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L’Europe : hard power pour la Big Tech ?

Union EuropéenneSource : GettyImages

Alors que l’Union européenne est engluée dans sa crise politique la plus importante depuis l’invasion de Prague en août 1968 ; la crise en Ukraine a créé un sursaut remarquable au sein d’une organisation byzantine dans son processus décisionnel.

 

Cependant, nous savons que cette unité sera difficile à maintenir dans la durée : l’Union européenne rencontrera des difficultés à dépasser le minimum de son maximum de ce qu’elle peut imposer à la Russie parce que certaines divergences d’opinion n’ont pas totalement disparu entre ses membres. 

Ainsi, l’Union européenne se complaisait dans son rôle de « nain politique » en se disant que le Metavers aux embruns de trans-humanisme et de consumérisme était une bonne alternative aux atrocités du monde réel. En un mot, l’Union européenne est une entité qui a renoncé à être une puissance géopolitique en sous-investissant dans le hard power : au total, les États membres ont consacré 232 milliards de dollars en 2020 à leur défense, soit 1,6 % de leur PIB en moyenne quand les États-Unis dépensent 700 milliards de dollars par an soit 3,7% du PIB. 

Cependant, l’Union Européenne est de retour sur son terrain de prédilection en concevant des législations complexes, ayant recours au soft power. La loi sur les marchés numériques et un projet de loi complémentaire, la loi sur les services numériques, sont en train de franchir pas à pas un parcours ardu parmi les arcanes du processus législatif de l’Union européenne. 

La semaine dernière, le Parlement européen et le Conseil européen sont parvenus à un accord sur la DMA – the Digital Market Acts – avec pour objectif affiché de restreindre principalement la puissance des Big Techs américaines, en favorisant la concurrence. Cette législation a le pouvoir de contraindre les transformations d’acteurs comme Amazon dans la façon de développer ses produits, Meta ou Apple en les obligeant à rendre leurs messageries comme WhatsApp et iMessage interopérables avec des messageries mineures comme Signal ou Telegram.

L’accord devrait entrer en vigueur en 2023, en attendant de probables contestations juridiques.

 

Spotify, juge et partie

Spotify est l’un des acteurs majeurs qui a régulièrement remonté des plaintes à l’Union européenne en les poussant à agir. Ce dernier se plaint, notamment, depuis des années de voir sa croissance entravée face à des services concurrents de type Apple Music ou Amazon Music parce que ces plateformes maîtrisent le réseau de distribution avec l’App Store et Amazon Prime. Spotify fait donc mention d’un problème qui consiste notamment sur l’App Store de l’iPhone à être prélevé d’un montant de 30% sur son concurrent direct Apple Music tout en réduisant « illégalement » selon eux leur possibilité de découverte dans l’app store !

Cependant, Spotify était bien heureux d’utiliser l’App Store comme élévateur de notoriété à grande vitesse au début de son épopée qui l’a conduit à devenir un leader de catégorie. En un mot, Spotify joue la carte européenne quand cela sert ses intérêts en rappelant de façon opportune que cette entreprise, d’origine suédoise, est une pépite européenne face aux grands méchants loups américains. Toutefois Spotify n’a pas décidé d’être présent sur une place boursière européenne pour assurer son développement business en ayant réalisé son IPO au Nasdaq : cette plateforme possède, certes, un berceau européen mais un destin universel en étant ancrée dans la mondialisation comme les géants de la Big tech qu’elles critiquent et avec lesquelles elle s’accorde quand cela sert ses intérêts économiques. Spotify est-il si différent de ses concurrents américains ? Bien sûr, cette entreprise est présente sur moins de verticaux business que ces géants de la Tech…

 

La Big tech sous pression 

L’un des éléments clés de la DMA consiste à exiger des dites « plateformes gardiennes » dans un jargon très prisé à Bruxelles – Alphabet/Google, Amazon, Apple, Microsoft et Meta – qu’elles offrent aux consommateurs davantage de choix, du type de ceux que Google vient de proposer aux utilisateurs de Spotify (voir ci-dessous).

Il est difficile d’imaginer des changements politiques aussi soudain et plus conséquents pour les mastodontes technologiques. Et si des versions de ces réglementations ont été évoquées dans le monde entier, y compris aux États-Unis, seule l’Europe a montré sa capacité à les faire adopter. Les efforts de lobbying des géants de la technologie contre ces projets de loi se sont avérés largement inefficaces, et il semble maintenant probable que le DMA et le DSA – The Digital Services Act – deviendront des lois.

 

À chacun ses problèmes particuliers :

Apple devra très probablement autoriser des App Stores alternatifs pour la première fois dans un futur proche. La loi devrait également permettre à des entreprises telles que Spotify et Epic Games d’utiliser un paiement alternatif à celui d’Apple dans l’App Store, qui prélève une commission de 30 %.

Sur les appareils Android, Google devra très probablement offrir à ses clients la possibilité d’utiliser d’autres services de messagerie et de recherche sur les appareils en Europe, à l’instar de ce qu’il a déjà fait en réponse à un précédent jugement antitrust de l’UE. 

Il devrait être interdit à Amazon d’utiliser les données recueillies auprès de vendeurs extérieurs sur ses services afin de concevoir des produits concurrents, une pratique qui fait l’objet d’une autre enquête antitrust de l’UE. 

Meta ne pourrait plus non plus collecter des données sur ses concurrents pour développer des services rivaux.

Jusqu’à présent, la plupart des pressions réglementaires exercées sur les App Stores provenaient de marchés plus petits comme la Corée et les Pays-Bas. Mais l’adoption de la loi sur les marchés numériques, devrait être le dernier exemple en date d’une réglementation européenne de l’internet qui remodèle les plateformes aux États-Unis et partout ailleurs où elles opèrent.

 

Au-delà des querelles, des accords de bonne entente

Ces plateformes semblent en permanence être en lutte les unes contre les autres pour protéger une suprématie spécifique. Dans la réalité, elles savent faire preuve de réalisme pour défendre leur business en collaborant si des intérêts communs émergent. Ainsi, mercredi 23 mars, une surprise est venue émaillée la journée à la clôture des marchés boursiers américains : Google donnera la possibilité à certaines applications sur Android de facturer directement leurs utilisateurs sans utiliser le système de facturation intégré au Play Store. Bien évidemment, la première application qui bénéficiera de ce privilège ne sera autre que … Spotify bien sûr ! Cela devrait apaiser une situation tendue en offrant aux deux parties un avantage certain sous la forme d’un taux de prélèvement de la part de Google pour les clients qui utilisent la facturation de Spotify inférieur au taux standard de 15%. On évite un conflit latent en desserrant l’étau d’une situation jugée … monopolistique par Spotify.

 

Un réel bénéfice pour les consommateurs ?

Comme pour toutes réglementations nouvelles, nous pouvons être sûrs que des éléments positifs émergeront pour les consommateurs que nous sommes mais ne soyons pas naïfs, ce souhait de favoriser la concurrence ne se fera pas toujours au bénéfice de la simplicité dans l’utilisation des services. Il est positif, par exemple, qu’Amazon ne puisse plus utiliser les données des vendeurs tiers pour développer ses propres produits, et il est même possible qu’un iMessage interopérable soit très bien. Mais dans le même temps, tout ce « choix client » risque d’offrir une série interminable de pop-ups in-app extrêmement désagréables que nous rejetterons aussi rapidement que nous le faisons pour toutes les notifications « ce site utilise des cookies » ayant résulté du RGPD. En toute honnêteté, quel pourcentage d’utilisateurs se détourneront de Google après avoir vu DuckDuckGo ou Bing leur être proposé dans une notification de type pop-up lorsqu’ils configurent leur téléphone ? Atteindra-t-on 5% des utilisateurs ?

 

Une posture de l’UE très bizarre in fine

Le monde n’est pas complètement binaire : l’Union européenne cible les grands méchants du capitalisme américain avec le risque de tomber dans le manichéisme que l’on reproche si souvent aux américains et plus particulièrement au monde hollywoodien avec les bons et les méchants. 

Oui, les géants américains de la Tech ont pu se développer sans entrave législative sur les 20 dernières années. Mais c’est bizarre de se dire que ce sont des législateurs européens qui vont imposer des règles de gestion à des entreprises applicables dans le monde sans participation de législateurs américains. Certaines règles définies apparaissent sans grand fondement business comme le seuil du Chiffre d’Affaires d’une « plateforme gardienne » à 8 milliards de $ ; cela laisse dans l’inconfort nombre de sociétés comme Twitter qui fait partie des entreprises qui ont annoncé la création la semaine dernière de l’Open Internet Alliance, dont l’objectif est de rappeler aux législateurs que l’Internet est plus important que cinq entreprises dans le monde. Et paradoxalement, les nouvelles règlementations européennes pourraient nuire à la concurrence. L’alliance s’appuie sur une « liste de souhaits » alternatifs pour The Digital Service Acts que Twitter a publiée en décembre, rejointe par Vimeo, Automattic et d’autres. Des règles, notamment de modération sur les plateformes sociales, pourraient représenter une charge excessive pour les petites plateformes, qui n’ont peut-être pas les ressources nécessaires pour concurrencer les grands opérateurs dominants : nous serions dans une situation inverse que la volonté prônée par cette nouvelle législation. Un comble !

 

De la même façon, on ne peut pas écarter d’un revers de main les arguments d’Apple et de Google qui consistent à dire que certaines parties du Digital Market Acts créeront des vulnérabilités inutiles en matière de confidentialité et de sécurité pour les utilisateurs ou bien pourraient réduire l’innovation et le choix à disposition des Citoyens européens. Imposer des standards universels aboutit généralement à des choix médiocres pour l’utilisateur final.

 

Le plus dérangeant dans tout cela est que nous ne sommes pas certains que cette législation réponde aux objectifs économiques souhaités. En réalité, le consommateur a toujours le choix et aura toujours le choix. Si ce dernier n’est pas satisfait, il peut utiliser un produit différent. Le choix ne signifie pas qu’une organisation de hauts fonctionnaires et de politiques puisse forcer une entreprise à fournir un produit comme je le souhaite. Les gouvernements n’ont pas le droit d’exiger qu’une entreprise fabrique un produit différent de celui qu’elle veut vendre, sauf pour des raisons de sécurité ou de santé publique bien évidemment. Ce serait dommage au moment où nous combattons ardemment la liberté d’appliquer certaines règles législatives empruntées à ces mêmes régimes auxquels nous nous opposons.

 

Par Pascal Malotti, Business Development & Strategy Director de Valtech

 

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