« Qui est le plus intelligent : l’humain ou l’IA ? » La question revient sans cesse, autant dans le débat public que parmi les spécialistes. Pourtant, la réponse est moins énigmatique qu’il n’y paraît et révèle beaucoup sur notre conception même de l’intelligence.
Avec du temps, des capacités d’analyse et une solide formation, l’esprit humain reste capable de produire de meilleures solutions à des problèmes complexes — du moins pour l’instant. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de réflexion approfondie et de collaboration entre experts, l’avantage demeure humain.
Mais l’attrait de l’IA réside ailleurs : dans sa capacité à fournir instantanément des réponses précises à des requêtes ciblées. Cette vitesse fascine, car elle exploite l’un de nos biais cognitifs les plus ancrés. Dans un monde façonné par la gratification immédiate et la quête de résultats instantanés, la rapidité tend désormais à être confondue avec l’intelligence elle-même.
Nous avons tendance à surestimer les capacités de raisonnement de l’IA lorsque nous manquons de temps. Dans un monde où le temps équivaut à de l’argent, cette combinaison crée une « tempête parfaite » de cupidité, de tromperie et de crédulité volontaire, chacun espérant prendre une longueur d’avance sur les autres. Le résultat est déjà tangible : le grand public commet une erreur fondamentale dans l’évaluation des faits et des connaissances, ce qui pourrait transformer notre manière de juger l’expertise humaine à l’ère de l’IA.
Le coût dissimulé de sacrifier la réflexion au profit de la rapidité
Cette préférence pour la vitesse au détriment de la réflexion n’est pas qu’une question théorique : elle influence déjà des décisions cruciales dans de nombreux secteurs. Des études récentes montrent que les cadres recourant à l’IA générative font des prévisions moins fiables que ceux qui privilégient les méthodes traditionnelles de délibération. L’IA tend à les rendre trop optimistes, tandis que les échanges entre pairs favorisent une prudence qui se traduit par de meilleurs résultats.
Dans des secteurs comme la santé, la finance ou le recrutement, une tendance inquiétante se dessine : les systèmes d’IA affichent une confiance excessive, prenant des décisions avec certitude même lorsque les données sont insuffisantes ou erronées. À la différence des humains, capables d’exprimer des doutes ou de solliciter un second avis, ces systèmes ne remettent jamais leur jugement en question, commettant des erreurs avec une assurance inébranlable. Les chercheurs parlent alors d’« expertise trompeuse » : des systèmes qui paraissent fiables, mais qui manquent de conscience de leurs propres limites.
L’avantage humain : des mécanismes de vérification à plusieurs niveaux
Prenons les grands modèles de langage (LLM) comme exemple pour comparer intelligence humaine et intelligence artificielle. Si les deux traitent des informations pour parvenir à des conclusions, leurs mécanismes de contrôle révèlent une différence essentielle. Les individus dotés d’un QI élevé et d’une solide formation mobilisent des mécanismes de vérification sophistiqués lors de raisonnements complexes. Selon la théorie du double processus en sciences cognitives, notre pensée repose sur deux systèmes complémentaires : le Système 1, rapide et intuitif, qui réagit automatiquement aux stimuli, et le Système 2, lent et analytique, qui exerce un contrôle volontaire et une surveillance métacognitive — c’est-à-dire la capacité de réfléchir à sa propre pensée — créant ainsi plusieurs cycles de vérification.
Ce qui rend le raisonnement humain si puissant, c’est sa nature récursive. Face à des problèmes complexes, nous ne traitons pas l’information une seule fois : nous la revisitons à plusieurs reprises, affinant à chaque étape notre compréhension. Les études montrent que, si l’IA excelle dans l’analyse de données, l’humain reste supérieur dans les situations exigeant intuition, jugement éthique et vision stratégique. Il ajuste sa démarche de manière dynamique en fonction du contexte et de l’incertitude — exactement là où la conscience métacognitive joue un rôle déterminant.
Face à des problèmes complexes, les experts humains mettent en œuvre des boucles de rétroaction récursives comprenant :
- Surveillance métacognitive : évaluer en temps réel son propre raisonnement à l’aide d’indices tels que le niveau de confiance ou la fluidité du traitement.
- Traitement de la mémoire de travail : recourir à des cycles d’imagerie mentale pour manipuler et recouper les informations.
- Stratégies d’autogestion : mobiliser des techniques acquises culturellement pour détecter et corriger les erreurs de raisonnement.
- Évaluation normative : appliquer des standards de rationalité pour orienter la prise de décision.
