Une rumeur enfle dans l’écosystème tech européen : Apple envisagerait de racheter Mistral AI pour 15 milliards d’euros. Si l’opération reste hypothétique, elle soulève une question de fond : que devient la souveraineté technologique européenne lorsqu’un de ses acteurs les plus prometteurs attire, en si peu de temps, l’intérêt des géants américains ?
Une contribution d’Imène Kabouya, Partner au sein du cabinet Wavestone
Une hypothèse crédible et un pari logique pour Apple
Apple est souvent restée à la marge du tumulte autour des grands modèles d’IA générative. Tandis que Microsoft investissait massivement dans OpenAI ou qu’Amazon entrait au capital d’Anthropic, Apple suivait une trajectoire plus discrète, centrée sur l’optimisation locale et la conservation des données «on-device ». Grâce à ses acquisitions ciblées dans des modèles compacts et au lancement récent d’Apple Intelligence, le géant californien affirme sa stratégie en matière d’IA : résolument orientée vers l’embarqué et centrée sur l’expérience utilisateur.
Dans cette perspective, le profil de Mistral est singulièrement adapté. Fondée en avril 2023, la start-up française s’est imposée en un temps record comme l’un des acteurs techniques les plus crédibles d’Europe, grâce à ses modèles de langage compacts et performants, adaptés à de l’inférence locale. Autant d’éléments qui résonnent avec la philosophie produit d’Apple.
Un tel rapprochement, s’il devait avoir lieu, marquerait un précédent : un exit à 15 milliards d’euros ferait de Mistral non seulement le plus gros rachat de l’histoire de la French Tech, mais aussi l’un des plus significatifs jamais observés en Europe. À titre de comparaison, Cognigy, pépite allemande spécialisée dans l’IA conversationnelle, vient d’être rachetée par NiCE cette année pour 955 millions de dollars – un record salué comme un signal fort pour la scène allemande. Mistral irait quinze fois plus haut.
D’autres voies possibles pour Mistral
Que faire lorsqu’un géant de la tech frappe à la porte avec une proposition qui pourrait transformer une jeune entreprise en mythe fondateur ? Mais vendre si tôt, c’est aussi renoncer à l’indépendance et à une ambition de long terme : d’autres voies sont plus plausibles pour la pépite française.
Poursuivre une trajectoire indépendante apparaît aujourd’hui comme l’option la plus crédible pour Mistral. En moins de deux ans, la start-up a levé 1,3 milliard d’euros, dont près d’un milliard en capital, et atteint une valorisation de 5,8 milliards d’euros. Elle s’est constitué une base clients stratégique, portée par des partenariats structurants et un contrat majeur avec CMA CGM, estimé à 100 millions d’euros sur plusieurs années. Cette assise financière et commerciale lui donne les moyens de croître, sans céder à la pression d’un rachat. Elle lui permet également de rester l’un des rares AI Labs de cette envergure à ne pas être lié à un hyperscaler. Un positionnement unique qui incarne la possibilité de faire émerger un géant européen autonome.
Explorer d’autres alliances constitue une deuxième voie. Refuser une acquisition n’exclut pas la possibilité de partenariats structurants, sur le plan commercial ou technologique On peut imaginer des rapprochements avec des acteurs industriels européens capables d’apporter distribution et ressources financières. La logique : préserver un ancrage européen tout en assurant accès au capital et déploiement à grande échelle.
Une question de souveraineté
Qu’elle soit fondée ou pas, la rumeur du rachat de Mistral par Apple pose en creux la question du
maintien sur le sol européen de ses acteurs technologiques les plus stratégiques.
L’intelligence artificielle fait désormais partie des technologies critiques, au même titre que les semi-conducteurs, la cybersécurité ou l’espace. Dans ce contexte, voir une entreprise comme Mistral – née en Europe, financée par des capitaux européens et positionnée sur des briques technologiques fondamentales – envisagée comme cible d’un rachat étranger, interroge.
L’Europe est-elle condamnée à voir partir ses meilleurs actifs au moment où ils deviennent stratégiques ? Peut-elle se satisfaire d’être un vivier de talents pour la Silicon Valley, sans jamais construire ses propres géants mondiaux ?
Il y a enfin un paradoxe : une opération d’une telle envergure renforcerait l’attractivité de la France en tant que terre d’innovation, tout en illustrant son incapacité à retenir ses champions.
Le cas n’est d’ailleurs pas inédit. Le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric en 2014 continue de faire figure de précédent structurant dans le débat français sur la souveraineté industrielle. À l’époque déjà, l’absence de doctrine claire, de coordination européenne et de leviers d’action suffisants avait été pointée du doigt.
La France s’est depuis dotée d’un mécanisme de contrôle des investissements étrangers dans les secteurs sensibles. Mais son activation reste ponctuelle et discrétionnaire. Quant à l’Union européenne, elle n’a pas encore défini de cadre stratégique robuste pour la protection de ses actifs technologiques. En tant qu’entreprise privée, Mistral ne dispose d’aucun statut particulier qui la
rendrait inéligible à un rachat – même si l’État français, via Bpifrance, figure indirectement parmi ses actionnaires.
Au fond, la question est moins juridique que stratégique : veut-on que l’Europe reste un terrain de jeu pour les puissances étrangères, ou qu’elle devienne un acteur capable d’imposer ses règles et ses
champions ?
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