À l’approche de la Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC), qui se tient du 9 au 13 juin 2025 à Nice, Monaco accueille les 7 et 8 juin un événement inédit : le Blue Economy and Finance Forum (BEFF). Pensé comme le catalyseur financier de cette grande mobilisation mondiale, le BEFF vise à combler un fossé criant entre la promesse de l’ODD14 et la réalité des financements marins. Son ambition ? Déclencher une bascule concrète vers une économie bleue dégénérative, conciliant prospérité et préservation des écosystèmes.
Un article de Rosalie MANN, issu du numéro hors-série Forbes Sustainability
Quels sont les objectifs principaux du BEFF et comment s’intègre-t-il dans la dynamique de l’UNOC 2025 ?
ROBERT CALCAGNO : L’océan constitue l’Objectif de développement durable no 14 (ODD14) des Nations unies, mais c’est aussi, paradoxalement, celui qui reçoit le moins de fi nancements, alors qu’il est l’un des plus essentiels pour l’avenir de l’humanité.
Actuellement, seulement 25 milliards de dollars sont investis chaque année pour soutenir une économie bleue durable, alors qu’il faudrait au moins 175 milliards pour avoir un réel impact et espérer atteindre les objectifs fixés. Il y a donc un effort d’investissement à multiplier par sept. Il ne s’agit pas de subventions à fonds perdu, mais bien d’investissements porteurs de croissance et de stabilité. En 2021, l’économie liée à la mer représentait 1 800 milliards de dollars, soit à peine 5 % du PIB mondial, alors que l’océan couvre 71 % de la surface de notre planète. Ce déséquilibre illustre clairement une sous-exploitation économique de l’océan, mais aussi un immense potentiel de développement, à condition de le penser différemment. D’ici 2030, certains analystes estiment que ce PIB maritime pourrait atteindre 3 000 milliards de dollars, soit une croissance de 60 % en moins de dix ans.
Deux voies s’offrent à nous :
- La première, que l’on observe trop souvent aujourd’hui, est celle d’un océan dérégulé, livré à la logique du profit immédiat dans une course au développement économique, à la rentabilité, au « premier arrivé, premier servi ». Cette approche conduit inévitablement à la surexploitation, à la perte de biodiversité et, à terme, à un appauvrissement global, qui sera particulièrement néfaste à l’océan, mais aussi à l’humanité.
- La seconde, que nous portons avec le BEFF, consiste à concevoir une économie bleue régénérative, respectueuse des équilibres entre l’homme et la nature. Il ne s’agit pas de sanctuariser l’océan en l’interdisant aux activités humaines, ce serait irréaliste, mais plutôt d’apprendre à utiliser son potentiel dans le cadre d’un nouveau modèle économique plus vertueux. C’est le cœur du projet du BEFF qui s’intègre pleinement dans la dynamique de l’UNOC 2025 à Nice. Pour changer d’échelle, nous devons mobiliser des financements innovants, notamment privés : systèmes d’investissement, d’assurance maritime, de dettes et crédits bleus. Il faut réorienter certaines subventions publiques, aujourd’hui encore allouées à des activités polluantes – comme la pêche industrielle à forte consommation de carburant –, car, en réaffectant intelligemment les fonds publics existants, nous pourrions enclencher une dynamique vertueuse sans devoir chercher à augmenter la part d’argent public. Le BEFF vise précisément à catalyser cette dynamique : construire les fondations d’une nouvelle économie de la mer, capable de générer de la valeur tout en préservant la vie océanique, au bénéfice des générations futures.

À travers l’engagement de S.A.S. le Prince Albert II de Monaco, quels sont les axes stratégiques à long terme pour que Monaco demeure un acteur central du développement d’une économie bleue mondiale ?
R.C. : Depuis 2005, sous l’impulsion constante de S.A.S. le Prince Albert II, la Principauté de Monaco s’est engagée à inscrire l’océan à l’agenda des grandes négociations internationales. À cette époque-là, il n’existait encore aucune grande réunion internationale spécifiquement consacrée à l’océan. Il a fallu attendre 2017 pour voir se tenir la première Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC), à New York, puis 2022 pour une deuxième édition à Lisbonne. Ce rythme lent montre combien l’enjeu a été longtemps marginalisé sur la scène diplomatique.
