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De Pixar à Hermès : ce que les plus grands directeurs créateurs du monde ont à nous apprendre

De toute évidence, Galyn Susman connaît le secret de la réussite. Ce producteur a permis à presque tous les films à succès réalisés par Pixar Animation Studios de fructifier, y compris de grands classiques comme Toy Story, Ratatouille et Là-haut. Cet incontournable décideur de l’industrie créative a partagé avec nous l’un des nombreux défis qu’il a dû relever au cours de ses 30 ans de carrière chez Pixar : « Adapter des dessins 2D en personnages 3D est un procédé complexe. Les architectes ont une expérience historique dans ce domaine, mais pas les concepteurs de personnages. Nous embauchons des sculpteurs pour réinterpréter les images en figurines 3D, puis nous confions croquis et statuettes à des professionnels de l’informatique pour créer et articuler les personnages… Pour un seul film, l’histoire peut être entièrement dessinée à la main jusqu’à cinq fois avant que le processus soit enfin complet. » 

 

Et ceci n’est que l’une des nombreuses anecdotes sur le travail que font les directeurs créateurs pour transformer des concepts émergents et des idées novatrices en une réalité tangible et matérielle. Notre entretien avec ce célèbre innovateur de Californie s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche qui a débuté il y a 15 ans et au long duquel plusieurs étudiants en master et en doctorat nous ont épaulés. Au fil des années, nous avons pu échanger avec certains des protagonistes impliqués dans les plus grandes industries créatives du monde, de la gastronomie aux parfums, en passant par les jeux vidéo, l’architecture et le cinéma. 42 sociétés, 52 entretiens et 14 visites nous ont aidés à mieux comprendre la façon dont ces industries allient procédés et organisation pour donner vie au travail du directeur créateur.

 

Le directeur créateur : le cœur battant de la créativité

Le directeur créateur est un élément clé, mais souvent méconnu, de l’effort collectif destiné à transformer des idées, des concepts novateurs et de l’inspiration en nouveaux romans, parfums ou films. Les chercheurs semblent parfois percevoir l’organisation comme un obstacle à la création et concentrent toute leur attention sur l’exploitation de l’innovation dans des domaines comme le développement de nouveaux produits (DNP). Mais au travers de notre étude, nous avons pu identifier les quatre étapes principales du processus créatif que les industries créatives combinent et répètent : l’inspiration, le cadre, le prototype et la validation. Cette association de contributions collectives et individuelles donne de l’élan au projet et facilite la prise de décisions importantes, lesquelles ont ensuite donné naissance aux plus grands succès des 12 entreprises sur lesquelles nous avons axé notre analyse.
Au cœur de ce processus, on retrouve les directeurs créateurs. C’est à eux qu’il revient de mesurer la valeur des propositions en concurrence pendant le procédé de création. Ils ont aussi la difficile mission d’imaginer ou d’anticiper la réussite d’une idée qui, au début de l’aventure, n’a aucune valeur objective ou intrinsèque. En effet, il n’existe pas la moindre preuve de la valeur d’une création tant que celle-ci n’a pas été mise sur le marché. C’est pour cette raison que de grandes œuvres de la littérature comme celles de Stephen King, JK Rowling, Jack London et Marcel Proust ont essuyé de nombreux refus de la part des maisons d’édition avant de connaître enfin le succès.
Nous avons pris conscience que le rôle des dirigeants dans les industries créatives est de servir d’interface entre l’art et le marché. Ils supervisent la cohérence de la création, puisqu’elle n’a aucune « valeur objective ». Cette découverte repose sur deux constats : (1) il n’y a pas de demande préexistante, et (2) le développement découle de la proposition personnelle d’un individu. Les directeurs n’anticipent pas le marché et, par conséquent, ne déclenchent pas le processus d’itération. Toutefois, ils agissent de façon totalement subjective, comme leur propre interprète.

 

À présent, passons en revue chacune des étapes observées.

