Rechercher

La Silicon Valley proche du point de non-retour

Silicon Valler
Silicon Valley. | Source : Getty Images

« Agissez vite et brisez les codes. » L’ambiance actuelle dans la Silicon Valley semble dominée par ce sentiment, popularisé à l’origine par Facebook. Et pour de nombreux dirigeants de ce centre technologique mondial qu’est la Silicon Valley, ce sentiment s’est propagé au-delà de l’innovation informatique pour englober la manière de réinventer tous les aspects de la vie, toutes les industries et même la politique.

 

Pour bon nombre des géants du secteur actuel des technologies et de l’innovation, la technologie est en soi la solution à tout. C’est la pensée schumpétérienne poussée à son paroxysme. Elle revêt un caractère quasi religieux, dans le sens où l’on a le sentiment qu’un formidable raz-de-marée technologique va balayer l’économie et la société, emportant avec lui tous les maux, pour ne laisser derrière lui que des industries efficaces et réinventées, des réglementations (si tant est qu’elles soient encore nécessaires) et des comportements individuels.

Cette vision est en partie le résultat d’une idéologie et d’un esprit indépendant, d’une frustration compréhensible face à des systèmes obsolètes et souvent défaillants, qui rend séduisante l’idée de repartir de zéro. Ce sont des personnes brillantes qui voient grand et ne sont donc pas prisonnières de la mentalité traditionnelle qui consiste à dire « on a toujours fait comme ça, donc on continuera ».

Une partie de ce phénomène est le résultat de la naïveté et non de l’idéologie. Cette combinaison d’idéologie et de naïveté a récemment influencé la façon dont certains des plus puissants de la Silicon Valley perçoivent le défi du changement climatique, parmi d’autres questions « non technologiques ». Pour certains de ces titans, il y a un sentiment que les personnes qui ont le plus besoin de solutions innovantes sur des questions telles que le climat les ont rejetées personnellement, alors tant pis pour ces questions, plus besoin de se soucier de toutes ces futilités.

D’autres ont le sentiment que ce qu’il faut, ce n’est pas d’essayer d’améliorer progressivement les infrastructures actuelles, mais simplement de repartir de zéro (par exemple : travailler avec les services publics actuels sur l’efficacité énergétique est une perte de temps, alors inventons une énergie nucléaire à fusion commercialement viable et le reste se règlera tout seul, c’est-à-dire qui financera ces centrales, qui les construira, qui les entretiendra et qui distribuera l’énergie). Ces sentiments peuvent sembler opposés, mais en réalité, ils ne sont que les deux faces d’une même médaille, celle de la supériorité technologique.

Ainsi, agir vite et casser les codes (soit en ignorant des problèmes mineurs tels que la dégradation rapide du climat mondial ou l’affaiblissement des fondements politico-économiques, soit en supposant que d’autres s’en chargeront, au profit de « l’innovation »), voilà en gros comment bon nombre des dirigeants de la Silicon Valley définissent leur programme ces jours-ci.

Cependant, voilà le problème : ces dirigeants ne songeraient jamais à faire cela avec la construction de centres de données. Ni avec les réseaux informatiques, les micropuces ou tout autre matériel et infrastructure dont ils savent qu’ils dépendent entièrement pour que leurs propres innovations fonctionnent.

Ces géants de l’industrie technologique savent très bien qu’ils ne peuvent pas « agir vite et casser les codes » lorsqu’il s’agit de construire et d’entretenir l’infrastructure qui est au cœur de leurs propres activités. Ils emploient d’énormes équipes de développeurs de projets qui ont pour mission de ne pas faire n’importe quoi et de ne rien laisser se casser. Ils paient pour l’entretien minutieux d’infrastructures de communication vieilles de plusieurs décennies.

Contrairement à des concepts flous comme le changement climatique et la politique, il s’agit de systèmes très concrets qui doivent être construits de manière appropriée, et non pas simplement supposés être construits par quelqu’un d’autre dont on ignore le nom, et (bien sûr !) qui intègrent beaucoup de « vieilles technologies » parallèlement aux innovations plutôt que de les remplacer. Ces infrastructures sont très réelles pour ces leaders technologiques, qui leur accordent donc le respect et les investissements qu’elles méritent.

À mesure que le climat mondial se dégrade rapidement et que les fondements politico-économiques sont de plus en plus ébranlés, ces mêmes dirigeants commenceront également à en prendre conscience. Les catastrophes naturelles affectent déjà les clients, les effectifs et les infrastructures du secteur technologique. L’incertitude politico-économique commencera à avoir un impact sur les revenus et les coûts.

Lorsque ces risques commenceront à avoir un impact direct sur les activités quotidiennes de ces leaders technologiques, ils ne pourront plus les considérer comme des concepts lointains à traiter de manière académique. Ils devront investir dans les énergies propres, l’adaptation au changement climatique et la résilience, l’eau potable et la stabilité politique. Sinon, leurs entreprises, leurs secteurs d’activité et leur fortune personnelle commenceront soudainement à en subir directement les conséquences.

La bonne nouvelle, c’est que la Silicon Valley a une longue expérience dans la construction d’infrastructures de qualité. Lorsque les choses se gâtent, la devise « agir vite et casser les codes » est rapidement mise de côté au profit d’investissements professionnels, rigoureux et essentiels dans les infrastructures.

Il suffit simplement d’élargir la définition de « l’infrastructure critique » afin d’y inclure la planète sur laquelle nous vivons et les fondements sociaux et économiques dont nous dépendons.

La Silicon Valley pourrait bientôt atteindre ce point de non-retour, si ce n’est déjà fait. Il ne s’agit pas d’abandonner les points de vue technocentriques et les idées audacieuses, mais simplement de ne plus laisser naïvement à d’autres le soin de s’occuper d’autres fondements essentiels tels que l’environnement, l’économie et la société.

Et lorsque cela se produira, lorsque l’hypothèse d’un déluge technologique sera abandonnée et que ces esprits brillants seront mis à contribution pour s’attaquer de manière pragmatique à cette « infrastructure » au sens large, alors nous assisterons à une renaissance extraordinaire des investissements réels et des solutions évolutives pour relever ces défis croissants. La puissance d’innovation de la Silicon Valley est l’une des forces les plus puissantes que l’humanité ait jamais construites, et lorsqu’elle est correctement exploitée, elle permet d’accomplir des choses extraordinaires.

Tout comme lorsque la fièvre tombe, lorsque la Silicon Valley atteindra enfin ce point de non-retour, ce sera une très bonne chose.

 

Une contribution de Robe Day pour Forbes US, traduite par Flora Lucas


À lire également : La Silicon Valley s’impose au Pentagone, propulsant l’essor des technologies de défense

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC