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Guess quitte la Bourse : un signal fort sur la difficile compatibilité entre mode et marchés

GUESS
Bus advertisement for Georgina for Guess, the well known high street clothing brand on 4th December 2024 in London, United Kingdom. Georgina Rodriguez is a model, author and influencer who has worked in collaboration with Guess previously. (photo by Mike Kemp/In Pictures via Getty Images)
Alors que le marché de la mode traverse un moment de recomposition profonde, Guess Inc. a choisi de tourner une page majeure de son histoire. Le 20 août 2025, la marque américaine emblématique annonçait sa sortie de la Bourse, via un accord de 1,4 milliard de dollars avec Authentic Brands Group. Une manœuvre qui, au-delà du cas Guess, pose une question centrale : les marchés publics sont-ils encore compatibles avec les dynamiques du secteur de la mode ?

Guess n’a jamais eu peur des choix radicaux. Après plus de quarante ans de cotation, la marque de denim au logo triangulaire tourne le dos à Wall Street pour redevenir privée. Une décision qui surprend moins par son principe que par ce qu’elle révèle du marché. Dans un secteur où la fast fashion écrase les marges et où les investisseurs sanctionnent la moindre contre-performance trimestrielle, Guess fait le pari de se réinventer hors des radars boursiers. La transaction, qui place la propriété intellectuelle au centre de l’équation, envoie un message clair : dans la mode, l’image vaut désormais plus que le retail.

Dans le détail, l’opération valorise Guess à environ 1,4 milliard de dollars « dette comprise », pour un prix de 16,75 dollars par action. Cela représente une prime de 26 % par rapport au dernier cours coté avant l’annonce, et de près de 73 % par rapport au cours « non affecté » du 14 mars 2025. L’accord est structuré en deux volets : d’un côté, Guess quitte Wall Street, s’affranchit des exigences de transparence imposées aux sociétés cotées et gagne en liberté d’action ; de l’autre, Authentic Brands Group, géant américain spécialisé dans la gestion de marques, acquiert 51 % d’une entité détenant la quasi-totalité de la propriété intellectuelle (logo, image, licences). Les cofondateurs Maurice et Paul Marciano, aux côtés du PDG Carlos Alberini, conservent 49 % de cette IP ainsi que la direction des opérations (retail, production, e-commerce), désormais libérées du carcan des publications trimestrielles. La finalisation de la transaction est attendue au quatrième trimestre de l’exercice fiscal 2026, sous réserve d’approbations réglementaires.

« Grâce à cette transaction, nous avons hâte de nous appuyer sur les progrès significatifs réalisés pour renforcer notre organisation, améliorer la notoriété de la marque et accroître l’engagement de nos clients », a déclaré Carlos Alberini, PDG de Guess, dans un communiqué officiel.

Miser sur l’image : une bonne idée ?

Quitter Wall Street, pour Guess, c’est avant tout se libérer d’un cadre devenu trop étroit. Les exigences de rentabilité à court terme, les publications trimestrielles, les arbitrages imposés par les marchés : autant de contraintes peu compatibles avec les cycles longs de la mode et l’incertitude propre à une industrie rythmée par les tendances.


En prenant ses distances avec la Bourse, la marque fait aussi un choix d’époque : miser sur l’intangible. Ce que Guess vend aujourd’hui, ce n’est plus seulement du denim ou des sacs à main, mais une image, un héritage, un capital culturel activable. Ce virage vers une logique de propriété intellectuelle, à l’instar de ce que déploie Authentic Brands avec ses autres enseignes, transforme la marque en actif licensable, exportable, monétisable sans nécessairement produire ou distribuer directement. C’est le modèle « asset-light » qu’Authentic revendique sur un portefeuille de plus de 50 marques.

Mais est-ce vraiment une bonne idée ? Ce gain patrimonial s’accompagne d’un changement profond : Guess devient majoritairement dépendante de la logique de monétisation imposée par Authentic Brands. Le modèle hybride IP/retail repose sur une séparation des fonctions : l’image d’un côté, l’exploitation de l’autre, qui peut générer tensions et divergences stratégiques. Ce découplage, de plus en plus courant dans le luxe, vise à rentabiliser chaque brique de valeur, mais suppose une gouvernance agile et une vision commune.

À l’annonce du deal, le titre a bondi d’environ 26 % en séance, signe d’un accueil positif immédiat. Mais à plus long terme, l’efficacité de ce nouveau schéma dépendra de la capacité de Guess à maintenir la cohérence entre son storytelling global et la réalité de ses points de contact avec le public. L’enjeu sera de préserver son identité sans la diluer dans un portefeuille de marques piloté à distance.

La mode est-elle (encore) compatible avec la Bourse ?

La question mérite d’être posée : est-ce que la mode a jamais vraiment été faite pour la Bourse ? Ces dernières années, plusieurs marques ont quitté les marchés financiers. À chaque fois, un même constat revient : difficile de faire cohabiter la logique créative de la mode avec les exigences de rentabilité immédiate imposées par les actionnaires.

En quittant le Nasdaq, Guess rejoint un mouvement déjà amorcé. Superdry a choisi de sortir de la Bourse de Londres pour se réorganiser en profondeur (radiée en juillet 2024). Nordstrom a quitté la cote en mai 2025 après un rachat par la famille fondatrice et le détaillant mexicain Liverpool, pour 6,25 milliards de dollars. Victoria’s Secret, en revanche, est restée cotée : en mai 2025, l’enseigne a même activé un « poison pill » pour se protéger d’une montée au capital.

Comme le résume un rapport de McKinsey (State of Fashion 2025) :

« Les marchés publics demeurent un environnement complexe pour les marques de mode, où la volatilité des tendances et du comportement des consommateurs se heurte à l’exigence d’investisseurs qui réclament des résultats trimestriels prévisibles »

Ces cas ne garantissent pas le succès, mais ils illustrent une volonté partagée : reprendre le contrôle. Car rester coté, c’est devoir rendre des comptes tous les trois mois, être compressé dans un modèle où la rentabilité prime sur l’image et où l’on mesure la valeur d’une marque à la régularité de ses dividendes. Une collection qui ne plaît pas, une campagne mal reçue, un repositionnement trop lent : chaque erreur est immédiatement sanctionnée. Or, dans la mode, l’instinct et l’expérimentation font partie du processus. Le fait de ne plus être coté permet à une marque de se réinventer sans subir les à-coups des marchés.

Ce mouvement révèle aussi une autre limite du système boursier : sa difficulté à mesurer ce qui fait la vraie valeur d’une marque aujourd’hui. Pas seulement les ventes, mais l’image, l’histoire, la relation à la communauté. Des éléments qui ne rentrent pas dans les tableaux Excel des analystes.

C’est sur cette idée que repose le modèle d’Authentic Brands. Le fonds mise sur les marques comme sur des actifs d’image : à exploiter sous licence, à valoriser sans forcément produire. Un modèle efficace pour rentabiliser, mais qui demande une vraie vigilance : sans vision cohérente, une marque peut vite devenir une simple étiquette déclinée à l’infini.

La question reste donc entière. Et si, finalement, ce n’était pas à la mode de s’adapter à la Bourse, mais à la Bourse de mieux comprendre ce qu’est la mode au-delà des chiffres ?


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