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Transparence salariale : l’ère du bricolage est-elle (enfin) en phase terminale ?

En mai 2023, une directive européenne est adoptée pour renforcer l’application du principe d’égalité salariale entre les hommes et les femmes au moyen d’une transparence accrue. Elle devrait être transposée dans le droit français pour juin 2026 au maximum.

Un article écrit par Sandrine Dorbes, experte en politiques de rémunération, et Virgile Raingeard, CEO de Figures

 

Cette date marquera-t-elle l’histoire de l’égalité salariale, au même titre que les autres ?  1957, d’abord, avec le traité de Rome : l’égalité de rémunération entre hommes et femmes pour un même travail devient un principe fondateur de la construction européenne. Puis 1972, en France, où la loi inscrit pour la première fois dans le Code du travail l’obligation d’une rémunération égale pour un travail « de valeur égale ». Jusqu’à ce changement de paradigme pour l’Europe.


Car après des décennies de bonnes intentions, force est de constater que les écarts de salaire entre les hommes et les femmes persistent : plus de 14,2 % en France en 2023 selon l’INSEE. L’index de l’égalité professionnelle a permis de poser quelques jalons, mais les progrès restent trop lents. Pourquoi ? Parce que les biais s’installent très tôt — dès le recrutement, dès les premières négociations. Parce que les règles internes, quand elles existent, restent floues, rarement formalisées, souvent soumises à l’appréciation d’un petit nombre. La directive sur la transparence des rémunérations prend acte de ces limites. Elle ne propose pas une énième déclaration de principe, mais impose aux entreprises de dire, noir sur blanc, comment elles décident, pourquoi elles rémunèrent, et ce qui justifie les écarts. Avec la directive sur la transparence des rémunérations, il ne s’agit plus seulement d’énoncer un principe, mais d’obliger à en démontrer l’application.

 

Mais ne vous y trompez pas : cette directive ne se limite pas à la question, déjà cruciale, de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Elle est bien plus ambitieuse que ça, elle va bien plus loin en changeant profondément les règles du jeu.

Bien au-delà de l’obligation de reporting elle inverse la charge de la preuve : ce n’est plus au salarié ou à la salariée de soupçonner, d’interroger, de comparer à tâtons. C’est à l’entreprise d’expliquer que ses décisions sont justes, fondées, cohérentes. Il s’agit d’assumer une politique claire plutôt que de se retrancher derrière des usages ou des intuitions.

C’est peut-être là sa portée la plus radicale : elle transforme la rémunération en un sujet de gouvernance. Elle oblige à passer du “on gère au cas par cas” à “voici nos règles, et voilà pourquoi nous les appliquons ainsi”. Elle impose de rendre les écarts lisibles, les critères compréhensibles, les décisions défendables. Elle fait sortir la reconnaissance du flou confortable où elle se logeait trop souvent.

 

Contrairement à ce qui est parfois craint, il ne s’agit pas d’imposer une transparence totale, ni de publier tous les salaires. Ce que la directive rend incontournable, ce sont deux questions simples, mais rarement posées clairement en entreprise : comment les salaires sont-ils définis ? Et comment évoluent-ils dans le temps ? Si la réponse tient en deux mots — “selon profil”, ou pire, “selon négociation” — c’est qu’il y a un problème. Ce que les salarié·es attendent, ce n’est pas un tableau Excel, mais un cadre clair, explicable, qui tienne debout quand il est interrogé.

Ce basculement ne tombe pas du ciel. Il reflète un mouvement de fond dans la société. La défiance envers les décisions opaques grandit, y compris au sein des organisations. Une nouvelle génération de salarié·es arrive — ou plutôt, est déjà là. Vous les entendez déjà, dans l’open space ou sur Teams, comparer leurs fiches de paie, échanger sur les fourchettes, questionner les écarts. Elles et ils ne demandent pas nécessairement une égalité parfaite, mais une ligne claire. Ce qu’ils et elles attendent, c’est de la cohérence, une capacité à dire pourquoi certaines personnes gagnent plus, comment évolue une rémunération, et ce qui justifie une différence. Ce qui, hier, relevait du tabou devient aujourd’hui un sujet légitime — et demain, un standard.

Ce que la directive change, c’est la manière même de piloter la rémunération. Il ne sera plus possible de fixer un salaire au gré des urgences ou des habitudes héritées. Il faudra pouvoir tracer les décisions. Cela suppose de clarifier les règles, d’objectiver les critères, de former les managers à expliquer leurs arbitrages sans se réfugier derrière des pratiques implicites. Il ne s’agit pas de supprimer la liberté de décision managériale — mais d’en redéfinir les contours. Décider reste possible, à condition d’être capable de le justifier.

Dans beaucoup d’entreprises, ce chantier commence à peine. Les règles sont floues, les outils manquent, les parcours sont peu lisibles. Ce n’est pas de la mauvaise volonté. C’est souvent une gestion pragmatique, empirique, qui a fini par devenir illisible.

 

Mais ce flou, hier toléré, devient aujourd’hui un angle mort stratégique, car à mesure que les exigences montent, les risques se précisent : tensions internes, soupçons d’arbitraire, contentieux, perte d’attractivité, sanctions administratives.

La directive peut pourtant être un levier. Elle oblige à sortir du bricolage, à relier les choix de rémunération à une vision d’ensemble, à offrir aux équipes un cadre lisible pour se situer et se projeter. Les entreprises qui feront ce travail ne perdront pas leur capacité à décider : elles gagneront en cohérence, en crédibilité, en confiance. Elles seront ainsi mieux armées pour répondre aux attentes qui montent — sans improviser.

 

La transparence salariale n’est pas une menace. C’est une chance de remettre à plat ce qui, trop longtemps, a reposé sur des règles implicites, des exceptions permanentes, ou des décisions indéfendables. Une occasion de restaurer la confiance, d’aligner les discours et les pratiques, et de reprendre la main sur un sujet que beaucoup d’organisations ont laissé dériver faute de cadre clair.

 

À condition de ne pas réduire ce texte à un dossier juridique parmi d’autres. Ce qui se joue ici, ce n’est pas un reporting de plus, c’est un vrai changement de culture. Une nouvelle manière d’exercer l’autorité, une exigence de lisibilité, de responsabilité, de cohérence. Pas pour faire plaisir à Bruxelles, mais pour tenir debout face à ses propres équipes.

 


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