Cofondatrice de A Plastic Planet, Sian Sutherland dénonce avec une clarté implacable l’illusion du recyclage, l’impunité des industriels, et l’invasion silencieuse du plastique dans nos corps et notre planète. À rebours du discours dominant, elle affirme que la crise du plastique n’est pas une question de déchets, mais de design, de production et de responsabilité. À l’heure où les microplastiques contaminent notre air, notre eau et notre nourriture, elle appelle à une rupture radicale : repenser l’innovation, bannir les usages à court terme, et rendre aux citoyens le droit de ne pas consommer du plastique à leur insu. Une voix rare, sans compromis, pour réveiller les consciences.
Un article de Rosalie MANN, issu du numéro hors-série Forbes Sustainability
Vous dites souvent que la crise du plastique n’est pas un problème de pollution mais un problème de production et de design. Pourquoi ce changement de perspective est-il crucial pour la protection des océans ?
SIAN SUTHERLAND : Depuis des décennies, nous nous concentrons sur le mauvais bout du tuyau du plastique. On se focalise sur les « déchets », sur la « pollution », voire sur cette petite expression : « déchets marins ». Mais la crise du plastique n’est pas un problème de pollution. C’est fondamentalement un problème de production, un problème industriel, et surtout un problème de design. Nous devons détourner toute notre attention du résultat final (la pollution) vers la cause. Et cette cause, c’est le robinet du plastique, qui déverse chaque année des millions de tonnes, pendant que nous nous acharnons à éponger les dégâts. C’est le résultat de décennies de désinformation et de tactiques de diversion orchestrées par Big Plastic (alias Big Oil), désormais remis en question par l’État de Californie dans son action contre Exxon.
Cela permet aussi aux producteurs de plastique et aux marques qui persistent à l’utiliser par défaut de se décharger de toute responsabilité pour les dégâts causés. Nous devons imposer une responsabilité totale aux producteurs, ce qui les incitera inévitablement à revoir leurs investissements dans le plastique et à se tourner vers de nouveaux matériaux et systèmes en harmonie avec la nature, et non contre elle.
L’élément clé sera l’implication du monde créatif. Repenser la manière dont nous concevons les objets, notre consommation, notre mode de vie. Je ne crois pas qu’un designer passe des années à perfectionner son art pour produire de la surconsommation ou des déchets de marque. Imaginez si cette communauté était éveillée, formée, inspirée pour concevoir autrement : en éradiquant les déchets plastiques dès la phase de conception. Tout, absolument tout, commence par le design. C’est là qu’il faut agir.

Les microplastiques ont infiltré nos océans, notre alimentation, notre eau potable, et même l’air que nous respirons. Comment inverser cette tendance alors que la production de plastique continue de s’envoler ?
S.S. : On dit souvent que le plastique est le « tabac » de notre génération. Mais je pense que c’est bien pire. On avait le choix d’entrer dans un bar enfumé, de fumer ou non. Aujourd’hui, nous n’avons aucun choix : nous buvons une
eau contaminée par le plastique, mangeons des aliments imprégnés de plastique, respirons un air contaminé par le plastique. Un droit fondamental (le choix) a été retiré à plus de 8 milliards d’êtres humains. Nous ne pourrons jamais inverser cette catastrophe. Seule la nature peut peut-être résoudre le problème des microplastiques présents à 10 km de profondeur dans l’océan. Ce que nous pouvons faire, c’est arrêter immédiatement d’utiliser du plastique à usage unique et investir massivement dans les solutions existantes.
Le recyclage est souvent présenté comme la solution, mais vous affirmez comme moi que c’est un mythe trompeur. Pourquoi le recyclage ne suffira-t-il jamais à résoudre la pollution plastique ? Quelle est la véritable alternative ?
S.S. : Il est aujourd’hui bien établi que le mythe du recyclage a été créé par l’industrie du plastique elle-même, dans le but de continuer à produire sans limite. Ce discours a également permis de transférer la responsabilité de ceux qui mettent le plastique sur le marché (emballages, produits, textiles, etc.) vers les consommateurs. Le plastique n’a jamais été conçu pour être recyclé. Il est fait pour durer des siècles, et ne devrait être utilisé que lorsqu’une telle durabilité est justifiée. Le recyclage (mécanique ou chimique) ne fait que retarder sa fin de vie, en dégradant ses performances et en concentrant les produits chimiques toxiques qu’il contient. Si Coca-Cola voulait vraiment récupérer ses 120 milliards de bouteilles en plastique, il aurait créé un système pour le faire. Mais bien sûr, ce n’est pas leur souhait : il est moins cher d’utiliser du plastique vierge, et plus simple de blâmer l’insuffisance des infrastructures de recyclage.
Comme l’a dit Dr Jane Muncke :
« Le recyclage est le cache-sexe de la consommation. »
C’est une chimère qui ne sera jamais une réponse suffisante.
Nous savons désormais que les substances chimiques contenues dans le plastique sont des perturbateurs endocriniens liés à des cancers, à l’infertilité et à des maladies chroniques. Pourquoi ce sujet reste-t-il si peu abordé par les pouvoirs publics ?
S.S. : Le mot le plus terrifiant pour les industries et les gouvernements est : RISQUE. Les impacts sur la santé humaine causés par les milliers de produits chimiques utilisés dans le plastique sont devenus tellement incontestables que les entreprises qui continuent à l’utiliser exposent désormais leurs actionnaires à des responsabilités juridiques importantes. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’une action en justice pour atteinte à la santé humaine ne voie le jour. Il est temps d’ouvrir les yeux et d’arrêter d’inonder le marché avec un matériau dont on sait qu’il est nocif pour notre santé.
Vous avez codéveloppé un EPI (Équipement de protection individuelle) sans plastique durant la pandémie. Pourquoi est-ce encore si difficile d’imposer des alternatives plus sûres, même en pleine crise sanitaire ?
S.S. : Sans surprise : l’obstacle numéro un, c’est le coût. Il est extrêmement difficile pour les fournisseurs de matériaux alternatifs de concurrencer les prix du plastique, celui-ci bénéficiant d’économies d’échelle colossales… et restant le matériau le plus subventionné au monde. Comment rivaliser, par exemple, sur une simple bouteille, quand on en produit 600 milliards par an rien que pour l’eau ? Voilà pourquoi nous avons besoin de politiques fortes : une responsabilité élargie des producteurs (REP), une fiscalité adaptée, une taxe plastique efficace. Aujourd’hui, le plastique détient un monopole total sur le marché des matériaux, et cela doit changer.
Les consommateurs ont été conditionnés à dépendre de la commodité du plastique. Comment rompre ce cycle sans leur imposer un fardeau financier supplémentaire ?
S.S. : Cette crise du plastique est une opportunité pour repenser nos modes de vie et de consommation. Personne ne souhaite revenir en arrière. Et pourtant, faire ses courses en magasin n’a presque pas changé depuis trente ans. Nous avons besoin d’une réinvention radicale du commerce de détail : créer des expériences qui soient à la fois pratiques, agréables et engageantes. Sinon, pourquoi continuerions-nous à nous rendre en magasin alors que tout peut être commandé depuis son canapé ?
Vous avez affirmé que si la production de plastique était un pays, elle serait le 5e plus gros émetteur de gaz à effet de serre. Pourquoi ce lien entre plastique et climat est-il si peu médiatisé ?
S.S. : Cette donnée ne tient compte que de la production des polymères. Elle n’inclut même pas les impacts ultérieurs. Et avec l’augmentation programmée de la production, on estime que le plastique représentera bientôt 14 à 20 % de notre budget carbone mondial. Nous travaillons actuellement sur un nouveau projet de recherche pour prouver que les émissions liées au plastique sont bien supérieures à ce qui a été rapporté. Les ACV (analyses du cycle de vie) actuellement utilisées sont trompeuses et n’intègrent jamais les conséquences de sa fin de vie « sans fin ». Le plastique est la crise climatique à l’état solide : destructeur depuis l’extraction jusqu’à son impact sur notre sol, notre air, nos océans.
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