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« S’interroger sur le capitalisme, pour les Américains, c’est comme s’interroger sur l’air qu’on respire »

Rockefeller et Rockefeller Junior, New York, vers 1910

Réalisateur de documentaires historiques, Cédric Tourbe est à l’origine d’une trilogie consacrée au capitalisme américain disponible depuis novembre dernier sur Arte. Son documentaire intitulé « Capitalisme américain le culte de la richesse » revient sur la naissance du capitalisme aux Etats-Unis. 

Habitué des longs métrages sur les rouages du pouvoir en France et en Afrique, le réalisateur Cédric Tourbe propose dans un documentaire intitulé « Capitalisme américain le culte de la richesse » sur Arte, une critique du capitalisme américain à travers les mythologies qu’elle a façonnées. Le documentaire retourne sur les traces des premiers « self made men » devenus « génies visionnaires », qui ont influencé et influencent toujours le monde. Pour Forbes France, Cédric Tourbe revient sur les répercussions du capitalisme américain de 1870 à nos jours, en passant des premiers milliardaires américains à l’effervescence de la Silicon Valley dans les années 1990. 

 

S’intéresser au capitalisme des Etats-Unis, c’est selon vous s’intéresser au modèle universel du capitalisme ?

Cédric Tourbe : Alors non, je ne crois pas. Je pense qu’il existe un modèle capitaliste américain, comme un modèle capitaliste français, même si je pense que le modèle capitaliste est très inscrit dans l’histoire des États-Unis, et peut-être plus que dans d’autres pays.
Le capitalisme, ça signifie l’accumulation du capital d’abord et ça commence très tôt, déjà dans les premières plantations aux Etats-Unis, où on a pu voir les premières fortunes se créer grâce au capitalisme. Par exemple, le président le plus riche de l’histoire des États-Unis, c’est George Washington et cela encore aujourd’hui. C’était un planteur richissime qui fait partie des précurseurs du capitalisme.
Le capitalisme américain, c’est un modèle particulier qui commence à
la première révolution industrielle, autour du charbon, du pétrole, de l’acier, dans des proportions absolument inimaginables. Ce sont des retombées économiques qui vont les surprendre eux-mêmes et qui vont leur poser d’ailleurs un certain nombre de problèmes qu’on raconte dans le premier épisode. C’est-à-dire qu’on est à l’origine dans une société que les pères fondateurs voulaient non pas égalitaire, mais disons que c’est une société qui traditionnellement se méfie de la richesse ostentatoire.
Or, émerge une nouvelle aristocratie en une vingtaine d’années. Une aristocratie de l’argent dont toute la question est de savoir comment ils vont se débrouiller pour à la fois aménager leur démocratie, respecter les principes de liberté tout en tentant de pallier les inégalités qui deviennent soudainement absolument béantes, sachant que la société n’est absolument pas préparée pour ça.
Donc par son histoire, le capitalisme américain ce n’est pas un modèle universel, c’est un modèle propre aux États-Unis.

 

On a l’impression que la mythologie des premiers milliardaires américains était déjà bien documentée. Pourquoi avez-vous voulu vous y plonger ?  

C.T. : J’avais dans l’idée depuis pas mal de temps d’adapter un livre qui s’appelle Une histoire populaire des Etats-Unis de Howard Zinn qui est sorti il y a quelques années. On est plusieurs à avoir tenté le coup et beaucoup à s’être cassé les dents.
En fait, Howard Zinn, qui est un universitaire américain, raconte une histoire du capitalisme telle qu’on ne la connaissait pas. C’est-à-dire avec des luttes sociales extrêmement violentes. Ainsi, de fil en aiguille, j’ai été amené à travailler
avec Romain Huret, président de l’EHESS, spécialiste de l’histoire des États-Unis et en discutant avec lui, il m’a dit « Howard Zinn se plante complètement, parce qu’il a un biais marxiste, donc dans son livre il attend l’effondrement du capitalisme ». Pour lui, qui est un professionnel des Etats-Unis, ce n’est pas du tout une façon de voir qui est américaine. Il m’a expliqué que depuis une dizaine d’années, le capitalisme aux États-Unis est devenu un sujet d’études très sérieux chez les universitaires. Avant pour les Américains, s’interroger sur le capitalisme, c’était un petit peu s’interroger sur l’air qu’on respire, ça n’avait pas grand sens pour eux.
Donc voilà, j’ai eu l’idée de faire une grande fresque du capitalisme américain, dans ce qu’il y a d’original dans sa construction. D’un autre côté,
mes sources pour réaliser ce documentaire étaient énormes, j’en ai une bibliographique hallucinante avec une trentaine de bouquins d’universitaires différents. Je n’avais pas de livre en tant que tel et c’était la difficulté du projet. D’après moi pour faire cette fresque, il fallait revenir à l’origine avec des personnalités comme Rockefeller. C’est aussi essentiel parce que les Américains se réfèrent toujours à leur histoire d’origine. En 1999 avec le premier gros procès contre Microsoft, les journalistes américains s’y réfèrent de manière continuelle à l’histoire des premiers milliardaires.
Donc c’est pour ça qu’il faut raconter le capitalisme américain en revenant à l’origine et comprendre de quelle manière c’est important.

 

D’après vos recherches, la pérennité du capitalisme est-elle due au lien étroit qui existe entre économie et politique ? 

C.T. : Je pense que la pérennité du modèle économique tient surtout à l’innovation. C’est pour ça que il n’y a pas d’autodestruction du système comme le pensait Karl Marx. Il y a un économiste qui vient de mourir, qui s’appelait Robert Solow et qui a eu le prix Nobel autour de cette idée. Il montrait que finalement on est capable grâce aux prouesses techniques de toujours se réinventer.
C’est vraiment l’histoire des États-Unis et ça continue parce qu’ils sont premiers dans tous les domaines de recherche et ils attirent toujours grâce à ça. L’innovation et la recherche c’est ce qui fait tenir le système plus que l’économie et la politique.

 

Vous utilisez des archives d’articles du New York Times pour retracer l’histoire du capitalisme américain. Comment les avez-vous choisies et que révèlent-elles ?

C.T. : Ce qui m’amuse beaucoup dans les archives du New York Times, c’est que c’est un point fixe. Ce que je trouve d’intéressant, c’est qu’elles donnent une sorte d’idée globale d’un moment donné. Pour moi, le NYT permet presque à chaque fois de faire un état de l’opinion de l’époque.
Ce que je trouvais aussi intéressant, c’est que j’avais l’impression d’avoir accès en direct à Rockefeller et c’est très impressionnant de se plonger dans cette masse de données anciennes qui est numérisée. C’était très enrichissant parce que j’ai découvert pas mal de choses.
Par moments, je me suis amusé à citer des articles qui n’avaient à priori rien à voir avec le sujet. Dans le premier épisode, j’ai intégré des archives d’une course de voiture. Je me demandais : que veut dire une course de voiture en 1906 et qu’est-ce que sa raconte de la société de l’époque ?
‘est vraiment ce que j’ai cherché à raconter, prendre des éléments d’archives que je trouvais originales et qui étaient intéressantes pour raconter la société de l’époque.

 

Dans le documentaire, vous expliquez que les millionnaires américains utilisent la philanthropie comme un instrument ostentatoire, permettant d’éviter toutes critiques. Pourtant, ces dons représentent seulement 0,2% de leur fortune en moyenne. Comment expliquez-vous cela ? 

C.T. : J’explique cela parce qu’aux Etats-Unis, ceux qui donnent sont majoritairement les fondations. Il y a 70 000 fondations dans le pays.
Ensuite pour les millionnaires, il y a une morale religieuse qui les pousse à donner, car, lorsqu’on a trop, il faut redonner à la communauté. C’est un peu le mode de fonctionnement qu’on retrouve chez Rockefeller avec des sommes qu’on n’avait jamais connues au monde. A cette époque, c’était hallucinant la fortune qu’un seul homme pouvait posséder. Rockefeller à l’époque, un de ses fidèles lieutenant lui dit : «
Mais qu’est-ce que tu vas faire de tout ça. Il va falloir que tu en fasses quelque chose. » La solution qu’il trouve c’est la philanthropie.
Par contre, ce qui m’a marqué et qui explique le faible pourcentage, c’est qu’au moment où l’impôt sur le revenu est mis place en 1913 aux Etats-Unis, Carnegie et Rockefeller obtiennent presque automatiquement du Congrès que la philanthropie devienne une niche fiscale. Donc ça c’est un des aspects qui est très important pour comprendre ces dons. Un autre aspect, c’est que la philanthropie devient très vite une sorte de compétition. Elle permet de montrer qui est le plus riche, celui qui donne le plus et s’affiche en haut des classements. Dans les années 30, il y a des classements des meilleurs philanthropes de l’année, donc ne pas apparaître dans ce tableau c’est hors de question pour ces personnalités.

 

Pensez-vous qu’aujourd’hui encore le rêve américain, qui avait permis l’effervescence de la Silicon Valley avec la création d’entreprises dans la tech, est encore possible ?

C.T. : Je pense qu’il fonctionne toujours à plein régime. Je pense que ça fonctionne très bien. Il suffit de regarder les recrutements des universités américaines, ou il suffit de regarder les ingénieurs qui travaillent dans la Silicon Valley. Ils sont très attractifs. Ils ont cette capacité à attirer les meilleurs talents. Et ça, pour moi, ça revient à la question du progrès technique et de l’innovation. C’est ce qui leur garantit leur place de numéro un et ils l’ont bien compris, et je pense qu’ils le font plutôt très bien. Leur politique économique est basée sur l’innovation pour être attractif et donc toujours garantir cette effervescence.  

 

Pour vous, qui sont aujourd’hui les nouveaux représentants des mythologies créées par Rockefeller et Carnegie, de « self made man »

C.T. : Il y en a plusieurs. Déjà Jeff Bezos, il y a aussi Elon Musk, dans un autre registre, il y a Mark Zuckerberg, et évidemment, il y a Bill Gates. Ce que je constate, c’est que la Silicon Valley a effectivement renouvelé le mythe du « self-made man ». Désormais on appelle ça « le génie visionnaire ».
Pour comprendre ces mythes, il faut comprendre comment fonctionne
réellement la Silicon Valley. La Silicon Valley, c’est un mélange d’investissement public et d’investissement privé. C’est aussi de la recherche universitaire qui va être mise en application par des boîtes privées. Il y a une forte imbrication entre progrès technique et investissement. C’est aussi l’imbrication du public et du privé.
Donc l’histoire du génie visionnaire est pour moi
difficile à croire. C’est plutôt des têtes de gondole qu’on va mettre en avant. Par contre, il y a un acteur qu’on fait disparaître depuis une quarantaine d’années et qui est pourtant ultra puissant aux États-Unis, c’est l’État fédéral. La Silicon Valley sans les commandes publiques, donc tout ce qui est commandes militaires, il n’en reste plus grand-chose en termes de production. La Silicon Valley, ce n’est pas que des iPhone, et pour le coup, tout ça s’est effacé de l’histoire officielle et c’est une forme de tabou. Dans la Silicon Valley, on met en avant des personnages ou des entreprises qui font rêver le grand public, mais si on creuse, on se rend compte qu’en réalité, ça ne fonctionne pas.
Le génie visionnaire,
il n’arrive pas tout seul, il est en réalité très accompagné et quelque part formaté. C’est de la mythologie ; toute société se construit autour de mythologies. Mais c’est une mythologie telle qu’on a envie de la raconter, même si cette façon dont on veut la raconter veut dire quelque chose de très fort mais qui est absolument faux : c’est que tout le monde peut y arriver. Ce mythe, c’est une très vieille histoire puisque dans les années 1870-1880, il y avait déjà des romans qui s’achetaient à tous les coins de rue et qui racontaient cette histoire.
Désormais ce mythe continue et se réinvente, mais pourtant il reste faux.

 

A la fin du documentaire, vous faites une critique du capitalisme américain actuel. Selon vous, qu’est-ce qui aujourd’hui pourrait permettre de contrebalancer l’enrichissement des ultras riches au détriment de la classe moyenne et des pauvres ? 

C.T. : Qu’ils payent leurs impôts. C’est tout simple.

 

Mais encore ?

C.T. : C’est tout simple. Ils le savent. Tout le monde le sait et eux-mêmes le savent. Il faut prendre l’exemple de Warren Buffett. Ce que dit Warren Buffett, c’est « que en tant que milliardaire, je paye mes impôts et ma secrétaire, parce que c’est possible ». Si vous voulez limiter l’enrichissement des ultra riches, il faut qu’ils paient leurs impôts et il faut résoudre le problème de toutes les niches fiscales qui ont été créées depuis les années 80. C’est la seule solution et ils le savent très bien. Que fait Biden depuis qu’il est arrivé au pouvoir ? Il fait ce que font tous les présidents démocrates depuis Franklin Roosevelt. C’est-à-dire que les démocrates, traditionnellement, sont appelés au pouvoir pour, je cite, « soigner les maux de l’Amérique ». Biden avec son grand plan d’investissement, il a fait des routes, il a refait les ponts parce que ça fait 50 ans qu’aux Etats-Unis on ne s’en occupe plus. Ils ont abandonné la notion de collectif et de collectivité. Biden dans son plan, il veut faire ce que la collectivité ne fait plus depuis 40 ans, parce que les comptes des collectivités sont à sec et ils sont à sec parce que les gens ne payent pas leurs impôts. Les Etats-Unis, c’est un pays ultra riche mais qui est en pleine dégradation du fait de son système.

 


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