Rechercher

Et si nos blessures émotionnelles d’enfance agissaient sur notre capacité à innover ?

gettyimages 825722472
Et si nos blessures émotionnelles d’enfance agissaient sur notre capacité à innover ?

L’innovation s’apparente souvent à une affaire de budget alloué, de méthodes appliquées et de culture organisationnelle développée. La réflexion, menée dans les comités stratégiques ou dans les salles de créativité, nécessite de partager une idée nouvelle et in fine d’exposer une partie vulnérable de soi. Or, cette aisance à se dévoiler est étroitement liée à un facteur psychologique encore méconnu : notre style d’attachement.

Une contribution de Ludivine Adla, Maître de conférences HDR, Grenoble IAE-INP, Université Grenoble Alpes, CERAG

 

Ce que les écoles de management ne vous ont pas appris

 


La théorie de l’attachement a été développée par le psychiatre John Bowlby en 1958 [1] avant d’être notamment étayée par les travaux de la psychologue Mary Ainsworth et de ses co-auteurs en 1978 [2]. Cette grille de lecture apporte un éclairage sur les modèles internes que nous développons dès l’enfance pour gérer la proximité relationnelle, l’exploration de l’environnement et la sécurité affective. Ces expériences précoces façonnent la manière dont chaque individu apprend à naviguer au travers des liens sociaux. Trois principaux styles d’attachement sont couramment distingués :

  • l’attachement sécure, qui est forgé dans des environnements affectifs stables et cohérents, où l’individu apprend que l’exploration est autorisée parce que le lien est fiable ;
  • l’attachement anxieux (insécure), qui conduit à développer une hypervigilance au rejet et une quête permanente de validation ;
  • l’attachement évitant (insécure), qui pousse à se protéger contre la dépendance en évitant les émotions, la proximité, la vulnérabilité.

Ces schémas inconscients ne disparaissent pas en franchissant les portes des organisations. Ils se rejouent en silence dans les dynamiques d’équipe, les présentations stratégiques ou les séances de brainstorming. En effet, l’innovation est susceptible de réveiller certaines blessures émotionnelles d’enfance et laisser entrevoir les styles d’attachement de chacun à la lumière des comportements adoptés : qui ose sortir du cadre en proposant une idée risquée ? Qui préfère attendre que les autres s’expriment en premier ? Qui a le don de saboter une proposition nouvelle dès qu’elle surgit ?

Face à l’incertitude, l’innovation peut donc constituer une réaction émotionnelle. Une personne dotée d’un style d’attachement sécure aura le courage de suggérer une idée incomplète sans crainte d’être jugée. Outre sa capacité à recevoir un feedback critique sans s’effondrer, elle est à même de collaborer sans ressentir de méfiance. À l’inverse, un individu au style anxieux acceptera de partager son idée lorsqu’il estimera qu’elle est parfaite, c’est-à-dire jamais. Il redoutera le moindre reproche et l’associera à une forme de désaveu. Enfin, une personne à l’attachement évitant préférera travailler seule. Au-delà de fuir les interactions émotionnelles, elle refusera d’exposer ses doutes et rejettera les zones floues au profit d’un faux contrôle rationnel.

Si le profil d’attachement sécure est propice à l’innovation, les deux autres constituent de véritables freins auxquels aucune formation à l’agilité ou au design thinking ne peut y remédier.

 

La sécurité psychologique : un moteur d’attachement collectif sécure

 

Les environnements les plus innovants offrent un climat de sécurité psychologique permettant ainsi aux collaborateurs de proposer librement de nouvelles idées. Ce concept, issu des travaux du professeur en leadership et management Amy Edmondson (1999) [3], constitue une forme d’attachement collectif sécure.

Sans l’avoir clairement explicité, certaines entreprises ont déjà commencé à prendre en considération ces réalités d’attachement. Chez IDEO, les brainstormings réalisés ont vocation à explorer collectivement l’imperfection de manière à désactiver l’anxiété à la performance. Du côté de Pixar, les « braintrusts » permettent d’émettre des critiques sévères sur les idées proposées, tout en cultivant un climat où les liens sociaux ne sont jamais remis en cause. Au sein de Google X, les collaborateurs, tuant leur propre projet, sont rémunérés. L’objectif est de montrer qu’un attachement sécure donne à chacun la liberté de renoncer sans pour autant que sa place ne soit mise en danger.

Ces différents exemples nous apprennent que l’innovation surgit dans un espace émotionnel sécurisé, dont les principaux garants demeurent les dirigeants et les managers. Ces derniers nécessitent d’être formés à la sécurité émotionnelle afin de mieux orienter au quotidien les membres de leur équipe. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser les techniques de feedbacks constructifs ou d’instaurer des pratiques managériales favorisant l’autonomie des équipes. L’objectif est avant tout d’être en capacité de comprendre les mécanismes relationnels activés en contexte d’incertitude. En outre, le fait d’encourager chacun à verbaliser ses émotions permettra aussi de prendre ses responsabilités et de ne pas nourrir des sabotages passifs.

 

L’innovation réside ainsi dans la qualité des relations interpersonnelles nouées. Tant que les organisations appréhenderont l’innovation comme un processus rationnel, elles enchaîneront les dispositifs coûteux avec peu d’impact. Celles qui auront le courage d’explorer les dynamiques affectives profondes libéreront une ressource stratégique insoupçonnée !

 

[1] Bowlby, J. (1958). The nature of the child’s tie to his mother. International Journal of Psycho-Analysis, 39, 350–373.
[2] Ainsworth, M. D. S., Blehar, M., Waters, E., & Wall, S. (1978). Patterns of attachment: A psychological study of the Strange Situation. Hillsdale: Erlbaum.
[3] Edmondson, A. (1999). Psychological safety and learning behavior in work teams. Administrative science quarterly, 44(2), 350-383.


À lire également : Le piège invisible de la manipulation au travail : le renforcement intermittent

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC