Par une matinée humide d’août, sur un chantier naval niché entre les champs de canne à sucre de Franklin, en Louisiane, des cadres venus du siège texan de Saronic côtoyaient élus locaux et ouvriers, réunis pour assister à un moment symbolique : la relance du site récemment sauvé de la fermeture par la jeune entreprise. Sous une pluie d’étincelles, le PDG Dino Mavrookas a soudé l’emblème de Saronic sur la quille en aluminium du Marauder, un navire de 45 mètres ; le plus ambitieux projet jamais entrepris par la jeune entreprise fondée il y a trois ans.
Entièrement automatisé, le Marauder a été conçu pour transporter deux conteneurs de 12 mètres sur plus de 5 600 kilomètres, à un coût 30 % inférieur à celui d’un navire traditionnel avec équipage. Pensé pour livrer des marchandises commerciales vers de petits ports américains, ravitailler les troupes déployées dans le Pacifique ou encore acheminer des cargaisons militaires, ce navire symbolise la vision de Mavrookas : faire renaître la suprématie maritime américaine.
En éliminant la nécessité d’un équipage humain et de tous les systèmes de survie associés, Saronic affirme pouvoir simplifier, accélérer et réduire drastiquement les coûts de construction des navires — un levier crucial, selon son fondateur, pour redynamiser un secteur en déclin. « Nous ne voulons pas seulement concurrencer les Chinois », confie Mavrookas à Forbes. « Nous voulons les surpasser. »
Cet ancien Navy SEAL de 44 ans fait face à un défi de taille. Au cours des deux dernières décennies, grâce à des coûts de main-d’œuvre bas et à d’importants investissements publics, la Chine est passée d’un acteur secondaire à la première place mondiale dans la construction navale. Elle produit désormais 53 % des navires commerciaux dans le monde, selon une estimation récente du groupe de réflexion CSIS. Dominants à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ne pèsent plus que 0,1 % de la production mondiale de navires. Rien que l’année dernière, la China State Shipbuilding Corporation a construit plus de navires commerciaux en termes de tonnage que l’ensemble de l’industrie navale américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La marine chinoise dispose désormais de plus de navires que les États-Unis, même si les navires de guerre américains sont toujours équipés du double de cellules de lancement de missiles.
Avec la menace d’un conflit potentiel à Taïwan (les services de renseignement américains affirment que le président chinois Xi Jinping souhaite que son armée soit prête à envahir l’île d’ici 2027), Washington est en état d’alerte maximale. Les deux partis poussent à l’expansion de la marine et de la flotte civile de transport de marchandises nécessaires pour soutenir une guerre dans le Pacifique. Le « One Big Beautiful Bill » du président américain Donald Trump, adopté en juillet, prévoit un financement de 29 milliards de dollars pour la construction navale et la revitalisation de la base industrielle. Mais le manque de capacités et de main-d’œuvre dans les chantiers navals nationaux constitue un obstacle difficile à surmonter rapidement.
Saronic fait partie d’un nombre croissant de start-ups spécialisées dans la défense qui proposent au Pentagone une approche différente : la production en série de petits navires autonomes et bon marché pouvant opérer en essaim pour patrouiller, ravitailler et engager le combat sans mettre en danger des vies humaines. Si l’un d’entre eux est perdu, ce n’est pas une grande perte.
Saronic est la start-up la mieux financée du secteur. En février, elle a levé 600 millions de dollars, portant sa valorisation à 4 milliards, auprès d’investisseurs tels qu’Elad Gil et Andreessen Horowitz, ce qui porte son financement total à 850 millions de dollars, soit plus du triple de celui de son principal concurrent, Saildrone, selon PitchBook.
En mai, Saronic a signé un contrat majeur avec la marine américaine, d’une valeur de 392 millions de dollars, portant vraisemblablement sur le Corsair, un bateau de 7 mètres que l’entreprise affirme pouvoir produire pour moins de 2 millions de dollars. Ce contrat dépasse celui de BlackSea, qui produit 30 bateaux robots de 5 mètres par mois dans le cadre d’un contrat de 212 millions de dollars.
