennes et d’autres sources. Mais pour constater les changements rapides de notre territoire (fontes des glaciers, évolution du trait de côté, artificialisation des sols…), nous avons désormais besoin d’analyser les données au plus près du temps réel. Nous ne pouvons pas nous passer d’intelligence artificielle et de data science pour automatiser tous ces processus, même si l’humain restera indispensable.

 

Visualisation Lidar de la Basilique Sacré-Coeur à Paris.
Visualisation Lidar de la Basilique Sacré-Coeur à Paris.

 

Au-delà de la technologie, la logique écosystème semble prendre une part importante de votre mission…

Oui, nous ne sommes pas seuls pour y parvenir. Nous disposons en France d’un large écosystème industriel et d’acteurs historiques comme Airbus ou Thales – qui travaillent déjà avec nous. Mais je veux également collaborer avec des start-up car j’en vois qui sont extrêmement performantes sur la reconnaissance à des fins cartographiques. Nous n’allons pas tout refaire de zéro mais plutôt mobiliser les briques technologiques existantes en multipliant les partenariats. L’IGN a d’ailleurs une bonne expérience de la collaboration avec les startups avec le dispositif IGNfab.

Une illustration : nous publions depuis janvier en open data des données issues de notre programme de couverture France entière par Lidar. Cela revient à ouvrir un immense bac à sable où les start-up peuvent venir récupérer les données Lidar et créer des solutions numériques appliquées à différents cas d’usage. Nous avons une feuille blanche pour l’instant et tous les acteurs économiques, collectivités locales et chercheurs peuvent venir s’amuser avec ces données pour voir ce qu’ils peuvent en tirer.

Pour citer un exemple, il est possible d’extraire tous les points concernant le “sursol” (immeubles, forêts, haies, lampadaires, etc.) et entraîner une IA à cartographier des espaces forestiers avec précision. Nous avons pour l’instant cartographié plus de 17 000 km² en Camargue, dans le littoral languedocien, en Lozère…. La Corse devrait arriver d’ici peu.

 

Visualisation Lidar de la forêt de Forcalquier.
Visualisation Lidar de la forêt de Forcalquier.

 

Que voulez-vous signifier en employant le terme de “géo-communs” ?

Les géo-communs sont directement inspirés de la mouvance de l’opensource, appliqué au domaine géographique. L’idée est de dire que l’IGN a compris que dans la révolution numérique, nous pouvons résoudre les problèmes ensemble. Cette volonté de créer des alliances est nécessaire pour avoir de l’impact. Et la notion de géo-communs permet d’assumer pleinement cette philosophie d’ouverture et de co-construction au sein de notre ADN.

Pour cartographier l’anthropocène, l’IGN ne peut pas être une citadelle qui produit de la donnée toute seule de son côté. Nous avons ouvert une consultation publique. Du 4 mai au 4 juin 2021, les professionnels et utilisateurs de l’information géographique et forestière étaient invités à exprimer leur vision sur l’usage des géodonnées dans notre société numérique et à préciser le rôle de l’IGN dans le mouvement des « communs ». Parmi les 165 contributions reçues, le principe d’ouverture de nos données et, au-delà, de co-construction de celles-ci, est apparu logique.

Un cas d’usage intéressant est celui du suivi de l’artificialisation des sols. Depuis l’entrée en vigueur en août 2021 de la loi Climat et Résilience portée par notre ministre de tutelle Barbara Pompili, les municipalités vont être progressivement tenues de trouver un équilibre lorsqu’un nouveau projet de construction se présente. Pour cela il faut une cartographie partagée qui fasse référence.  

Nous travaillons avec la DGALN (direction du ministère de la transition écologique en charge de l’aménagement, du logement et de la nature) avec un budget de 20 millions d’euros environ pour opérer cette cartographie. Le premier département à avoir été cartographié est celui du Gers, qui sera publié prochainement, avec un objectif de couvrir l’ensemble de l’Hexagone d’ici 2024. Les collectivités territoriales vont jouer un rôle central car elles ont la connaissance du terrain et vont grandement nous aider à progresser dans ce dispositif très innovant qui fait appel à l’intelligence artificielle. Encore une fois, les start-up et autres partenaires industriels auront aussi leur rôle pour avoir un niveau de granularité plus fin en travaillant sur des thèmes plus précis.

De manière générale, notre modèle économique est constitué à moins de 10% d’activités commerciales – essentiellement la vente de cartes papier, à 45% de subvention publique générale et le reste par du fundraising public dans des projets précis. C’est par exemple le cas du projet Lidar qui doit être financé à hauteur de 60 millions d’euros par des ministères, par l’ONF et les régions par exemple.

 

Visualisation Lidar du Mont Saint-Michel.
Visualisation Lidar du Mont Saint-Michel.

 

Vous annonciez également la possibilité d’ériger une alternative à “Google Maps”. Est-ce réaliste ?

Il faut à la fois être ambitieux sur l’objectif de long terme et réaliste sur la trajectoire adoptée. L’impératif sur cette question est selon moi de prendre l’exemple d’Open Street Map : une démarche de co-construction en communauté ouverte et qui enrichit le processus progressivement.

C’est d’ailleurs en ce sens que nous mettons en place une Fabrique des géo-communs à l’IGN, avec à sa tête Nicolas Bertelot. En tant que cofondateur de namR, ce dernier a aussi travaillé sur les questions d’open data appliquée au monde des transports.

Pour préciser davantage notre ambition : je suis convaincu que si tout le monde partage la volonté de vivre dans un monde ouvert et mettent en commun leurs forces, cela peut marcher pour faire front face aux Gafa.

Nous avons à ce propos signé un partenariat stratégique avec ESRI France pour générer des fonds de cartes automatiquement. L’enjeu est pour tous les acteurs de l’écosystème de faire un pas de côté pour réaliser que ce qui nous rassemble est bien plus important que ce qui nous divise.

Dans votre livre publié en 2020 “Un avenir pour le service public”, vous proposez une trilogie entre l’Etat, les marchés et les communs, est-ce ce que vous voulez appliquer avec l’IGN ?

Le défi de beaucoup de services publics est de répondre aux attentes croissantes de nos concitoyens mais sans que cela ne se traduise forcément par un Etat qui essaierait de tout faire par lui-même, que ce soit parce qu’il n’est pas le mieux placé pour agir ou parce que cela serait trop coûteux. C’est typiquement l’enjeu pour un institut comme l’IGN  : en plein boom de la donnée cartographique et de l’information géolocalisée le terrain de jeu s’élargit et en même temps il faut composer avec un grand nombre de joueurs.

Pour répondre à ce défi, l’Etat doit nouer des alliances, c’est-à-dire assumer son rôle de boussole et d’aiguillon et jouer un rôle de force d’entraînement, voire de courte échelle à des communautés d’acteurs. Les ambitions de l’IGN s’inscrivent bien dans cette logique : d’une part, produire des données essentielles à la Nation pour faire face aux grands bouleversements de l’anthropocène, d’autre part, favoriser l’émergence de communs coproduits avec un large écosystème face au modèle fermé des GAFA.

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