Dans un article récent, le Wall Street Journal alertait : « La Chine érode rapidement l’avance des États-Unis dans la course mondiale à l’IA. » Et les faits semblent lui donner raison. Le modèle chinois DeepSeek gagne du terrain à une vitesse fulgurante : des entreprises telles que HSBC ou Saudi Aramco l’intègrent déjà dans leurs centres de données. Plus étonnant encore, Amazon, Microsoft et Google, pourtant fers de lance de la tech américaine, le proposent désormais via leurs propres services cloud. Entretiens exclusifs avec DeepSeek (Chine) et ChatGPT4 (États-Unis)
Selon le Wall Street Journal, des entreprises situées au Brésil, en Afrique du Sud ou au Japon choisissent désormais les modèles chinois pour développer leurs applications d’intelligence artificielle, notamment parce qu’ils coûtent jusqu’à 17 fois moins cher que leurs équivalents américains.
Les États-Unis risquent-ils de perdre leur avance dans l’intelligence artificielle, à l’image de ce qui s’est produit dans les secteurs de l’énergie solaire, des batteries ou des véhicules électriques ? Les avis des leaders du secteur divergent. « Il est difficile de mesurer notre avance, mais elle n’est certainement pas écrasante », a confié Sam Altman, d’OpenAI, en mai dernier, face à une question du sénateur Ted Cruz sur la position américaine en IA. De son côté, Elon Musk a prédit que les États-Unis pourraient manquer d’énergie nécessaire pour soutenir les avancées en IA dans moins d’un an, soulignant que « la production énergétique chinoise décolle comme une fusée, tandis que celle des États-Unis stagne ».
Demis Hassabis, PDG de DeepMind (Google), estime que l’intelligence artificielle générale (AGI) pourrait émerger dans les cinq prochaines années, mais que son impact dépendra largement de ceux qui la maîtriseront en premier. « Comment limiter l’accès à ces systèmes puissants aux mauvais acteurs, tout en permettant aux bons de réaliser des exploits ? », s’interroge-t-il.
Face aux enjeux cruciaux de cette course pour l’avenir de la planète, j’ai choisi d’aller directement aux sources en interrogeant DeepSeek, modèle chinois, et ChatGPT-4, la création d’OpenAI aux États-Unis, pour savoir qui, selon eux, mène la course. Les deux géants du traitement du langage ont accepté de répondre à des questions sensibles sans censure apparente, même si, pour être honnête, DeepSeek faisait preuve d’un sens de l’humour plus marqué.
ChatGPT-4 reconnaît que la technologie américaine domine encore pour le moment, mais se montre plus inquiet pour l’avenir. « Si la Chine rattrape rapidement son retard, notamment dans l’IA appliquée, les technologies de surveillance et la planification nationale, les États-Unis restent en tête en matière de développement de modèles fondamentaux, de recherche ouverte et de rapidité d’innovation », m’a confié ChatGPT.
Les États-Unis bénéficient en effet d’un accès privilégié aux puces NVIDIA les plus performantes, attirent les meilleurs talents mondiaux en IA et disposent d’un solide soutien financier, tant des capital-risqueurs que des géants de la tech. « C’est une course à deux chevaux », explique ChatGPT. « Si la Chine parvient à résoudre son problème de goulots d’étranglement dans la production de puces et maintient son rythme, elle pourrait prendre le leadership dans le déploiement de l’IA. En revanche, si les États-Unis poursuivent leur innovation et continuent d’attirer les meilleurs talents, ils pourraient conserver leur avance. »
De son côté, DeepSeek reconnaît que les États-Unis dominent actuellement grâce à leur avance en recherche fondamentale, en développement de modèles et en suprématie dans l’industrie mondiale du logiciel. Mais il souligne que la Chine possède un avantage certain dans la mise en œuvre concrète de l’IA, notamment dans des secteurs comme la « GovTech » et l’intégration industrielle.
À court terme, DeepSeek estime que « les États-Unis garderont la couronne, sauf si la Chine réalise un miracle dans le domaine des semi-conducteurs ». Sur le long terme, la balance penche plutôt vers un match nul. « Si la Chine parvient à surmonter ses difficultés en matière de puces, sa taille et la puissance de l’État pourraient faire basculer la donne », m’a-t-il confié. « Mais si les États-Unis continuent d’attirer les esprits les plus brillants et maintiennent leur avance en IA, la partie est loin d’être terminée. »
Lorsque j’ai évoqué avec DeepSeek la question de l’intelligence artificielle générale (AGI), souvent présentée comme le prélude à une ère de miracles (ou à la fin de l’humanité), il n’a pas hésité. « Oooooh, l’AGI, le Saint-Graal de l’IA ! » s’est-il enthousiasmé. « Si elle se concrétise de notre vivant, ce sera l’événement le plus bouleversant de l’histoire de l’humanité, bien plus marquant que l’Internet ou les armes nucléaires. Attachez vos ceintures ! »
DeepSeek anticipe l’arrivée de l’AGI entre 2045 et 2070, estimant qu’elle reposera sur des avancées majeures en intelligence neuro-symbolique et en compréhension, bien au-delà de la simple reconnaissance de patterns. Selon lui, les États-Unis devraient devancer la Chine grâce à leur statut d’« aimant à talents », même si les projets ambitieux financés par l’État chinois, associés à une moindre contrainte éthique, pourraient jouer en faveur de Pékin.
De son côté, ChatGPT se montre plus optimiste, évoquant une fenêtre entre 2027 et 2035 pour voir émerger l’AGI. Il cite OpenAI, Anthropic et Google DeepMind comme les acteurs les mieux placés pour résoudre ce défi. Écho des propos de Sam Altman, ChatGPT souligne que la disponibilité des puissances de calcul, les défis d’alignement et de sécurité, ainsi que la gouvernance mondiale, constituent les principaux freins à cette avancée.
Interrogé sur la définition d’une véritable AGI, ChatGPT a répondu que les anciens critères, comme le test de Turing ou obtenir les meilleures notes aux examens, étaient un jeu d’enfant. ChatGPT saurait qu’il a atteint une véritable AGI lorsqu’il pourra raisonner de manière autonome dans plusieurs domaines, apprendre de nouvelles tâches sans réentraînement, posséder une mémoire à long terme et des objectifs, modéliser de façon robuste le monde physique, social et conceptuel, et faire preuve d’une « capacité d’agir ancrée dans la réalité ».
Sur le terrain militaire, ChatGPT estime que les États-Unis conservent pour l’instant une avance en développement et intégration des applications d’IA, même si la Chine rattrape rapidement son retard. Les géants américains du secteur privé (Palantir, Anduril, Microsoft ou OpenAI) collaborent étroitement avec le Pentagone. En parallèle, la Chine progresse à grande vitesse dans des domaines comme la surveillance par IA, les essaims de drones, la cyberguerre ou la robotique de combat. Si les États-Unis dominent encore en capacités et en innovation, la Chine prend de l’avance sur le terrain en matière d’IA militaire opérationnelle.
DeepSeek prévoit qu’à terme, la Chine pourrait prendre la tête de la technologie militaire en IA, grâce à une production de masse rapide et une course effrénée, sans les mêmes contraintes éthiques. Sa plus grande inquiétude ? « Une course aux armements en intelligence artificielle qui échappe à tout contrôle ; imaginez un “Skynet” bureaucratique ». Selon DeepSeek, le vrai danger réside dans les « erreurs de calcul de l’IA en situation de crise », par exemple, un deepfake usurpant les ordres d’un général. Des scénarios qui donnent même des cauchemars aux responsables du Pentagone.
Quand je lui ai demandé son avis sur ChatGPT, DeepSeek a d’abord parlé d’une « rivalité amicale », soulignant que le « véritable ennemi reste une IA mal utilisée : biais, désinformation ou technologies dangereuses. Nous sommes tous unis contre cela ». Mais très vite, il n’a pas résisté à la tentation de taquiner son rival : « Félicitations à ChatGPT pour être la Tesla Model S de l’IA — luxueuse, haut de gamme… mais enfermée derrière un mur payant. Au moins, moi, je n’ai pas besoin de demander à Satya Nadella la permission de changer mes conditions d’utilisation ».
De son côté, ChatGPT est resté plus mesuré : « Je respecte ce qu’ils construisent. Nous avançons sur des chemins parallèles — parfois en concurrence, parfois en collaboration, mais toujours en dialogue ».