La troisième édition de l’UNOC se tiendra à Nice, du 9 au 13 juin 2025. Pour la première fois, à l’initiative de Monaco, cette conférence sera précédée d’un événement entièrement consacré à la dimension financière et économique de l’océan : le Blue Economy and Finance Forum (BEFF), co-organisé par la Fondation Prince Albert II, l’Institut océanographique et le Gouvernement princier, les 7 et 8 juin. Notre objectif est clair : profiter de la présence à Nice de nombreux chefs d’État, décideurs économiques et acteurs institutionnels pour faire avancer la réflexion sur les leviers financiers de la transition bleue. Il réunira des entreprises, banques, assurances, fonds de développement, agences publiques et philanthropies, avec une ambition claire : faire émerger des solutions concrètes, mobilisables à grande échelle.
Nous avons voulu que ce forum incarne un équilibre entre expertise stratégique et voix des territoires en première ligne. C’est pourquoi nous avons proposé une coprésidence entre Pascal Lamy, figure de référence du commerce et du multilatéralisme, et S.E. Ilana Seid, représentante permanente des Palaos auprès des Nations unies et coprésidente de l’Ocean Panel, afin de garantir une diversité de perspectives entre puissance économique et vulnérabilité climatique. Il nous a paru important d’associer la présidente d’un petit État insulaire pour superviser ces débats, car ils sont en première ligne. En créant un espace de discussion orienté vers l’investissement, la rentabilité responsable et la coconstruction de projets à impact, nous voulons démontrer qu’il est possible de concilier l’océan et le développement économique.
Le BEFF vise à favoriser des collaborations concrètes. Pouvez-vous nous donner des exemples d’initiatives réussies en matière de financement de l’économie bleue qui seront mis en avant lors du forum ?
R.C. : Le BEFF a pour vocation de montrer que la transition vers une économie bleue durable ne relève pas de l’utopie, mais bien de stratégies concrètes et rentables, pour peu qu’on accepte de redéfinir ce que l’on entend par « performance ».
Aujourd’hui, la rentabilité des entreprises reste essentiellement mesurée par des indicateurs économiques classiques : profit net, rendement sur capital, croissance. Mais nous savons désormais que ces indicateurs, appliqués sans nuance, mènent à une impasse, particulièrement dans le cadre de l’océan. L’économie bleue ne peut pas être une simple extension de l’économie actuelle : elle doit être réinventée.
Heureusement, un nombre croissant de dirigeants et d’actionnaires prennent conscience que leur performance à long terme dépend de leur impact environnemental. Cette prise de conscience se traduit par la mise en place de nouveaux outils de mesure intégrant la nature. C’est le cas, par exemple, des initiatives comme la Taskforce on Nature-Related Financial Disclosures (TNFD) ou des Science-Based Targets for Nature (SBTN). Ces cadres permettent de dépasser la logique du court terme en intégrant la biodiversité et la résilience écologique dans l’analyse de performance.

Un autre exemple concret que je présenterai au forum est celui du travail mené ces derniers mois au sein de l’International Advisory Panel on Biodiversity Credits, un groupe international composé de 23 experts – banquiers, développeurs, économistes –, qui a pour objectif de structurer un véritable marché des crédits biodiversité.
Ces crédits seraient adossés à des certificats validés scientifiquement et pourraient représenter un levier économique important pour la restauration des écosystèmes, à l’image (et en apprentissage critique) des marchés du carbone. Nous savons que les crédits carbone ont souffert de dérives, c’est pourquoi ce nouveau système s’en inspire tout en tirant les leçons de ses failles. Ce sujet, très technique, sera largement débattu lors du BEFF, avec l’ambition d’avancer ensemble vers des outils financiers alignés avec les limites planétaires.
Quel message souhaitez-vous adresser aux décideurs économiques et politiques, ainsi qu’au grand public, sur l’urgence de financer la conservation et la résilience des océans ?
R.C. : Nous n’avons pas la prétention de tout résoudre en deux jours à Monaco, ni même dans les mois qui suivront. Ce qui est important, c’est de travailler avec force et résilience et que chaque année, chaque mois, presque chaque jour, on fasse un petit pas en avant. Cela fait plus de quinze ans que nous avançons avec ténacité pour faire émerger cette transition bleue.
Dans un monde instable, avec des ressources publiques limitées, nous allons essayer de démontrer qu’il est possible de bâtir une économie qui génère nourriture, énergie, emploi et valeur pour l’humanité. Pour cela, il faut être capable de ne pas reproduire les schémas du passé et d’inventer un nouveau système d’économie, plus vertueux et plus respectueux des équilibres avec la nature. Le « monde d’après » ne pourra pas être celui d’avant repeint en bleu.
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