Ces processus reposent sur ce que les chercheurs nomment un « système d’imagerie mentale », alternant réponses intuitives et analyse réfléchie, qui affine continuellement la compréhension à travers de multiples itérations. Les humains se distinguent notamment par leur capacité à reconnaître les limites de leurs connaissances, un atout crucial dans les décisions à haut risque.
Limites des LLM : une architecture de vérification insuffisante
Malgré leurs performances impressionnantes, les grands modèles de langage (LLM) fonctionnent avec des mécanismes de vérification nettement limités. Les recherches montrent qu’ils présentent de sérieuses lacunes en matière de capacités métacognitives — cruciales dans des contextes comme la prise de décision médicale. Autrement dit, ils peinent à identifier leurs propres zones d’incertitude, à ajuster leur niveau de confiance ou à savoir quand s’arrêter face à des informations incomplètes.
Ces limites ne concernent pas seulement des choix individuels. Dans les environnements professionnels où l’IA est utilisée pour la planification stratégique, elles peuvent générer des risques systémiques. L’IA excelle dans les contextes riches en données et basés sur des règles, mais elle reste moins performante lorsqu’il s’agit de décisions complexes, de raisonnement éthique ou de prévoyance stratégique — précisément là où le leadership humain est crucial.
Des méthodes comme l’auto-vérification ou la chaîne de pensée cherchent à pallier ces limites, mais elles restent superficielles comparées aux capacités humaines. Parmi les principales faiblesses des LLM :
- Mémoire de travail limitée : ils ne peuvent traiter qu’un nombre restreint de variables simultanément, ce qui s’avère un goulot d’étranglement plus contraignant que la taille brute du contexte.
- Faible conscience métacognitive : ils peinent à s’auto-surveiller et à former des représentations auto-évaluatives de second ordre fiables.
- Incapacité à s’autocorriger sans retour externe, ce qui tend à perpétuer les erreurs.
- Boucles de rétroaction superficielles : elles manquent de la profondeur récursive caractéristique du raisonnement humain.
Pourquoi les experts humains restent en tête
Les recherches montrent que les LLM présentent de sérieuses limites en matière de capacités métacognitives, peinent à identifier les questions sans réponse et à gérer l’incertitude — des lacunes qui expliquent pourquoi les humains continuent de les surpasser lorsqu’ils disposent de temps pour réfléchir. Le traitement récursif du cerveau humain, soutenu par sa connectivité neuronale et le contrôle métacognitif, permet une détection plus fine des erreurs et l’exploration d’alternatives.
Les preuves sont visibles dans tous les domaines. Les humains excellent dans les sous-tâches nécessitant compréhension contextuelle et intelligence émotionnelle, tandis que les systèmes d’IA brillent surtout dans les tâches répétitives, volumineuses ou strictement basées sur les données. La différence clé réside dans la capacité humaine à reconnaître les limites de ses connaissances : chercher des informations supplémentaires, consulter des collègues ou admettre l’incertitude lorsque les enjeux sont élevés.
Cette conscience de soi crée un paradoxe dans l’adoption de l’IA. Par exemple, faire confiance à l’IA pour des évaluations de performance, en pensant qu’elle élimine les biais humains, revient en réalité à échanger la faillibilité humaine contre une confiance excessive dans la machine. Cela suppose aussi à tort que les systèmes sont exempts des biais présents dans leurs données d’entraînement. Ironie du sort : c’est justement la conscience qu’ont les humains de leurs propres préjugés — et leur effort pour les contrer — qui rend les experts plus fiables dans des situations complexes nécessitant un raisonnement nuancé.
La voie à suivre
Il ne s’agit pas de choisir entre la réflexion humaine approfondie et la rapidité de l’IA, mais de savoir quand utiliser l’une ou l’autre. Les expériences récentes en collaboration humain‑IA montrent que les systèmes les plus performants combinent la vitesse de traitement des données par l’IA et la supervision humaine pour les décisions complexes.
Pour rapprocher l’IA de l’humain, les LLM devront intégrer des cadres métacognitifs plus sophistiqués, une mémoire de travail enrichie et de véritables cycles de vérification récursifs. En attendant, l’avantage reste humain, non pas en termes de puissance de calcul brute, mais grâce à la sophistication de nos processus de contrôle interne et de correction d’erreurs.
L’enjeu de demain n’est pas de déterminer qui est le plus intelligent — humain ou IA — mais si nous avons la sagesse de résister à l’attrait de la vitesse lorsque les situations exigent une intelligence plus lente, réfléchie et récursive, propre aux humains. Dans un monde où les décisions se prennent en une fraction de seconde et où la quête du profit domine, notre survie pourrait bien dépendre de notre capacité à défendre la valeur de prendre le temps de penser.
Une contribution de Luis E. Romero pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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