  • Les idées et l’inspiration

La première étape du processus créatif se concentre sur la recherche d’idées, qui implique généralement une profonde immersion dans divers décors, mondes et expériences. Par exemple, le parfumeur d’Hermès, Jean-Claude Ellena, s’est rendu à Kerala, en Inde, à l’époque de la mousson, pour le début d’un voyage qui a donné naissance à son Jardin après la mousson. « Pendant la mousson, la nature est encore fragile, nous a-t-il expliqué. L’idée de la fragilité était intéressante à aborder pour un parfum… La renaissance associée à la mousson évoquait aussi des senteurs de sève, un peu vertes et très douces… Je cherchais une autre façon de décrire l’Inde, fraîche et naturelle, une sensation qui correspondait mieux aux épices « froides ». »
Dans la majorité de nos échanges avec les directeurs créateurs de l’industrie automobile, du théâtre d’avant-garde et de la haute gastronomie, nous avons découvert que de nombreuses sources de créativité alimentent le processus créatif et que les multiples acteurs sont répartis selon différentes structures organisationnelles. Ce monde conceptuel est essentiellement réservé au créateur isolé.

 

  • Le cadre du concept

Cette activité a pour but d’exprimer une idée de manière à la partager. Elle s’appuie sur des médias, comme les images, les mots, les croquis, etc. L’architecte lauréat du prix Pritzker, Jean Nouvel, par exemple, dirige ses équipes principalement par le biais des mots : « Je me méfie des dessins, qui ont tendance à figer les choses trop tôt dans le processus créatif, alors que les mots sont libérateurs, » a-t-il expliqué en acceptant la récompense. « J’ai l’intime conviction qu’un architecte est une personne qui dit quelque chose. »

 

  • Le prototype : un lien vers la réalité matérielle

Cette étape tourne autour de la faisabilité du concept. Elle peut inclure la fabrication de maquettes et de modèles, l’écriture d’un synopsis ou la création d’un scénario illustré, de planches et de peintures (comme dans l’exemple de Galyn Susman chez Pixar). Le concepteur français Patrick Jouin insiste sur l’importance d’intermédiaires formels pour interpréter un plan bleu ou une maquette à l’échelle. « À mesure que le projet avance, nous devons trouver les moyens de communication les plus adaptés pour qu’il soit bien compris, comme des dessins, des modèles ou des images générées par ordinateur, » a-t-il déclaré. La joaillère parisienne Aude Mathon, quant à elle, passe progressivement de l’idée à un modèle physique ou numérique, puis à un prototype. Elle utilise notamment les dernières technologies informatiques pour voir « au cœur du bijou ».

 

  • La validation de la création

La dernière étape consiste à sélectionner, rejeter ou modifier les projets créés lors des trois premières étapes. Elle implique parfois de négocier avec l’équipe, ce qui peut engendrer des tensions entre l’individu et le groupe. Mais quand elles sont menées de façon collective, comme ce fut le cas pour le programme français d’actualités Les Guignols de l’info, (« l’une des plus anciennes et importantes émissions d’actualités satiriques de la télévision au monde », d’après le professeur Waddick Doyle) avant son annulation en 2018, il existe une interaction entre le monde conceptuel, dans lequel l’inspiration et la validation prédominent, et le monde matériel, où prévalent le cadre et les prototypes.

 

Une tension nécessaire

Alors comment trouver un équilibre entre valeur artistique et commerciale ? Comment gérer les contraintes associées à la dimension économique, contrôler les différentes phases et impliquer les participants dans un projet dont le mérite ne sera publiquement attribué qu’à un seul créateur ? Une tension nécessaire doit être maintenue entre les directeurs créateurs, qui ont besoin d’une identité forte, d’une grande autonomie et de liberté, et les chefs de projet principaux des autres industries, qui dirigent l’effort collectif pour interpréter le marché. Il existe toutefois une subtile interaction entre les deux : les premiers cherchent à protéger la quintessence du concept tout au long du projet et la cohérence finale de la proposition ; les seconds légitiment les décisions prises au cours du projet d’un point de vue technologique, fonctionnel, mercantile et sous bien d’autres aspects.
Notre recherche a pour objectif d’étudier la façon dont le processus de création s’organise et se développe dans ce paradigme. Nous avons démontré que les projets créatifs combinent et réitèrent quatre activités : l’inspiration, le cadre, le prototype et la validation. Ces étapes peuvent avoir lieu alternativement dans un monde conceptuel ou matériel et combiner les contributions collectives et individuelles, le tout sous la houlette du directeur créateur, qui fournit l’élan nécessaire et prend des décisions cruciales pour le projet.

 

Thomas Paris est directeur du MSc MAC (Média, Art & Création) et chercheur pour le GREGHEC/CNRS à HEC.

Sihem Ben Mahmoud-Jouini est professeur associé en innovation et directeur du MSc « Innovation & Entrepreneuriat » à HEC.

 

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