À l’occasion de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration) du 2 juin dernier, Forbes France a rencontré Garry Kasparov, légende des échecs et défenseur de la liberté. Ce dernier revient sur son parcours exceptionnel, ses combats pour la démocratie et ses réflexions sur l’intelligence artificielle. Après avoir défié les plus grands joueurs et les machines, il nous livre sa vision de l’avenir de l’humanité, entre l’IA, l’exploration et les enjeux géopolitiques mondiaux. Un regard sans filtre sur un monde en mutation.
Forbes France : Garry, vous êtes l’une des figures les plus emblématiques des échecs, un champion mondial reconnu. Vous avez grandi à Bakou, à la fin de l’Union Soviétique. Quels souvenirs marquants avez-vous de cette époque, et qu’est-ce qui vous a façonné pour devenir la personne que vous êtes aujourd’hui ?
Garry Kasparov : C’est une longue histoire. Si vous parlez de l’enfance, de l’époque soviétique ou d’autres aspects de ma vie, ça peut prendre du temps. J’ai grandi dans une atmosphère où la pensée critique était encouragée, même si c’était dans un cadre soviétique. Mon père, qui était ingénieur, et ma mère, qui avait une carrière importante, m’ont transmis des valeurs d’indépendance et de réflexion.
Je me souviens que mes parents résolvaient des puzzles d’échecs dans le journal local, vers 1968 ou 1969. C’est là que j’ai été fasciné par le jeu. Je ne savais pas encore vraiment ce que c’était, mais j’avais vu les pièces et j’ai trouvé cela mystérieux, presque magique. Je me suis mis à regarder et à comprendre peu à peu comment le jeu fonctionnait. L’histoire dit que j’ai résolu un problème à un moment donné, mais honnêtement, je pense que c’est exagéré.
Ce que je sais, c’est que j’ai appris à jouer en observant et en intervenant lorsque j’avais une idée. Mon père a été très impressionné, et il a vu que j’avais un potentiel. Il m’a inscrit dans un club d’échecs, et c’est là que tout a vraiment commencé. À 9 ans, j’étais déjà un très bon joueur, et à 10, j’étais un maître de club. Le reste a suivi assez naturellement.
Vous avez commencé à vous distinguer très jeune, notamment en devenant à 12 ans le plus jeune champion soviétique sous 18 ans. À ce moment-là, avez-vous ressenti la pression de représenter votre pays, l’Union Soviétique ?
G. K. : Pas vraiment. À cet âge, il n’y avait pas encore de pression consciente. Cependant, dans le système soviétique, la compétition était extrêmement forte. Il n’y avait pas de place pour l’échec. C’était un environnement où tout en dessous de la première place n’était pas acceptable. C’était un système très dur, mais il a aussi forgé ma capacité à être performant sous pression.
Je n’ai pas eu cette réflexion sur la représentation de la nation avant de devenir plus grand. Au contraire, il y a eu des moments, comme lors des compétitions internationales en France, où je me suis senti un peu isolé. J’étais un jeune joueur sans coach, venant de Bakou, et même si j’avais de bonnes performances, ce n’était pas toujours facile, surtout en dehors de l’Union Soviétique.

Et à partir de ce moment-là, qu’est-ce qui vous a poussé à continuer dans les échecs plutôt que d’explorer d’autres horizons ?
G. K. : Je suis un peu un cas spécial dans le sens où l’échec, pour moi, était une forme de plaisir. J’adorais ce jeu. Je pouvais m’y plonger complètement. Mais ce n’était pas seulement une question de talent. Oui, j’avais un talent naturel, mais je n’ai jamais cessé de travailler. La discipline et le travail acharné ont toujours été au cœur de ma réussite. Ma mère, après le décès de mon père, a mis de côté sa propre vie et a décidé de se consacrer entièrement à mon avenir. Elle m’a soutenu de manière inébranlable. Elle n’a jamais cherché à me pousser, mais elle a été là, une figure clé dans mon développement.
Vous parliez de votre mère, et vous avez mentionné à plusieurs reprises qu’elle vous a aidé à rester concentré. A-t-elle eu un impact majeur sur vos choix ?
G. K. : Oui, absolument. Elle a sacrifié sa carrière et son bonheur pour que je puisse poursuivre mon rêve. Elle n’a jamais cherché à se remarier après la mort de mon père. Elle est restée concentrée sur moi, elle m’a donné les moyens d’évoluer, non seulement en termes de soutien matériel, mais aussi en termes d’approche intellectuelle. Elle a joué un rôle primordial. C’est un exemple de sacrifice et de dévouement. C’est aussi ce qui m’a poussé à toujours donner le meilleur de moi-même.
Vous parliez plus tôt de l’importance du système soviétique pour repérer les talents. Comment cette atmosphère a-t-elle influencé votre carrière et vos choix personnels ?
G. K. : Le système soviétique, pour le dire de manière simple, était conçu pour dénicher les talents et les exploiter dans des domaines stratégiques comme les échecs. En Union Soviétique, les échecs étaient un outil idéologique, utilisé pour prouver la supériorité intellectuelle du régime. C’était une situation un peu paradoxale : l’État voulait que ses champions remportent des victoires mondiales pour prouver la puissance du communisme. Cela a en quelque sorte facilité mon ascension, mais cela a aussi mis une pression immense sur moi. À 15 ans, j’ai participé pour la première fois aux championnats soviétiques adultes. C’était un immense défi.
À ce moment-là, avez-vous ressenti un lien avec la politique et les idéologies soviétiques ?
G. K. : Non, pas à cet âge-là. La politique, dans mon esprit, était secondaire. Mon objectif était d’être le meilleur joueur d’échecs du monde. Mais, avec le temps, surtout dans les années 70, j’ai commencé à m’interroger sur le système. Cela a pris forme durant mes voyages en France. À 13 ans, je suis allé en France pour la première fois, ce qui était extrêmement rare à l’époque. C’était un véritable choc pour moi de voir la différence entre la réalité soviétique et ce qui était propagé par l’État. La réalité soviétique était complètement éloignée de la propagande. Ce fut un tournant pour moi.
Et lorsque vous avez pris conscience de cette réalité, avez-vous immédiatement décidé de vous distancer de l’Union Soviétique ?
G. K. : Ce n’est pas quelque chose qui s’est fait du jour au lendemain. Mais à partir de ce moment, j’ai commencé à remettre en question le système. J’avais un accès privilégié à des livres et des informations qui n’étaient pas disponibles pour tout le monde. Cela m’a permis de comprendre que le régime soviétique était bien plus complexe et répressif que ce que j’avais cru. J’ai aussi observé comment les intellectuels soviétiques résistaient en silence, et j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas simplement une question de politique, mais de liberté fondamentale. C’est à ce moment que j’ai décidé que mon rôle ne devait pas seulement se limiter à être un champion d’échecs.
Mais vous avez continué à concilier votre rôle de champion d’échecs avec votre engagement politique. Pourquoi ce double engagement ?
G. K. : La politique, à un moment donné, est devenue incontournable pour moi. L’Union Soviétique était un système profondément autoritaire et il m’était difficile de continuer à exceller dans ce système tout en restant neutre sur les sujets politiques. Je me suis engagé dans un mouvement pro-démocratie dans les années 80, même si ce n’était pas facile. À un moment donné, en 1990, j’ai quitté Bakou après les pogroms arméniens, et ma transition vers Moscou a été relativement naturelle. C’était une manière de m’engager pleinement dans le combat pour la liberté.
Vous avez également fait le choix de quitter les échecs après 2005 pour vous consacrer à la politique. Avez-vous ressenti que votre rôle d’échecs n’était plus suffisant ?
G. K. : C’est une question qui mérite quelques explications. J’ai toujours su que je ne jouerais pas aux échecs toute ma vie. J’ai été champion du monde pendant plusieurs années, mais à 41 ans, après avoir perdu mon titre, il m’a semblé qu’il était temps de passer à autre chose. J’avais épuisé toutes mes possibilités dans ce domaine. Ce n’était pas simplement que l’échec soit un problème, c’était surtout qu’après un certain âge, jouer aux échecs ne me permettait plus d’avoir l’impact que je recherchais. C’était une étape logique de ma vie.
Et bien sûr, ce fut un grand changement de me tourner vers la politique, mais je sentais que c’était ma responsabilité. Mon engagement contre Poutine a commencé lentement. J’ai vu, avec le temps, que ce régime représentait une menace non seulement pour la Russie, mais pour le monde entier. J’ai pris conscience de cette menace tôt, et à un moment donné, il m’a fallu prendre une décision. J’ai dû quitter la Russie, face à la menace d’une arrestation imminente. À partir de ce moment, mon rôle est devenu celui de la résistance, et je savais que si je voulais continuer à me battre pour un avenir libre, il était préférable de le faire depuis l’extérieur. Cela a été une décision difficile, mais je ne regrettais rien. Mon engagement visait à rendre la Russie plus libre, mais aussi à défendre des principes qui étaient plus grands que mon propre confort.

Parlons maintenant de l’intelligence artificielle, un sujet qui fait beaucoup parler ces derniers temps. Vous avez eu une expérience unique avec l’IA en tant que joueur d’échecs. Comment avez-vous perçu l’évolution de la relation entre l’homme et la machine dans ce contexte ?
G. K. : L’IA a évolué de manière fascinante dans le monde des échecs. D’abord, c’était un jouet, une sorte de curiosité amusante. Puis, à la fin des années 80 et au début des années 90, les machines comme Deep Blue ont commencé à poser de véritables défis. J’ai eu l’honneur de jouer contre Deep Blue en 1997, et bien que j’aie gagné la première manche, j’ai rapidement compris que les machines finiraient par surpasser les humains dans ce domaine. J’ai toujours cru que l’humain et la machine pouvaient travailler ensemble, mais la domination des machines était inévitable. C’est un moment de prise de conscience qui m’a aidé à me projeter dans l’avenir : nous devions envisager l’IA non comme un adversaire à abattre, mais comme un outil avec lequel collaborer pour progresser.
Aujourd’hui, il n’y a plus de compétition équitable, la machine gagne à coup sûr. C’est une évidence que j’ai rapidement acceptée. Cependant, ma vision était de préparer l’avenir en voyant l’IA non comme une menace mais comme une chance.

Vous semblez avoir une vision positive de l’IA. D’autres, par contre, la voient comme une menace pour l’humanité. Comment réagissez-vous à cette crainte ?
G. K. : Je pense que beaucoup de ces peurs sont exagérées. L’IA n’est pas une menace en soi, c’est un outil neutre et c’est la manière dont il est manipulé qui peut être dangereuse. Ce qui nous menace, ce sont les mauvais acteurs. Que ce soit des dictateurs comme Poutine, des terroristes ou même des cybercriminels, ce sont eux qui pourraient utiliser l’IA de manière malveillante. Mais pour l’instant, l’IA est un outil qui nous aide à accomplir des tâches complexes. Le véritable défi, à mon avis, réside dans l’éthique de son utilisation.
Vous parlez de l’IA comme un allié plutôt qu’une menace. Mais quel rôle pensez-vous que l’IA peut jouer dans l’avenir de l’humanité ?
G. K. : L’IA a un énorme potentiel pour nous aider à résoudre des problèmes mondiaux, qu’il s’agisse de la gestion des ressources naturelles, de l’optimisation des systèmes de santé, ou de la résolution des crises mondiales. Mais il est crucial que nous nous concentrions sur la collaboration. Ce n’est pas une question de remplacer l’humain, mais de tirer parti de la machine pour augmenter nos capacités. L’IA peut nous aider à comprendre des phénomènes complexes et à faire des découvertes, mais elle ne remplacera jamais ce qui fait notre humanité : notre créativité, notre capacité à échouer, à essayer à nouveau, et à innover. C’est cette capacité unique à naviguer dans l’incertitude qui nous différencie des machines.
À vos yeux, quel est le prochain grand défi technologique pour l’humanité ?
Garry Kasparov : L’exploration, qu’elle soit spatiale ou sous-marine. Nous avons encore une quantité incroyable de choses à découvrir sur notre propre planète et au-delà. L’exploration est la clé pour comprendre de nouveaux horizons et résoudre des problèmes complexes comme le changement climatique. Je pense que l’avenir réside dans l’expansion de notre connaissance et de notre exploration de l’espace. Cela pourrait même ouvrir la voie à des découvertes qui auraient des implications sur notre vie ici sur Terre. Ce n’est pas juste une question de conquête, mais d’innovation et de solutions qui peuvent émerger des voyages dans l’inconnu.
Vous êtes donc optimiste quant à l’avenir de l’humanité ?
G. K. : Je crois fermement que nous sommes à un tournant. Oui, la technologie évolue rapidement, mais elle nous offre aussi des opportunités énormes. Ce que je vois, c’est une chance pour les générations futures de repenser notre manière de vivre et de collaborer. Il est important de ne pas avoir peur du changement, mais de l’aborder avec une vision claire et positive. Le progrès n’est pas linéaire, mais il nous permet toujours d’aller plus loin, de résoudre des problèmes que nous n’aurions jamais pu imaginer résoudre auparavant.
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