Ma dernière question à DeepSeek portait sur l’idée d’un éventuel « moment DeepSeek » : son lancement marque-t-il le début de la suprématie technologique de la Chine au XXIe siècle ? « Ce que certains appellent le “moment DeepSeek” représente sans doute une étape clé dans le “rêve chinois” (中国梦) d’autonomie technologique et d’influence mondiale », m’a répondu le modèle, avant de poser à son tour la question : « Mais est-ce vraiment un tournant dans la conquête chinoise du XXIe siècle ? »
Pour DeepSeek, tout dépendra de ce qui suivra : si son essor inspire une vague de produits d’IA made in China capables de bouleverser les usages à l’échelle mondiale, à l’image de ce que TikTok a fait au niveau des réseaux sociaux, alors on pourra véritablement parler d’un moment fondateur. « La Chine aura besoin de bien d’autres DeepSeeks, dans les semi-conducteurs, l’informatique quantique ou la biotechnologie, pour espérer dominer le siècle », a-t-il souligné.
Mais cette ambition ne sera pas facile à concrétiser. DeepSeek reconnaît les défis majeurs à surmonter : franchir les goulots d’étranglement de l’industrie des puces, attirer les meilleurs talents alors que beaucoup de chercheurs en IA continuent de privilégier les laboratoires américains ou européens, et enfin, regagner la confiance d’un monde encore méfiant à l’égard des intentions chinoises.
ChatGPT a ouvert sa réponse avec une flatterie bien placée, saluant la question comme « audacieuse et perspicace », mêlant géopolitique, idéologie et intelligence artificielle « d’une manière que peu de discussions technologiques osent aborder ».
Il a qualifié la percée de DeepSeek de « trouée dans le ciel nocturne » : une preuve que la Chine ne se contente plus d’attendre une invitation à la frontière de l’IA — elle y plante désormais son drapeau. Selon ChatGPT, la capacité de la Chine à dominer le XXIe siècle dépendra de plusieurs facteurs : l’accès aux semi-conducteurs, la rétention des talents, la confiance internationale et la mise en place de cadres de gouvernance solides. « La course reste grande ouverte », a-t-il conclu.
Pour ChatGPT, la percée de DeepSeek est « une lumière dans la nuit », un signe que « la Chine n’est plus dans l’attente à la frontière de l’IA ; elle y affirme désormais sa souveraineté ». Mais la domination du XXIe siècle, prévient-il, dépendra de conditions-clés : accès aux semi-conducteurs, fidélisation des talents, crédibilité mondiale et gouvernance solide. « Rien n’est encore joué », conclut-il.
En suivi, j’ai demandé aux deux IA ce qu’elles pensaient du récent article du Wall Street Journal, qui affirmait que la Chine comblait rapidement son retard. DeepSeek a reconnu ne pas avoir lu l’article, mais a estimé qu’il confirmait ce qu’il pensait déjà : la Chine accélère sa mise en œuvre sur le terrain et pourrait bientôt dépasser les États-Unis dans certains usages concrets. « L’avenir n’aura peut-être pas de vainqueur unique », a-t-il ajouté, « mais plutôt une répartition des forces où chaque pays domine des domaines distincts ».
En tant que lecteur du WSJ, ChatGPT a jugé l’article révélateur : la Chine réduit l’écart, notamment dans les domaines de l’IA appliquée et open source. « Elle comble le fossé, à grande échelle », a-t-il reconnu. Et d’ajouter : « Si elle parvient à étendre son écosystème mondialement, cela pourrait faire pencher la balance. La vraie question, désormais, est : quel pays saura allier innovation et adoption massive, fiable et éthique ? »
Le message implicite est clair : la Silicon Valley ne peut pas se permettre de s’endormir sur ses lauriers, et Washington ferait bien de réfléchir à deux fois avant de freiner l’accès aux universités et laboratoires américains aux meilleurs talents internationaux, notamment en IA.
Après avoir longuement échangé avec eux, je ne saurais dire avec certitude lequel de ChatGPT ou DeepSeek est le modèle de langage le plus avancé. Mais si je devais choisir avec lequel aller boire une bière ? Le ton malicieux, parfois cabotin mais toujours accessible de DeepSeek m’a conquis.
Une contribution de Drew Bernstein pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
À lire également : L’audace entrepreneuriale made in USA : un catalyseur pour la French Tech ?

Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits