Malgré des talents d’exception, des formations techniques de pointe et une forte dynamique entrepreneuriale, l’Europe peine à faire émerger des acteurs de référence dans le domaine de l’intelligence artificielle. Pourquoi ? Parce que l’écosystème n’est pas structuré pour financer des projets d’envergure. Il souffre à la fois d’une fragmentation réglementaire, d’un manque de profondeur de marché, et d’une culture de l’investissement plus prudente que proactive.
Une contribution de Grégory Guichard, Head of Data et IA, expert en data science, machine learning chez BoondManager
Alors que les investissements mondiaux en IA devraient dépasser 500 milliards d’euros d’ici 2027, l’Europe reste à la traîne. En effet, en 2024 par exemple, seuls 8 milliards de dollars ont bénéficié aux startups et aux entreprises européennes. Rien d’étonnant quand on connait les difficultés qu’elles éprouvent à trouver des financements.
Des projets innovants freinés dès leur conception
Les porteurs de projets IA en Europe, notamment ceux classés “deeptech” ou “early stage”, se heurtent à une double contrainte. D’une part, les financements publics – souvent représentés par des dispositifs nationaux ou européens – imposent des critères d’éligibilité très spécifiques, des délais longs et des démarches administratives lourdes. Ces financements prennent fréquemment la forme de prêts plutôt que de subventions, ce qui n’offre pas toujours l’agilité nécessaire à l’innovation.
D’autre part, les financements privés, s’ils existent, restent réservés à des projets plus avancés. En Europe, les investisseurs se montrent globalement réticents à soutenir des initiatives qui ne disposent ni de produits commercialisés ni de revenus récurrents. À l’opposé, des marchés comme les États-Unis acceptent plus volontiers le risque associé à ce type de projet, avec une rapidité de traitement et une force de conviction plus marquées.
Le poids d’un marché fragmenté
L’un des freins majeurs à l’investissement en Europe reste la fragmentation du marché. Par contraste, les États-Unis offrent un vaste marché unifié. Malgré les discours politiques, le “marché unique” européen reste largement illusoire pour les acteurs de l’IA. Chaque pays conserve ses propres normes, règles d’éligibilité aux aides, exigences de localisation des données ou modalités d’accès aux appels d’offres publics. Résultat : les startups doivent adapter leur stratégie à chaque juridiction, ce qui alourdit considérablement les coûts de développement.
Cette diversité, bien que source de richesse, complique l’accès à une échelle critique et engendre des coûts d’adaptation élevés pour les startups. Les investisseurs, en quête de retours rapides et massifs, privilégient de ce fait des territoires où la scalabilité est plus directe.
Un cadre réglementaire contraignant
Le cadre réglementaire européen, souvent perçu comme protecteur, ajoute également une couche de complexité. Le RGPD, l’AI Act ou encore les exigences de localisation des données, bien qu’essentiels pour garantir une innovation éthique, induisent des surcoûts et des délais qui pèsent dans la balance décisionnelle des investisseurs.
Le futur AI Act, s’il vise à encadrer l’innovation de manière responsable, risque paradoxalement d’accentuer cette complexité en ajoutant une couche réglementaire stricte, avant même que l’écosystème ne soit pleinement structuré. Ce texte, en voulant uniformiser, pourrait en réalité creuser l’écart avec des marchés plus agiles comme les États-Unis ou l’Asie, où les règles sont plus favorables à l’expérimentation.
Construire un écosystème propice au financement de l’IA
Pour faire émerger un environnement européen plus attractif pour les financements IA, plusieurs leviers doivent être actionnés :
• Créer un marché unifié en harmonisant les réglementations et en facilitant l’internationalisation des startups à l’échelle européenne.
• Encourager l’investissement privé, notamment en ouvrant des mécanismes d’accès pour les particuliers via des incitations fiscales ou des produits d’épargne dédiés.
• Mobiliser la commande publique pour orienter les choix vers des technologies européennes, envoyant un signal fort au marché.
• Structurer un accompagnement solide pour les jeunes pousses, avec des incubateurs, accélérateurs et programmes de mentoring spécialisés IA.
• Valoriser la prise de risque, y compris l’échec entrepreneurial, dans les logiques d’investissement.
• Repenser le storytelling : promouvoir les projets non seulement pour leur performance technologique, mais aussi pour leur impact potentiel, leur vision et leur capacité de transformation.
En IA, comme dans beaucoup de technologies avancées, l’Europe a des atouts. Il faut les faire fructifier. Le talent ne manque pas. La formation technique y est reconnue. De nombreux ingénieurs français sont aux manettes de projets IA majeurs, en Europe comme à l’international chez des acteurs de premier plan. Ce qui fait encore défaut, c’est la capacité du continent à créer des champions capables de retenir ces talents, de les projeter. L’enjeu est stratégique. Il est temps de bâtir une politique d’investissement alignée avec les ambitions technologiques de l’Union européenne, et d’envoyer un message clair : l’Europe ne doit plus être seulement une terre d’innovation, mais aussi un moteur de financement souverain.
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