logo_blanc
Rechercher

Le Bidouillage Est Un Objectif

Cette semaine nous publions la 6ème partie de l’essai Breaking Smart, essai écrit par Venkatesh Rao, et supervisé par Marc Andreessen. Vous pouvez également retrouver les autres articles de la première partie ici. A la fin de cet extrait du 6ème chapitre,  vous pourrez lire ci-dessous un commentaire de Tom Morisse, research manager chez FABERNOVEL.

Ce qui fait du bidouillage un mécanisme de résolution de problèmes, c’est l’association entre la diversité des points de vue individuels et la loi des grands nombres (le principe statistique selon lequel la probabilité de survenance d’un événement rare augmente avec le nombre d’essais). Si un volume croissant d’individus de profils différents se comportent de la sorte, la probabilité de résoudre n’importe quel problème par des idées issues de la sérendipité va augmenter doucement. C’est la chance des réseaux.

Les solutions nées du bidouillage ne visent pas certains problèmes particuliers, comme le « changement climatique » ou la « défense des classes moyennes », leur champ d’application est donc plus large. C’est pourquoi non seulement les problèmes présents sont résolus de façon créative mais une valeur nouvelle est également créée grâce au surplus du consommateur et aux externalités positives. Le signe le plus évident qu’une telle sérendipité est en marche est la rapidité étonnante avec laquelle on adopte une nouvelle possibilité. C’est ce qui indique que cette possibilité est utilisée de nombreuses manières, toutes aussi inattendues les unes que les autres. Elle résout à la fois des problèmes évidents et imprévus, qu’elle ait été prévue pour ça ou que ce soit un « coup de chance ».

Vue de l’intérieur, la résolution de problème grâce à la sérendipité n’a rien que de très naturel. Du point de vue de ceux qui résolvent les problèmes par la méthode des objectifs, au contraire, cela peut paraître incompréhensible, allant du gaspillage à des motivations immorales.

Etant données les erreurs et les limites qui vont naturellement de pair avec ses capacités balbutiantes, le monde des réseaux peut être perçu comme « inadapté » aux « vrais » problèmes.

Alors que le monde financier et la Silicon Valley peuvent souvent sembler sourds et insensibles aux problèmes pressants tout en consacrant des milliardaires avec une régularité de métronome, les causes de leur surdité respective sont pourtant différentes. Les problèmes du monde financier sont réels et symptomatiques d’une vraie crise de mobilité économique et sociale dans le monde géographique. Quant à ceux de la Silicon Valley, ils n’existent que parce que trop peu de gens sont encore connectés au monde des réseaux, ce qui limite sa puissance. La meilleure réponse à laquelle nous soyons parvenus pour le premier, c’est de renflouer périodiquement des organisations « trop grosses pour sombrer », tant publiques que privées. D’autre part, le problème de la connectivité se résout lui-même progressivement et avec sérendipité à mesure que les smartphones prolifèrent.

Les différences entre les deux approches de la résolution de problème se constatent également au plan macroéconomique.

Au contraire des hauts et des bas des marchés financiers qui sont souvent créés artificiellement, les hauts et les bas technologiques sont une caractéristique intrinsèque de la création de richesse elle-même. Comme Carlota Perez a pu le noter, les échecs technologiques peuvent tout à fait déboucher sur des nouveautés majeures qui n’avaient pas pu se développer au cours de périodes de croissance. Elles étendent massivement l’accès à la chance des réseaux à des populations plus larges. Ce fut notamment le cas lors de l’éclatement de la bulle technologique en 2000. L’accès aux outils de l’entrepreneuriat s’est massivement développé et cela a commencé à alimenter presque immédiatement la vague suivante d’innovation.

 

Saison 1 dans sa version intégrale en cliquant ici

 

Commentaire de Tom Morisse, research manager chez FABERNOVEL

 

Tom Morisse

 

« La question que pose Venkatesh Rao dans cet extrait est fondamentale : comment le monde numérique en vient-il à choisir les services qu’il génère, et donc les problèmes qu’il cherche à résoudre ? Et faut-il s’en satisfaire ?

Opposer le bidouillage – intimement relié à la sérendipité, la découverte inopinée alors que l’on cherchait autre chose – et l’objectif comme le fait l’auteur est un faux débat. Les entrepreneurs font généralement preuve d’un solide mélange de passion bornée et de flexibilité pragmatique. Avoir une idée en tête – ou pour reprendre l’état d’esprit de Breaking Smart, une série d’hypothèses sur les attentes du marché – et la confronter aux utilisateurs, l’ajuster et itérer… et ne pas hésiter à passer à autre chose, à “pivoter” si l’expérience vous donne tort, est à la base des startups.

Pas étonnant que dans les faits, cela donne un éventail d’histoires entrepreneuriales étonnamment vaste. Avec deux extrêmes. D’un côté, les pivoteurs invétérés. Stewart Butterfield en est un brillant exemple. Par deux fois, il a cherché à développer un jeu multijoueurs en ligne. Et par deux fois, ses startups ont pivoté avec succès vers l’exploitation d’outils créés à l’origine en interne pour développer ces jeux : Flickr il y a 10 ans, Slack aujourd’hui.

De l’autre côté, on trouve des exemples de dévouement sacerdotal à une même idée : John Hanke, le fondateur de Niantic (la startup derrière la sensation 2016 Pokémon Go), a toujours été obsédé par la réduction de la frontière entre monde analogique et monde numérique. D’abord en créant Keyhole, une startup rachetée par Google et qui a posé les fondations de Google Earth et Google Maps. Puis Ingress (au sein de Niantic), un jeu précurseur de Pokémon Go qui mélange application mobile et déplacements dans le monde physique. Avant d’en arriver à un nouveau raffinement du concept, Pokémon Go.

(Le problème que cherche à résoudre un service numérique doit être pris dans une acception large.)

Affirmer que « les solutions nées du bidouillage ne visent pas certains problèmes particuliers, comme le « changement climatique » ou la « défense des classes moyennes », leur champ d’application est donc plus large » est donc doublement erroné. Les solutions numériques visent bien à résoudre « certains problèmes particuliers », qui plus est encore plus étroits que les gigantesques problématiques que prend Venkatesh Rao pour exemples.

Le raccourci qu’incarne l’extrait, c’est qu’on se réfère trop souvent aux seuls exemples des réseaux sociaux, ou plateformes, ou technologies généralistes, dont l’utilité sociale se retrouve petit à petit définie par les utilisateurs et les ramifications parfois vastes, pour disserter du numérique en général. Martelons-le une fois de plus, les points de souffrance précis auxquels des entrepreneurs ont envie de s’attaquer existent bel et bien – nombre de startups dans la santé naissent des difficultés qu’un proche a pu rencontrer dans sa pathologie.

Pour concilier ces convictions avec la thèse de l’auteur, il faut en fait considérer deux échelles différentes : celle du service, de la startup, de l’entrepreneur d’un côté, centrée sur un unique problème (ou tout au plus un petit nombre), et de l’autre le champ du numérique dans sa globalité. De ce second point de vue, oui, la chance des réseaux prend son importance, et l’agrégation des efforts ponctuels dessine une trajectoire qui ne répond à aucun objectif bien défini.

Dire qu’il n’y a pas d’horizon préétabli ne signifie pas pour autant que toutes les directions sont possibles. Le numérique, comme toutes les innovations, est borné dans ses développements par le contexte (social, politique, économique, culturel etc.) et les problématiques dans lesquels il baigne, et les possibilités technologiques à mettre en face, elles-mêmes permises par l’interaction du contexte et des technologies de périodes précédentes. Tout comme l’évolution ne peut s’affranchir des lois de la physique. L’idole Mark Zuckerberg le dit lui-même : il était persuadé qu’il finirait bien par y avoir un réseau social reliant l’humanité… mais au début, il ne croyait pas que ce serait Facebook.

Premier corollaire : penser que sans certains entrepreneurs majeurs, le futur n’aurait en gros pas lieu, est faux. Gommez Steve Jobs de l’Histoire et vous aurez quand même des smartphones dans vos poches à la fin – peut-être pas dans la même chronologie, certainement pas sous la même forme, bien sûr.

Second corollaire : cela explique que les problèmes résolus par le monde numérique puissent, comme le souligne Venkatesh Rao, paraître peu importants aux regards extérieurs. Car le contexte et les technologies rendent plus faciles à certains groupes que d’autres de mobiliser les outils à leur disposition pour résoudre leurs problèmes. En clair, les plus riches, plus éduqués, plus protégés modèlent particulièrement la trajectoire du numérique. La question n’est donc pas tant « le numérique permet-il de résoudre les vrais problèmes du monde ? » que « des vrais problèmes de qui parle-t-on ? » Pour un cadre supérieur d’une grande métropole, oui, trouver une manière de se faire livrer des plats sains est un point de souffrance.

Et l’on comprend également mieux pourquoi opposer le monde géographique et le monde des réseaux comme Breaking Smart le fait est trop simpliste. On ne peut nier que les connexions numériques rendent certaines frontières physiques plus ténues, notamment par le partage de l’information. Mais de l’autre côté, la géographie n’a peut-être jamais été aussi déterminante de par les ressources qu’un petit territoire peut offrir. Où l’on reparle de l’influence et de l’attraction de ce petit bout de Californie qu’est l’écosystème de la Silicon Valley…

Aussi, l’assertion de l’extrait comme quoi la connectivité croissante permettra de résoudre un nombre de problèmes beaucoup plus large, et concernant plus de personnes, paraît bien oublieuse des réalités bassement matérielles. Ajouter la connexion Internet aux droits fondamentaux, pourquoi pas, mais ce droit ne pourrait pas se substituer à d’autres plus fondamentaux, c’est un complément. On pourra continuer à apporter la fibre dans des zones défavorisées des pays riches ou mettre des innovateurs de pays pauvres en couverture de la MIT Technology Review ou de Wired, cela ne suffira pas à tirer le développement des miséreux. Le numérique achoppera toujours sur des considérations tristement analogiques : sans un bon niveau d’éducation, un accès à la santé, à une alimentation saine etc., point de salut. »

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Newsletter quotidienne Forbes

Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC