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Rodrigo García : « Ce que nous cherchons, c’est à éveiller des conversations »

Avec sa marque, Rodrigo García, créateur uruguayen visionnaire, bouscule les codes du luxe contemporain en y insufflant une conscience radicale. Refus du plastique, packaging en mycélium, installations artistiques, collaborations engagées : chez lui, ce n’est pas qu’une conviction, c’est un manifeste.

Un article de Rosalie MANN, issu du numéro hors-série Forbes Sustainability

 

Vous êtes à l’avant-garde du luxe durable avec AMEN. Qu’est-ce qui motive votre mission ?


Rodrigo García : Je crois profondément au pouvoir du design et de l’art pour faire évoluer les paradigmes et changer notre manière de penser. Même si nous vivons dans les limites d’un monde capitaliste, nous essayons de détourner les forces du capitalisme pour les mettre au service du bien – et nous le faisons à travers le langage du design. AMEN est une marque indépendante, fabriquée en France. Chaque collection ne se limite pas à des produits : c’est une déclaration, un déclencheur de conversation. Qu’il s’agisse de notre packaging à base de mycélium, qui explore la possibilité d’un monde sans plastique, ou de nos sculptures lumineuses avec Kaminski qui sensibilisent à l’intersexuation, chaque création reflète notre époque tout en visant une intemporalité.

C’est l’objectif de tous nos projets. Prenons par exemple les collections AMEN « Picasso », emballées entièrement avec du mycélium pour promouvoir un monde sans plastique. Elles ont été présentées dans des institutions prestigieuses comme le Musée Picasso à Paris, The Met à New York, le LACMA, et le M+ à Hong Kong. Notre installation artistique Mushroom Conversations a voyagé du Dover Street Market à Paris jusqu’à la foire d’art de Rio de Janeiro, en passant par Design Miami, Frieze New York, la Galerie Kernweine, et bien d’autres encore.

Aujourd’hui, la soi-disant mode de la durabilité est terminée. Ne restent que ceux qui sont réellement engagés, et pas ceux qui en ont fait un argument marketing. Parler de durabilité n’est plus tendance, et c’est précisément pour cela qu’il faut parler plus fort, avec plus de conviction.

C’est pourquoi j’ai été sincèrement touché par votre invitation à participer au pop-up MORE by No More Plastic. Votre approche curatoriale est l’une des rares à prendre la durabilité au sérieux – en refusant l’usage du plastique au lieu de perpétuer le mythe du « plastique recyclé ».

En 2020, chaque boutique proposait une sélection dite « durable ». En 2025, c’est devenu rare – non pas parce que les problèmes ont été résolus, mais parce que beaucoup ont simplement détourné le regard.

 

Comment cet engagement se manifeste-t-il dans vos produits ?

R. G. : Nous ne lançons pas des produits, nous partageons des valeurs. Le packaging à base de mycélium est un manifeste, une invitation à penser que la seule véritable solution à la crise du plastique, c’est de ne pas en utiliser. Recycler n’est pas une solution, c’est une forme de lavage de cerveau. Quand vous offrez un objet AMEN dans un emballage en champignon, vous partagez ce message.

 

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Rodrigo García, fondateur d’AMEN

 

Vous êtes l’un des premiers à avoir introduit le mycélium dans le packaging de luxe. Comment cette idée est-elle née ?

R. G. : C’était complètement imprévu ! Quand notre première boutique à New York a lancé AMEN, j’étais très heureux – jusqu’à ce que la moitié des bougies en porcelaine de Limoges arrivent cassées. Nous avions besoin d’un nouveau packaging, et toutes les solutions recommandées contenaient du plastique ou du polystyrène. J’ai refusé catégoriquement et j’ai commencé à chercher des alternatives. Un jour, je suis tombé sur un article parlant du mycélium – et j’ai adoré l’idée qu’AMEN puisse être livré dans un matériau que l’on peut enterrer dans son jardin et qui retourne à la terre.

Honnêtement, je ne comprends pas comment des entreprises peuvent encore mettre le profit avant tout, tout en laissant 11 millions de tonnes de plastique se déverser dans les océans chaque année. Vraiment ? Je suis convaincu que ce sera bientôt illégal et que ce sera aussi impensable que de ne pas porter sa ceinture en voiture. Je sais qu’un jour, un enfant regardera une bouteille d’eau en plastique dans un musée, demandera « C’est quoi ça ? » et ne comprendra pas comment, à une époque, les humains ont pu utiliser autant de plastique… et le jeter, encore et encore.

 

Comment fonctionne concrètement le packaging en mycélium ?

R. G. : Pensez à une rose : on voit la fleur, mais, sous la surface, il y a la tige et les racines. Avec les champignons, c’est pareil : la plupart des gens ne connaissent que la « fructification », visible en surface et temporaire. Mais, tout au long de l’année, sous la terre, il y a le mycélium : un vaste réseau vivant, comme un système racinaire. C’est cela que nous utilisons. Nous cultivons le mycélium dans des moules pour qu’il prenne la forme voulue. Cela prend environ une semaine. Nous le façonnons pour épouser nos bougies en porcelaine, mais cela fonctionne tout aussi bien pour des bouteilles de vin, des objets fragiles, etc. C’est l’alternative idéale au polystyrène : même protection, mais entièrement biodégradable. Enterrez-le, il disparaît !

 

Quels sont les avantages par rapport aux matériaux recyclables traditionnels ?

R. G. : Soyons honnêtes : seulement 9 % du plastique produit chaque année sont effectivement recyclés. Un enfant de 5 ans comprendrait que le recyclage n’est pas une solution.

Le vrai progrès, c’est d’éviter de produire des déchets, pas de les gérer après coup. Le recyclage est devenu un transfert de culpabilité des entreprises vers les consommateurs et les villes, qui ne sont tout simplement pas prêtes. On taxe tout aujourd’hui – alors comment se fait-il qu’il n’y ait pas de taxe sur les entreprises qui polluent avec le plastique ?

 

Est-ce que cela vous a coûté plus cher ?

R. G. : Oui, beaucoup plus cher. Mais c’est justement le problème du plastique : il est trop bon marché. Tellement bon marché qu’il est aujourd’hui partout. En 1907, lorsque le plastique a été inventé, il était cher. Puis, avec les économies d’échelle, il est devenu trop accessible.

Depuis nos débuts, nous utilisons nos installations artistiques Mushroom Conversations pour sensibiliser aux alternatives biodégradables, en partageant même nos fournisseurs pour inviter d’autres designers et marques à repenser sans plastique. Et plus ces alternatives seront adoptées, plus elles deviendront accessibles économiquement.

Mais il faut aussi que les gouvernements agissent, qu’ils taxent le plastique et subventionnent les matériaux biodégradables. Alors, oui, les grandes entreprises finiront par changer. C’est inéluctable. C’est une question d’économie, pas de faisabilité. Plutôt que d’investir dans des systèmes de recyclage coûteux, les villes devraient taxer les marques qui, par exemple, pourraient utiliser du verre au lieu du plastique. Il y a 20 ans, on utilisait encore des bouteilles en verre. Mais pour un tout petit peu plus de profit… Aujourd’hui, nous avons tous des microplastiques dans le corps. Ce système va changer. C’est juste une question de temps.

 

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Découvrez AMEN au pop-up “MORE by No More Plastic”, au Printemps Haussmann Homme, rez-de-chaussée, jusqu’au 5 juillet 2025

 

Avez-vous rencontré de la résistance ?

R. G. : S’il n’y a pas de résistance, c’est qu’on ne fait rien de vraiment nouveau. Oui, il y a eu des résistances, mais beaucoup plus d’amour en retour. Certains grands magasins de luxe nous ont suggéré… d’ajouter un ruban doré ! Mais au même moment, Design Miami – référence mondiale du design – nous a invités à présenter notre packaging. Nous avons aussi été sollicités par des foires d’art et des curateurs pour exposer nos installations Mushroom Conversations.

 

Pensez-vous que le mycélium pourrait s’étendre à d’autres secteurs ?

R. G. : Bien sûr, c’est même tout le but. Nous lançons une invitation aux designers et aux marques : les alternatives au plastique existent, il suffit de commencer à les utiliser.

 

Que diriez-vous à ceux qui pensent que durabilité rime avec compromis ?

R. G. : Je dirais que ne pas être durable, c’est un compromis bien plus lourd. Il vaut mieux faire de petits changements progressifs que de ne rien faire du tout. Surtout pour les grandes entreprises. Si une grande marque testait ne serait-ce que 1 % de sa production avec du mycélium au lieu du plastique, l’impact serait bien plus grand que tout ce que peut faire un projet émergent comme AMEN.

 

Quelle est votre vision du luxe de demain ?

R. G. : Pour moi, le mot luxe est déjà dépassé. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est l’authenticité. Ce que l’on appelait « luxe » avant est devenu trop accessible. On peut aujourd’hui acheter ce parfum ou ce sac « de luxe » sur dix sites différents. Alors, où est le luxe dans un objet produit à un million d’exemplaires ?

Je pense qu’il y a deux types de clients : ceux qui veulent ce que personne d’autre n’a, comme une forme d’expression de leur identité, et ceux qui veulent ce que tout le monde a, comme un symbole d’appartenance. Avec AMEN nous allons vers l’unicité, l’authenticité et l’alignement des valeurs comme expression de l’identité.

 

Vous semblez défier les normes établies dans plusieurs domaines – que ce soit la culture matérielle du luxe ou les tabous autour de l’identité intersexe. Est-ce intentionnel ?

R. G. : Bien sûr. C’est exactement ce que nous cherchons à faire. Nous ne vendons pas des produits. Nous partageons des valeurs.

 

Aujourd’hui, que signifie la collaboration pour vous ?

R. G. : Il existe trop d’idées de collaborations. La plupart du temps, mon travail consiste à dire non, parce que ça n’a pas de sens. Le monde n’a pas besoin de plus de bruit. Mais, quand quelque chose résonne, que l’alignement est total – sur les matériaux, sur la personne, sur ce qu’on crée ensemble –, alors, cela doit exister. Cela grandit, passe de simple idée à « peut-être », puis à « il faut le faire » – et là, toute notre énergie se canalise vers cette création.

 


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