La production du Corsair est déjà bien lancée : plus de 100 unités ont été fabriquées dans l’usine d’Austin depuis le premier bateau, il y a 14 mois, et la start-up en produit désormais 500 par an. Une nouvelle usine, prévue pour novembre, devrait permettre de quintupler cette capacité.
Cependant, Saronic ne se limite pas aux petits bateaux : l’entreprise vise désormais des navires plus grands, avec une autonomie et des capacités opérationnelles accrues, et des tarifs plus élevés. Dino Mavrookas prévoit de transformer les champs de canne à sucre autour du chantier naval de Franklin, en Louisiane, en y investissant plus de 500 millions de dollars sur trois à cinq ans, pour atteindre une capacité de 50 navires par an, d’une longueur maximale de 76 mètres.
Ce n’est qu’un avant-goût. Saronic envisage plusieurs sites à travers les États-Unis pour construire de toutes pièces un chantier naval gigantesque qu’il a baptisé Port Alpha. Mavrookas prévoit d’investir 5 milliards de dollars sur cinq ans pour construire un chantier naval moderne et hyper-efficace s’étendant sur plus de 400 hectares et 1 600 mètres de front de mer. Cela représenterait le double de la taille du plus grand chantier naval des États-Unis, Newport News, où sont construits les porte-avions. (L’un des sites envisagés se trouverait, selon certaines informations, sur la rivière Sacramento, dans le comté de Solana, au nord de la Californie, où de riches investisseurs cherchent à construire une nouvelle ville). À partir de l’année prochaine, M. Mavrookas espère que Port Alpha produira 400 à 500 navires d’une longueur maximale de 300 mètres, y compris des cargos robotisés de classe Panamax.
Les efforts de l’entreprise pour transformer la façon dont les navires sont fabriqués sont dirigés par l’employé n° 3, John Morgan, ancien directeur de production chez SpaceX. S’inspirant de cette société et de Tesla, il souhaite gagner du temps à Port Alpha en construisant les navires sous de grandes tentes pendant leur assemblage.
M. Mavrookas est conscient que tout cela peut sembler improbable, mais il insiste : les capitaux que Saronic injecte dans une industrie longtemps sous-financée pourraient transformer radicalement la construction navale. « Il y a 85 ans, pendant la Seconde Guerre mondiale, nous avons construit plus de 18 000 navires militaires en un an », a-t-il déclaré. « Nous en sommes capables. Il suffit de repenser notre approche. »
Pour les sceptiques, plusieurs points restent à prouver : le logiciel d’autonomie de Saronic fonctionne-t-il vraiment comme annoncé sur de petits bateaux ? L’entreprise peut-elle produire ces navires plus efficacement ? Et la marine n’en est encore qu’aux premières réflexions sur l’utilisation de navires autonomes.
Mais si l’on considère que les États-Unis disposent d’un temps limité pour se préparer à un conflit autour de Taïwan, le Pentagone doit selon Whitney Jones — ancienne directrice adjointe d’un programme naval visant à renforcer la base industrielle maritime — tenter de nouvelles approches et investir massivement dans les navires autonomes. « Les risques de ne pas avancer rapidement dans ce domaine sont bien supérieurs à ceux de s’engager », a-t-elle déclaré.
Certes, Saronic fait peut-être preuve d’un battage médiatique digne de la Silicon Valley, plus que ce que l’on voit habituellement dans l’industrie navale. Mais pour Craig Hooper, consultant en sécurité nationale et maritime, il pourrait être nécessaire que le Pentagone mette les moyens pour exploiter pleinement le potentiel des navires autonomes. « Sans une flotte sur laquelle développer leur technologie, ils ne sont rien. Ce ne sont que des constructeurs de bateaux de pêche glorifiés, sur lesquels on ne peut pas pêcher », résume-t-il.
Mavrookas a grandi près de la ville balnéaire d’Asbury Park, sur la côte du New Jersey, sans lien particulier avec la mer. Adolescent, il aidait dans l’entreprise familiale — un restaurant de grillades fondé par son grand-père, un immigrant grec — en déplaçant les tables et en lavant la vaisselle. « Mon objectif principal était de ne pas retourner travailler dans le restaurant », confie-t-il. Il a étudié l’informatique à Rutgers, mais sa vie a pris un tournant après les attentats du 11 septembre. Il s’est engagé dans la marine et a servi 11 ans dans les SEAL, dont cinq au sein de la Team Six, l’unité d’élite chargée de missions spéciales en Irak et en Afghanistan.
Épuisé par huit déploiements à l’étranger, il quitte l’armée en 2015 après la naissance de son premier enfant, pensant mettre un terme à sa carrière militaire. Il obtient un MBA à Wharton et rejoint Vista Equity Partners, la puissante société de capital-investissement spécialisée dans les logiciels et dirigée par Robert Smith. Pendant près de quatre ans, il maîtrise l’art d’acquérir et d’optimiser des entreprises de logiciels, tout en se demandant : « Est-ce que mon travail a un impact ? Ce sens, cette mission, me manquaient. »
En 2022, inspiré par le succès d’Anduril et Palantir, qui ont montré que de nouvelles entreprises pouvaient battre les acteurs établis et décrocher des contrats lucratifs avec le Pentagone, Mavrookas décide de créer sa propre entreprise de technologie de défense.
Il se concentre sur l’autonomie, un domaine dans lequel il juge la marine en retard. La plupart des acteurs existants sont de traditionnels constructeurs de bateaux utilisant des logiciels développés par d’autres. Avec ses cofondateurs — Doug Lambert, ingénieur passé par Liquid Robotics ; Rob Lehman, expert en contrats gouvernementaux ; et Vibhav Altekar, développeur de logiciels d’autonomie chez Anduril — il conçoit une approche intégrée : tout regrouper sous un même toit et produire en série de petits bateaux autonomes.
Selon Mavrookas, Saronic a développé la meilleure autonomie de sa catégorie. Son logiciel Echelon permet à un seul opérateur de contrôler simultanément jusqu’à deux douzaines de bateaux. D’un simple clic, l’utilisateur peut tracer l’itinéraire d’un navire sur une carte, configurer une escadrille pour suivre un leader ou définir une zone d’exploration autonome. Il peut également vérifier les images transmises par les caméras des bateaux ou surveiller des paramètres tels que le niveau d’huile moteur et la température du liquide de refroidissement.
La société a testé ses bateaux dans les ports très fréquentés de Galveston, au Texas, et de Newport Beach, en Virginie, les faisant naviguer dans un trafic dense jusqu’en pleine mer. « La plupart du temps, lors de ces missions, il n’y a aucune intervention manuelle », assure Vibhav Altekar.
Pourtant, certains acteurs du secteur restent sceptiques. Richard Byno, vétéran des opérations spéciales et du renseignement maritime, et vice-président du concurrent Eureka Naval Craft, affirme qu’aucun test public ou indépendant n’a encore montré que les petits bateaux autonomes disposent de deux capacités cruciales pour un usage militaire réel : maintenir les communications en mer agitée, où les vagues peuvent interrompre les transmissions des mâts proches de la surface, et fonctionner en présence de brouillage des signaux. « Tout va bien dans la baie, mais dès que vous arrivez en pleine mer, c’est un autre défi », explique Byno. « Si vous commencez à brouiller ces petits engins, ils ne survivront pas. »
Saronic assure que son matériel fonctionne dans ces conditions et se dit transparente sur ses capacités. « Nous n’exagérons ni les performances ni les fonctionnalités de notre technologie », écrit la porte-parole Erin Pace.
La marine a refusé de commenter Saronic ou d’évaluer les capacités des navires autonomes qu’elle teste. Pour certains experts, le risque fait partie du processus : « Si aucun accident ne se produit, c’est que vous avancez trop lentement. » Pourtant, les rapports d’incidents survenus cet été lors d’essais menés par la marine au large des côtes californiennes ont ravivé les interrogations sur la maturité de cette technologie. Un navire BlackSea remorqué s’est soudainement mis en marche et a renversé le bateau qui le tractait, projetant le capitaine de ce dernier à l’eau. Et selon Reuters, des navires BlackSea et Saronic sont entrés en collision lorsque le moteur de l’un d’eux a calé.
« Nous n’avons eu aucun accident ni incident de sécurité imputable à nos plateformes », a déclaré M. Mavrookas. « Quoi qu’il en soit, c’est grâce aux incidents qu’ils apprendront les limites de la technologie et s’amélioreront », a-t-il affirmé.
L’entreprise a adopté une stratégie en plusieurs volets pour produire des navires plus rapidement et à moindre coût. L’une des clés consiste à simplifier radicalement les bateaux — le Marauder, par exemple, ne comporte que sept composants principaux selon M. Mavrookas — et à intégrer fabricabilité et modularité dès la conception.
La simplification permet également de résoudre un autre enjeu : élargir le vivier de travailleurs qu’ils peuvent recruter dans un secteur confronté à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Morgan explique qu’il élabore des instructions de travail plus claires, inspirées des manuels de montage IKEA.
Les employés évolueront dans des usines conçues pour être hautes, lumineuses et blanches, comme le montre la vidéo de l’usine Corsair, avec ses sols impeccables et brillants. « Nous voulons que les gens soient enthousiastes à l’idée de venir travailler ici », souligne Morgan. Pour renforcer cette motivation, chaque employé reçoit également des parts dans l’entreprise.
Pour Craig Hooper, consultant en sécurité nationale et maritime, la réussite de Saronic dépend surtout de la capacité de l’armée à résoudre l’entretien et l’approvisionnement de base d’une flotte de navires autonomes.
« Où allez-vous les amarrer ? Où allez-vous les entretenir ? Comment les acheminer sur de longues distances jusqu’au lieu d’utilisation ? » s’interroge-t-il. Même se ravitailler en mer auprès d’un pétrolier, manœuvre risquée, pose des questions de sécurité. Il ajoute que la résistance des composants électroniques et des capteurs à la corrosion saline et aux vagues, ainsi que le taux de perte lié à l’usure ou aux incidents, reste un défi majeur. « Les gens s’en prennent aux bouées de recherche océanographique, ou alors il y a des phoques qui s’asseyent dessus et les cassent », illustre Hooper.
Mavrookas estime que le soutien financier solide de Saronic est un atout important, mais il compte également sur l’appui du gouvernement fédéral. Plusieurs projets de loi sont à l’étude au Congrès pour accélérer les acquisitions dans la défense et stimuler la construction navale, notamment un crédit d’impôt de 25 % pour les investissements dans les chantiers navals.
En face du chantier naval Saronic, en Louisiane, se trouve une entreprise de taille similaire, appartenant au constructeur local de petits bateaux Metal Shark. Elle explore les mêmes opportunités et a développé un bateau autonome pour le Corps des Marines des États-Unis. Le PDG Chris Allard accueille l’arrivée de son concurrent avec pragmatisme : « On ne choisit pas ses voisins. »
Allard se dit intrigué par l’intérêt récent des investisseurs en capital-risque pour la construction navale, mais se demande s’ils mesurent vraiment le temps et les ressources nécessaires pour transformer une industrie à forte intensité de main-d’œuvre, et combien de temps le soutien gouvernemental pourrait perdurer face à un changement d’administration.
« La construction navale se mesure à l’échelle de plusieurs décennies », observe-t-il. « Retrouver ne serait-ce qu’une part de sa puissance passée des 40 dernières années suffirait à relancer les discussions. »
Un article de Jeremy Bogaisky pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie

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