Reportage exclusif à Ramonville-Saint-Agne, au sud de Toulouse. C’est ici, au siège de Kinéis, que la PDG Laurence Delpy nous reçoit pour une plongée dans les entrailles de la start-up française qui déploie sa propre constellation de nanosatellites. Ancienne dirigeante chez Nokia et Eutelsat, cette entrepreneure rompue aux enjeux internationaux veut transformer Kinéis en champion mondial de la connectivité spatiale. Une ambition industrielle rare, portée par une femme qui allie rigueur technologique et vision stratégique dans un secteur encore très masculin.
Un article écrit par Juliette Piccoli et Pierre Berthoux, à retrouver dans le numéro 31 du magazine Forbes
C’est au premier étage du siège de Kinéis, à Ramonville-Saint-Agne, en périphérie de Toulouse, que Laurence Delpy nous ouvre la porte de son bureau baigné de lumière. Avant d’y entrer, dans un couloir, sur la droite, une maquette attire le regard : un nanosatellite gris clair, dont le cœur n’est pas plus grand qu’une boîte à chaussures, trône au centre de l’open space. Compact, dense et élégant, ce petit cube de métal incarne une ambition industrielle unique en Europe : connecter les zones blanches de la planète (océans, forêts, déserts) grâce à une flotte de satellites made in France.

Ces nanosatellites, d’une vingtaine de centimètres et pesant seulement 28 kilos, sont pensés pour transmettre des messages courts mais essentiels. Ce qu’ils transportent n’est pas de la vidéo haute définition ni de la connexion internet, mais des données vitales permettant d’anticiper, prédire ou réagir rapidement dans une variété de secteurs (environnement, industrie, logistique, transport…) et de cas d’usage (détection précoce de feux de forêt, maintenance prédictive, suivi de conteneurs transfrontaliers…).
À la tête de Kinéis depuis avril 2025, Laurence Delpy incarne le virage stratégique d’une start-up qui veut passer à l’échelle mondiale. « Notre constellation de 25 nanosatellites couvre toute la surface du globe avec un rafraîchissement de données toutes les 15 minutes. C’est une promesse unique : une connectivité sobre, frugale, souveraine, et totalement indépendante », affirme-t-elle avec assurance.
Figure de proue dans un secteur encore largement masculin, Laurence Delpy se distingue par un parcours mêlant expertise technique et sens stratégique. Ayant dirigé des unités stratégiques chez Nokia et Eutelsat, elle met aujourd’hui son expérience au service d’un projet devenu européen, voire global.
L’alternative à Starlink, made in France
Kinéis ne rivalise pas avec Starlink sur la bande passante, mais s’impose comme la solution souveraine pour les données ultra-légères. Pas de streaming ici, mais des messages courts (16 octets) pour transmettre des données critiques : localisation, température, taux d’humidité… « Ce qu’on propose, c’est de l’utilité stratégique. Pas du confort numérique », tranche Laurence Delpy. Les satellites utilisent un mode de transmission dit « store and forward », qui stocke temporairement les données avant de les transférer vers les stations-sol.
En moins de neuf mois, Kinéis a lancé 25 nanosatellites depuis la Nouvelle-Zélande, une cadence inédite en Europe. « On a démontré la puissance de la colocalisation, un facteur décisif dans l’exécution rapide d’un programme aussi complexe. »
Cette approche rappelle certains modèles de développement israéliens ou californiens, adaptés ici au contexte français. À Toulouse, les ingénieurs de Kinéis travaillent main dans la main avec ceux d’Héméria, Thales ou encore du CNES.
28 kilos d’innovation technologique
Pour la suite de la visite, nous pénétrons dans une pièce adjacente. Une salle technique renfermant la maquette d’un des nanosatellites de Kinéis que Michel Sarthou, chief technical officer, aura la tâche de présenter. Devant la maquette grandeur nature (1,60 m x 1,40 m pour 28 kilos), il décrit : « Ce satellite est un concentré de capacité dans un tout petit volume. »

