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Le Bhoutan va développer sa propre « charter city » en s’inspirant d’une proposition d’un entrepreneur sud-africain

BhoutanDrapeau du Bhoutan. | Source : Pixabay

Un Shangri-La technologique au Bhoutan ? L’idée vient d’Art Finch, un entrepreneur sud-africain à la tête d’une startup soutenue par l’une des sociétés de capital-risque du milliardaire Peter Thiel. Cependant, le gouvernement du Bhoutan a refusé le projet, tout en s’apprêtant à annoncer la création d’une « mégalopole » axée sur la pleine conscience.

Article de Sarah Emerson et Iain Martin pour Forbes US – traduit par Flora Lucas

 

En 2021, l’entrepreneur sud-africain Art Finch a commencé à présenter aux fonctionnaires du royaume himalayen du Bhoutan une idée révolutionnaire : transformer Gelephu, une ville endormie et pittoresque située à la frontière avec l’Inde voisine, en une ville expérimentale à charte « éco-industrielle ».

Selon lui, cette petite ville est parfaitement positionnée pour devenir une plaque tournante pour les libres penseurs et les innovateurs du monde entier, qui apporteraient leurs connaissances et leurs richesses au Bhoutan. Il s’agirait d’un paradis commercial à l’architecture verte et à l’industrie durable. Plus important encore, la startup d’Art Finch, soutenue par l’une des sociétés de capital-risque du milliardaire Peter Thiel, avait obtenu des lettres d’intention de 19 entreprises technologiques étrangères, dont la licorne diamantaire Diamond Foundry, la startup britannique de drones Dronamics et l’opérateur finlandais de capture du carbone Carbo Culture, pour devenir les premiers locataires de Yung Drung City. Cette ville innovante pourrait donner un coup de fouet économique à un pays qui sort encore de décennies d’isolement qu’il s’est imposé. « Le développement du XXIe siècle dans le dernier Shangri-La » annonçait le projet utopique sur son site internet.

Aujourd’hui, ce futur est arrivé. Forbes a appris que le « roi dragon » Jigme Khesar Namgyel Wangchuck annoncera officiellement la création d’une « mégalopole » lors d’un discours royal, selon quatre sources proches du dossier. La déclaration coïncidera avec la 116e fête nationale du Bhoutan, une célébration publique organisée dans la capitale, Thimphu. L’événement devait à l’origine se dérouler symboliquement à Gelephu, une ville de moins de 10 000 habitants, mais il a dû être déplacé à Thimphu en raison d’un manque d’infrastructures et d’hébergement pour une foule d’invités internationaux.

Ni Thiel ni aucun des investisseurs de la Silicon Valley ne semblent impliqués dans le projet. Et Art Finch pense que le gouvernement du Bhoutan a repris leur idée. « Les dirigeants, sous l’influence de consultants étrangers, sont en train de remodeler un projet différent et pas tout à fait viable », a-t-il déclaré à Forbes. « C’est “ma prière”, comme disent les Bhoutanais, espérant ainsi que les habitants du Bhoutan, qui ne sont pas tout à fait heureux, obtiennent les opportunités qu’ils méritent dans un pays où le projet [de mégapole] est pleinement réalisé. Je ne pense pas que ce projet prenne cette forme pour l’instant et je prie pour que le dialogue permette d’améliorer la situation. »

 

Interdiction des industries qui permettent de tuer

Bien que la mégapole royale présente des similitudes marquées avec la vision de la startup, il s’agira d’une entreprise entièrement souveraine. La « Bhutan Mindfulness City », comme on l’appelle au sein du gouvernement, est planifiée par McKinsey & Company et le cabinet de conseil en urbanisme singapourien Cistri, selon deux sources proches du projet. Cette ville est conçue comme un centre urbain dense soutenu par des piliers industriels tels que le bien-être, le tourisme, la recherche et le développement, et les cryptomonnaies. Elle serait également imprégnée des principes bouddhistes, la religion nationale du Bhoutan : toutes les industries qui permettent de tuer, comme la fabrication d’armes, seront interdites.

Cependant, dans le contexte de projets gouvernementaux qui ont échoué, comme la « Cité de l’éducation » d’un milliard de dollars qui a été discrètement reconvertie en mine de bitcoins souveraine, la ville de la pleine conscience pourrait se heurter à une forte opposition de la part des quelque 800 000 habitants du Bhoutan. Bien que le projet n’ait pas encore été officiellement annoncé, il reste un secret de polichinelle pour les Bhoutanais, et les craintes d’accaparement de terres par le gouvernement et de déplacement de fermiers à Gelephu ont déjà pris racine, selon plusieurs habitants du pays. Selon des sources proches du dossier, le roi s’efforce activement d’éviter de donner l’impression que des familles seront transférées de force pour faire place au projet.

Ces craintes sont enracinées dans la sombre histoire du passé récent de Gelephu où, dans les années 1980 et 1990, le gouvernement bhoutanais a violemment expulsé plus de 90 000 personnes de l’ethnie népalaise de la région. Nombre d’entre eux vivent encore aujourd’hui comme réfugiés au Népal ou en Inde, ou ont été réinstallés dans le monde entier. L’organisation à but non lucratif Human Rights Watch affirme que les prisons du royaume abritent encore plus de 30 prisonniers qui sont détenus pour des motifs politiques depuis plus de 30 ans.

 

Les succès de Shenzhen et de Dubai en exemple

Le projet Yung Drung City a été imaginé en 2020 par Art Finch, un fondateur en série qui a de la famille au Bhoutan et y a vécu périodiquement au cours des deux dernières décennies. Il a conçu le projet comme une « charter city », un type de communauté semi-autonome dont l’idéologie, qui promeut l’autodétermination et la gouvernance hyperlocale, a trouvé un public enthousiaste dans la Silicon Valley, où les sentiments anti-réglementation ont contribué à déclencher un mouvement de construction de villes. « J’ai passé la majeure partie de ma vie d’adulte à conceptualiser un modèle de ville indépendante pour débloquer l’épanouissement humain », a-t-il déclaré à Forbes.

En 2020, il a réuni environ un million de dollars en capital d’amorçage pour la ville auprès de Pronomos Capital, une société de capital-risque financée par Peter Thiel, ainsi qu’un financement supplémentaire de Brock Pierce, un ancien enfant acteur devenu évangéliste du bitcoin.

Les défenseurs des charter cities soulignent souvent le succès de Shenzhen et de Dubaï, où ce modèle a été mis en œuvre à grande échelle. Cette tendance a également donné naissance à une constellation de petites sociétés de startups, telles que la commune cryptographique hondurienne Próspera, une ville soutenue par Binance au Nigeria et Akon City, fondée par le chanteur sénégalo-américain Akon et inspirée par le Wakanda.

Peu d’investisseurs en capital-risque ont été aussi désireux de financer des charter cities que Peter Thiel, qui a été l’un des premiers à soutenir le Seasteading Institute, une organisation à but non lucratif qui a prédit que des sociétés autonomes vivraient sur des flottes de villes océaniques flottantes. Pronomos, fondée par Patri Friedman, fondateur du Seasteading Institute et petit-fils du prix Nobel d’économie Milton Friedman, investit « dans les villes de demain », avec des conseillers tels que Naval Ravikant d’AngelList et l’entrepreneur Balaji Srinivasan.

Patri Friedman a confirmé à Forbes qu’en 2020, il avait rencontré à distance le ministre des Affaires économiques du Bhoutan pour discuter de Yung Drung City. Les associés de Yung Drung City ont continué à communiquer avec les fonctionnaires bhoutanais tout au long de l’année 2022, a déclaré une source proche de la startup.

Cependant, après la diffusion d’une vidéo promotionnelle sur Facebook en 2023, qui soulignait le désir du projet de collaborer avec les autorités au développement d’une zone économique spéciale, ou « ZES », où la ville serait située, le gouvernement du Bhoutan a pris publiquement ses distances avec Yung Drung City. Dans une déclaration faite en avril, le secrétaire du cabinet du Bhoutan a affirmé que « ces documents dépeignent faussement l’existence d’un partenariat » et que le gouvernement n’approuve pas la ville de Yung Drung City et n’entretient pas de relations officielles avec elle. Dans une déclaration publiée sur Facebook, la startup a nié que les documents indiquaient que le gouvernement bhoutanais était impliqué, et a au contraire « partagé la simple vérité que nous avons développé cette idée et que nous la promouvons depuis des années ».

 


« J’ai passé la plus grande partie de ma vie d’adulte à conceptualiser un modèle de ville indépendante pour débloquer l’épanouissement humain. »

Art Finch, fondateur de Yung Drung City


 

Ce que le gouvernement n’a pas révélé, c’est que le roi Jigme Khesar Namgyel Wangchuck a présenté l’idée de Mindfulness City à des investisseurs, selon deux sources au fait de ses activités. En avril, il s’est rendu à New Delhi pour rencontrer le président indien Droupadi Murmu et le Premier ministre Narendra Modi. Ils ont discuté de la création d’une zone économique spéciale à Gelephu et d’une liaison ferroviaire entre les deux pays, qui est au point mort depuis longtemps, ont rapporté les médias locaux.

Les investisseurs de la ville de Yung Drung City ayant apparemment été écartés du projet royal, on ignore qui paiera la facture de Mindfulness City. Les promoteurs du projet craignent qu’il soit difficile d’attirer des investissements directs étrangers sans mesures d’incitation substantielles, selon plusieurs sources. Cependant, certaines des personnes les plus riches et les plus puissantes du monde se sont retrouvées dans l’orbite du Bhoutan. En novembre, lors de son deuxième voyage à New Delhi, le roi a rencontré le milliardaire indien Gautam Adani, fondateur et président du conglomérat Adani Group, pour discuter des possibilités de développement au Bhoutan. Gautam Adani a même partagé une photo de leur rencontre sur Instagram.

Le nom du capital-risqueur américain Tim Draper est également apparu dans les conversations du palais, selon plusieurs sources au courant du réseau personnel du roi, et son incubateur technologique, Draper Startup House, s’est déjà engagé dans des programmes d’entrepreneuriat locaux. Le prince Lorenzo de Medici, qui se décrit lui-même comme un descendant de la maison italienne des Médicis, est un autre membre de cet entourage. Il a déclaré à Forbes qu’il était proche de la famille royale et qu’il l’avait conseillée sur des opportunités d’investissement. Il a toutefois précisé qu’il n’avait « pas encore été approché pour construire le projet de mégapole ».

La mégapole est l’un des derniers paris du Bhoutan pour un avenir plus sûr. Alors que le pays s’efforce de moderniser son économie et d’endiguer la vague de migration de masse, qui menace actuellement de compenser complètement la nouvelle croissance de la population, selon les données nationales sur l’immigration, son gouvernement a poursuivi une série de projets ambitieux qui, selon lui, soutiendront ses finances, mettront les gens au travail et empêcheront l’exode des jeunes qui sont de plus en plus nombreux à partir pour de meilleures opportunités à l’étranger. Une partie de ces efforts a consisté pour le royaume à cultiver un vaste portefeuille de cryptomonnaies et à établir un partenariat avec le géant singapourien du minage de bitcoins, Bitdeer. Le mois dernier, Forbes a également identifié plusieurs mines de bitcoins clandestines appartenant au gouvernement et dont l’emplacement n’avait jamais été divulgué publiquement.

 

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