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« Pour être un bon prof, il faut aller sur le terrain, sinon c’est juste de la malhonnêteté intellectuelle »

Source : Image personnel Bertrand Monnet Mexique – Avec le boss d’un clan du cartel de Sinaloa (II) – 06 / 21

Diplômé de Saint-Cyr et professeur à l’Edhec, Bertrand Monnet est spécialiste de l’économie du crime. Pour le Monde, il a mené une enquête sur le trafic des opioïdes, qu’il diffuse dans la série « Narco Business ». 

Dix ans que Bertrand Monnet fait des recherches sur l’économie parallèle des trafics de drogue. Ces connaissances, il les partage à ses étudiants à l’Edhec, une grande école de management, au sein de la chaire management des risques criminels. Il y enseigne les effets du commerce de la drogue sur l’économie légale, en partant de sa production jusqu’à son blanchiment. En 2023, il collabore avec le journal le Monde, dans une série documentaire de trois épisodes et une vidéo coulisse, diffusant deux ans d’enquête sur les narcotrafiquants du cartel de Sinaloa au Mexique. Cette mini-série intitulée « Narco Business »,  permet de découvrir cette organisation mafieuse, l’un des plus gros producteurs de fentanyl au monde Bertrand Monnet revient pour Forbes sur sa double casquette d’enquêteur et d’enseignant à l’école de management de l’Edhec. 

 

Un professeur d’une grande école de management en infiltration dans des quartiers mexicains, c’est un peu contre-intuitif, vous ne trouvez pas ? 

De façon certaine, probante et non fantasmée, il est essentiel de faire ce que font des collègues sur d’autres sujets, que ce soit en droit, ou en stratégie : il faut faire des études de cas. C’est-à-dire aller observer une réalité sur le terrain, la décrypter et l’expliquer en cours aux étudiants. Mon sujet, ce n’est pas le droit et la stratégie, c’est l’économie du crime. Il s’agit d’aller voir et d’aller comprendre sur le terrain comment cet argent sale est créé. Il est notamment créé par le trafic de drogue de cocaïne ou d’autres drogues de synthèses comme le fentanyl. C’est un vrai sujet en Amérique du Nord et ces drogues sont produites par des multinationales du crime, comme celle sur laquelle je travaille, en l’occurrence, le cartel de Sinaloa, le plus grand cartel méxicain. Depuis plusieurs années maintenant, je passe plusieurs semaines par an, au contact de managers de trafiquants qui appartiennent à ce réseau. C’est cette organisation que j’interviewe pour le Monde et avec laquelle j’observe la production de ces drogues dans des laboratoires. Faire cela, ce n’est pas exotique, c’est logique. Ça peut paraître paradoxal, mais au contraire,  quand on est un professeur qui travaille sur l’économie criminelle, si on ne va pas observer sur le terrain ces sujets-là, on ne fait pas son métier.

 

Comment avez-vous été contacté par le journal le Monde ? Comment cette collaboration s’est-elle mise en place afin de créer la série Narco Business ?

C’est ancien, je les ai contactés en 2007. Je faisais la même chose qu’aujourd’hui mais au Brésil. Je préparais un documentaire télévisé sur une organisation qui s’appelle le PCC (Primeiro Comando da Capital) qui est une mafia brésilienne ultra-violente, par laquelle j’ai été enlevé le 28 octobre 2016 à São Paulo, dans une zone qui s’appelle Cracolandia. J’ai été enlevé avec mon fixeur. Ils voulaient nous tuer. Finalement, on a été libérés. Ils ont décidé que je n’étais pas coupable parce qu’il pensait qu’on était policiers, ce qui n’était évidemment pas le cas. De cette étude du PCC que j’avais commencé, puis de cet enlèvement, j’ai fait un premier reportage que j’avais proposé au Monde car au moment de ma libération, j’ai compris qu’un événement comme ça, je n’en vivrai plus dans ma vie. Je me suis dit qu’il y avait un truc à faire comme je suis prof d’économie criminelle. J’ai donc gardé contact avec le boss du PCC, qui m’a dit « Pourquoi pas ? ». J’ai tapé mon numéro sur son iPhone et quinze jours après, il m’a recontacté. Je suis retourné à San Paolo faire son interview. Et c’est comme ça que j’ai fait un premier papier dans le Monde qui était à la fois une analyse de PCC, mais aussi un récit de kidnapping. Après, j’ai continué à écrire pour eux. J’ai fait une série de reportages sur le cartel de Sinaloa, mais sur le trafic de cocaïne et le trafic d’héroïne, il y a trois ans. Finalement, j’ai proposé au Monde  non seulement d’écrire des papiers avec eux, que je signe au titre de l’EDHEC, mais je leur ai aussi proposé une coproduction : Edhec et le Monde, grâce à leur service vidéo qui est un service incroyable. Ensuite, j’ai rencontré Charles-Henri Groult, le patron du service vidéo, qui a trouvé le projet sympa. On s’est tout de suite très bien entendus et on a démarré comme ça.