Chaque composant a été miniaturisé. Les panneaux solaires fournis par Hemeria assurentl’alimentation ; les capteurs d’orientation offrent une précision inférieure à 0,1 degré. La propulsion ionique à base d’erbium permet des ajustements en orbite. Contrairement à d’autres, les nanosatellites Kinéis peuvent se repositionner en autonomie.
À l’intérieur, un module central coordonne les commandes et les échanges de données. Les émetteurs récepteurs de Thales captent les signaux terrain. Trois antennes (IoT Bande S, IoT UHF et AIS) assurent les liaisons. « Cette antenne hélicoïdale, c’est pour les signaux AIS des navires. Une mission confiée par le ministère de la Défense », précise Michel Sarthou.
Immersion dans le centre nerveux de la constellation
Nous poursuivons notre visite dans un nouveau bâtiment, la salle de commandes. Ici, à la manière d’une tour de contrôle d’aéroport, une dizaine d’écrans tapissent les murs. Chaque pixel, chaque courbe de trajectoire, chaque point lumineux sur fond noir raconte l’histoire d’un satellite Kinéis en orbite, à quelque 650 kilomètres au-dessus de nos têtes.
Michel Sarthou, toujours à nos côtés, désigne l’un des écrans. « Voilà un plan orbital, l’un des cinq qui composent notre constellation. Quinze minutes après le passage de ce satellite, un autre prend le relais. » Le quadrillage est millimétré, calculé pour ne jamais laisser un point du globe sans couverture.
Chaque lundi, un plan d’action hebdomadaire est chargé à bord des satellites. Ce plan définit les vidages de données sur les 20 stations terrestres réparties dans le monde. « Un satellite peut décharger jusqu’à 80 fois par jour », explique Michel Sarthou. Le moindre incident enclenche un protocole automatique. Si un satellite s’écarte de sa trajectoire ou rencontre une panne, il passe en « mode survie » : il se tourne face au soleil pour recharger ses batteries, en attendant que le centre reprenne la main.
100 millions d’euros de chiffre d’affaire – en ligne de mire
Le marché mondial de l’IoT spatial est estimé à plus de 6 milliards d’euros d’ici 2030, selon McKinsey. Kinéis espère en capter une part significative avec une ambition claire : connecter deux millions d’objets et atteindre 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. « Il faut aller chercher des projets sur lesquels la connectivité représente une petite portion du coût, mais où, s’il se passe quelque chose, ça coûte très cher », détaille Laurence Delpy.
Ces cas d’usage à haute valeur ajoutée incluent la détection de départs de feux par capteurs de CO2, ou encore le suivi de niveaux d’eau dans les zones sinistrées. Des applications concrètes, soutenues par le programme France 2030, où la donnée satellite devient un outil de prévention stratégique.
Objectif rentabilité en orbite
De retour dans les couloirs vitrés du siège de Kinéis, les ambitions commerciales s’affichent sans détour. Grâce à sa constellation de 25 nanosatellites, l’entreprise vise un marché mondial en espérant séduire un public bien plus large que les seuls acteurs scientifiques.
Depuis sa commercialisation le 2 juin dernier, 10 000 objets ont déjà été connectés pour une trentaine de clients actifs, dont CLS et TrackValue (Consortium Europorte-Kerlink). « Nous visons 2 millions d’objets connectés à terme », promet Laurence Delpy, qui précise s’appuyer sur le programme France 2030 pour structurer six cas d’usage prioritaires.
« On vise des cas où notre coût de connectivité est minime face aux pertes potentielles. Les logisticiens, les exploitants forestiers, les collectivités, les chercheurs, les ONG… Si un feu ravage une exploitation ou qu’une nappe phréatique est polluée, cela coûte des millions. Payer quelques euros par mois pour prévenir ces risques, c’est évident », énumère-t-elle. L’idée est de faire de cette solution un standard mondial de connectivité bas débit, accessible, robuste et durable.
La première constellation à peine en service, Kinéis prépare déjà la suite. Après 100 millions d’euros levés en 2020 auprès de CLS, du CNES et de Bpifrance, la start-up veut atteindre l’équilibre dès cette année. Aujourd’hui, 30 % des capacités de la constellation sont déjà commercialisées et l’objectif serait d’atteindre 70 % à moyen terme. En combinant rigueur du spatial européen – à l’image d’autres réussites européennes comme Galileo dans la géolocalisation ou Copernicus dans l’observation de la Terre – et agilité inspirée du New Space, la feuille de route de Kinéis est claire : devenir un leader européen de l’IoT satellitaire, sans jamais transiger sur la souveraineté des données. « On réinvente l’espace utile, conclut Laurence Delpy. Pas besoin d’être grand pour être décisif. »

Souveraineté sur la chaîne de valeurs et sur les données
Kinéis tient sa promesse : tout est piloté depuis la France, avec des délais de transmission parmi les plus rapides du secteur. « Notre système est 100 % maîtrisé depuis la France, insiste Michel Sarthou. Tout est fait en Europe. On ne dépend de personne. » Et cette autonomie, dans un monde de tensions géopolitiques, devient un rempart stratégique. « Si, par exemple, demain, Elon Musk décidait de couper les communications Starlink en Europe, nous, on garde le contrôle », ajoute plus tard Laurence Delpy.
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