 

Que vous a apporté le montage de vos images par le quotidien le Monde

Alors moi, je suis l’auteur, je fais l’enquête et les images et je suis co-réalisateur avec Charles-Henri Groult. Dans ce service, ce sont des journalistes, ce ne sont pas des monteurs ou des infographistes. Dans la partie éditoriale, le Monde est évidemment hyper présent, à la fois sur les documentaires vidéo, mais aussi sur le papier, car chaque épisode donne lieu à un article sur le site. Le Monde, c’est pas seulement une boîte de production, c’est beaucoup d’infographie, de motion design, c’est des moyens importants. L’objectif était vraiment d’être très pédagogue dans la série. Ce format est génial, parce qu’en télévision, on ne peut pas faire des alternances comme ça entre des séquences, des explications en plateau et autant de motion design. Le motion design, ça coûte très cher et à la télévision, ça ne passe pas bien parce que le risque, c’est que le téléspectateur décroche. Alors que là, sur ce format, c’est parfait. C’est un ovni, mais un ovni qui vole bien. On n’a pas inventé un format, mais on l’a vraiment poussé à fond. 

 

N’étant pas un journaliste, vous êtes-vous senti légitime à produire un documentaire ? 

Oui, car ceux qui ont décidé de me faire confiance, c’est la rédaction du journal le Monde, qui est pour moi le plus grand journal quotidien de France, et l’un des plus grands d’Europe. Evidemment, je suis relu comme tous les journalistes de la rédaction, mais très peu réécrit. Même si je ne suis pas journaliste, je me sens légitime d’une part à écrire et d’autre part à réaliser ces documentaires parce qu’auparavant, j’ai réalisé trois documentaires télévisuels, pour Canal+ et pour plusieurs chaînes en français et en anglais.

 

En quoi vos travaux de recherches sont-ils intéressant d’un point de vue universitaire ? Et comment votre collaboration avec le Monde, est-elle reçue par vos pairs ? 

Je ne fais pas de publication académique. Le doyen de l’Edhec m’a fait confiance quand je lui ai parlé du projet. Il m’a dit OK, pour une raison simple, c’est qu’à l’Edhec, l’académique c’est hyper important, mais notre idée depuis toujours, c’est d’avoir un impact au-delà de nos étudiants. On se bat pour former nos étudiants de la façon la plus précise et la plus exigeante possible. Le projet c’est d’aller au-delà des campus et de toucher un auditoire qui n’est pas seulement composé de nos étudiants. Donc collaborer avec le Monde, ça entrait pleinement dans cette stratégie. Je fais de la publication avec un auditoire beaucoup plus large, avec la même exigence qu’un professeur qui va publier dans une revue universitaire classée par le Financial Times. C’est-à-dire, ça prend à peu près autant de temps, ça prend plusieurs mois voire plusieurs années. C’est surtout aussi sélectif, parce que pour publier avec le Monde, quand on n’est pas journaliste de la rédaction, c’est très dur. Mais voilà, il y a la confiance, il y a l’exigence du travail tout comme le font les pairs qui font des publications académiques.

 

D’après vous, en quoi les cours novateurs donnés par la chaire management des risques criminels à l’Edhec, dont vous êtes le directeur, sont-ils désormais devenus nécessaires dans la formation de futurs entrepreneurs en école de management  ?

Il y a plusieurs raisons. Certaines sont anciennes, parce que cette chaire je l’ai montée il y a 19 ans. Depuis, il y a des risques criminels qui colonisent l’économie légale comme le blanchiment d’argent. Grâce au blanchiment d’argent, des organisations mafieuses prennent le contrôle d’entreprises légales avec lesquelles d’autres entreprises légales vont devoir travailler. Par exemple, on peut se retrouver en tant qu’entreprise de la grande distribution à travailler avec des fournisseurs qui, vous ne le savez pas, appartiennent à la Camorra, la mafia de Naples. On forme beaucoup d’étudiants qui vont en finance, et on sait que nos étudiants, qui travaillent en banque sont exposés à l’argent sale, parce que pour blanchir leur argent, les mafias utilisent les banques. Grâce à la chaire, on peut leur expliquer à quoi ça ressemble, quel bruit ça fait pour qu’ils puissent le détecter et faire en sorte que les grandes banques multinationales dans lesquelles ils travailleront ne soient pas utilisées par les narcos. Il y a aussi un autre sujet très ancien, c’est la contrefaçon. La contrefaçon, c’est entre 7 et 8 % du commerce mondial. Il y a la contrefaçon du luxe, mais il y a aussi des composants électroniques. Ça touche l’économie de plein fouet, quel que soit le secteur. Donc il faut former ces gens qui seront aux manettes de boîtes plus tard. Et puis, il y a un sujet plus récent, auquel on s’intéresse depuis une grosse dizaine d’années, c’est la cybercriminalité. C’est un enfer pour toute entreprise à cause des ransomware. Ce sont des extorsions de hackers, qui arrivent à infiltrer un virus informatique sur les serveurs d’une entreprise et le cryptent. C’est-à-dire que l’entreprise n’a plus accès à ces informations. Aujourd’hui, ça touche près de 40% des entreprises. Il faut l’expliquer aux étudiants et pour cela, je rencontre de vrais hackers à qui je demande de participer à mes cours. Pendant le cours, le hacker est à distance et partage son écran avec moi mais nous n’avons que sa voix. Il nous explique comment il met une cyberattaque en place et nous montre toutes les informations auxquelles il pourrait accéder, et s’arrête avant de commettre l’infraction. Ce que je dis à mes étudiants c’est : vous lui avez donné le nom d’une boîte et en trois minutes il rentre dans ses serveurs. C’est important en termes de pédagogie pour les étudiants. La méthode de la chaire management c’est expliquer l’économie criminelle par ceux qui la font. Sur ces sujets-là, pour être un bon prof, il faut aller sur le terrain, sinon c’est juste de la malhonnêteté intellectuelle.

 

Vous dites rapporter une réalité économique essentielle aux élèves de l’Edhec. Quelles sont leur réaction lors de vos révélations suite à vos recherches ?

Je n’utilise jamais de supports vidéos qui puissent choquer qui que ce soit. Ensuite, je leur explique en introduction de chaque cours pourquoi je suis légitime et autorisé à aller filmer ces gens. Je leur dis que je le fais dans le cadre de reportages pour le Monde et donc à ce titre, je bénéficie d’une protection. Les cours sont généralement en anglais parce que dans les étudiants il y a 30 à 40% de français maximum. Le reste viennent d’autres nationalités et c’est vraiment important parce qu’une étudiante indienne, ne va pas avoir la même réaction quand on parle de contrefaçon qu’un étudiant péruvien ou une étudiante américaine. C’est passionnant pour un professeur de voir que les différences culturelles, même face à ce sujet là, sont très importantes. 

 

Sachant que le milieu du trafic de drogue, et encore plus dans les cartels mexicains, est un milieu extrêmement fermé et dangereux, comment vous y êtes-vous fait une place afin de construire votre recherche ? 

Au début c’est très progressif, je ratais tout ce que j’entreprenais. Petit à petit, j’ai commencé à rencontrer des gens intéressants qui m’en ont présentés d’autres. Ça demande beaucoup de temps et surtout l’acceptation de l’échec, je dois rater 75% de ce que j’entreprends. La dernière fois que j’y étais, j’y suis encore allé pour rien. J’ai attendu trois semaines pour rien parce que le chef narco que je voulais voir avait finalement autre chose à faire. J’ai le temps de me faire une place et d’être connu par les trafiquants, donc il n’y a pas de risque pour moi. C’est que de la préparation très minutieuse et du réseau. 

 

En quoi le circuit commercial international du M30, fentanyl transformé en drogue par les narcotrafiquants, est-il devenu un intérêt économique à part entière aujourd’hui ?

Le M30 génère des dizaines de milliards de dollars de profit. Les profits de cette drogue ne sont pas stockés en cash dans des containers. Ils sont blanchis, c’est-à-dire qu’ils sont transformés en argent placé sur des comptes en banque un peu partout dans le monde. Et après, ils sont réinjectés dans l’économie légale. C’est la première raison pour laquelle l’argent de la drogue pose un vrai problème à l’économie légale. L’autre c’est que pour blanchir, les narcos utilisent des banques, et surtout des États bien précis qu’on appelle des paradis bancaires. Notamment à Dubaï. Ceci pose un problème parce que Dubaï c’est quand même une place immobilière, une place financière et un hub d’entreprises de premier plan. Dubaï est très attirant pour les narcos, comme je l’ai dit dans les documentaires. C’est un hub de l’économie et de la finance internationale, qui est colonisé par l’argent sale. 

 

Lors du tournage avez-vous fortement ressenti les tensions existantes entre les narcotrafiquants mexicains et les Etats-Unis ? 

Oui, les USA ont clairement décidé de faire la guerre aux narcos. La DEA (agence américaine anti-drogue) a vraiment déployé des efforts importants pour lutter contre les cartels. Le fentanyl, c’est la première drogue responsable des 130 000 personnes décédées par overdose d’opioïde aux États-Unis. C’est devenu la première cause de mortalité des 25-45 ans aux US après les suicides et les accidents de la route. Donc c’est un vrai problème de société aux USA. Les États-Unis font pression sur l’État mexicain pour qu’il lutte contre le cartel. Sur le cartel de Sinaloa, dans son état, c’est spécifiquement dans la ville de Culiacan la capitale, il y a des agents de la DEA. C’est des narcos qui me le disent, il y a des drones qui tournent autour de la ville, même des opérations en permanence, beaucoup plus fortes que ce qui existait quand on a commencé à bosser sur le cartel.

 

Malgré votre formation d’origine, à Saint Cyr, l’académie militaire française, les situations périlleuses dans lesquelles vous vous êtes trouvé durant les deux ans de tournage du documentaire “Narco Business” n’ont pas été trop dangereuses ? Vous êtes-vous toujours senti en sécurité ? 

Ce que m’a apporté ma formation à Saint-Cyr, je pense que c’est la résilience. C’est-à-dire que c’est une formation qui est très exigeante parce qu’elle est à la fois intellectuelle, militaire et physique, il faut tout faire en même temps. On apprend à être résilient, à ne jamais se décourager. On apprend à accepter l’échec et à toujours se relever. On ne se contente jamais d’être moyen. Pour la gestion des situations de risque, ça remonte à il y a 26 ans, mais je dirais forcément que ça m’a aidé, même si j’ai toujours maintenu mon physique.

 

Après avoir vu le documentaire, on peut se demander si vous êtes plutôt de tempérament raisonné avec beaucoup de sang froid ou alors intrépide.

Dans ces milieux, les personnes intrépides ont peu d’espérance de vie. Si vous êtes intrépide, ces gens, vous ne les rencontrerez jamais, parce qu’ils n’aiment pas ça. Vous pouvez les mettre en danger. Eux, ce sont des gens calmes, qui font malheureusement du business. Les narcos ne supportent ni les têtes brûlées, ni les grandes gueules, ça ne marche pas. Ça ne peut pas marcher parce qu’il faut être très calme pour  gagner leur confiance. Moi, ça m’a pris 10 ans en étant vraiment hyper zen, sinon ça ne marche pas. De toutes façons, si vous n’êtes pas calme, il y a des situations à risque que vous n’allez pas détecter. Il faut être posé, pour se dire « là ça craint », je pars et je reviens dans un mois.

 

Votre travail n’a-t-il pas été censuré par les narcotrafiquants ? A t-il posé problème aux autorités mexicaines ?

Jamais, mais il y a des règles à respecter. Les narcotrafiquants savent exactement quand je filme et ce que je filme. C’est-à-dire que quand je fais une interview, je fais un premier rush, puis je retourne la caméra et je montre à la personne que j’interviewe comment il va apparaître, sachant qu’il est toujours cagoulé. En plus, on les floute et on change leurs voix. Quand je filme dans les laboratoires, je ne filme que quand ils m’autorisent à le faire. Il ne faut jamais filmer quand vous arrivez sur un laboratoire, parce que vous allez dévoiler où il se trouve. Je me conforme toujours à ce qu’ils me disent. Pour les autorités, il n’y a jamais de problèmes car elles le savent déjà. Elles connaissent cette économie parallèle et n’ont pas besoin de mes informations. Par contre, j’ai des retours de magistrats français sur mes documentaires, qui travaillent sur la criminalité internationale. Ce sont des professionnels, qui me disent qu’effectivement ils constatent dans leur travail ce que j’explique dans mon documentaire. Avoir des retours de professionnels, c’est important pour moi, pour mon travail. 

 

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