Face aux PFAS, l’activiste trace une voie de justice écologique, armée de vérité, d’art et d’action collective. Lauréate du Humann Action Prize 2024, Camille Étienne incarne une génération qui refuse la résignation. De Cannes à Oxford, des parlements à l’ONU, elle déploie une écologie de combat, mêlant rigueur scientifique, puissance narrative et stratégie citoyenne. Dans cette interview exclusive, elle revient sur les victoires législatives historiques, les lobbies à abattre, les prochaines batailles internationales, et le rôle crucial de l’art pour réveiller les consciences et changer le récit collectif.
Un article de Rosalie MANN, issu du numéro hors-série Forbes Sustainability
Camille, tu as reçu l’année dernière à Cannes le Humann Action Prize pour ton documentaire Toxic Bodies, un film coup de poing qui a bouleversé le débat public sur les PFAS. Quel souvenir gardes-tu de ce moment à Cannes ?
CAMILLE ÉTIENNE : Ce fut un moment très fort, assez incroyable, d’une grande fierté. La rencontre avec Golshifteh Farahani, notamment, m’a profondément marquée. Elle est assez extraordinaire comme personne et elle incarne une forme de résistance lumineuse, ancrée dans son histoire et son courage. Ce type de rencontre donne de la force, car on comprend qu’on n’est pas seule. On le sait intellectuellement, bien sûr, mais le vivre concrètement, se sentir entourée, rencontrer des gens qui sont des relais solides qui portent des idées précises, ça fait vraiment du bien !
C’était aussi un moment de bascule. Jusqu’ici, nous étions souvent dans notre tunnel avec des scientifiques, des chercheurs, des journalistes d’investigation, mais tout cela dans un cercle assez restreint. Ce n’est pas toujours évident de percer ce plafond de verre. À Cannes, j’ai senti qu’on passait une étape : que le sujet des PFAS allait enfin trouver l’écho qu’il mérite. Le soutien de personnalités comme Samuel Le Bihan, de toi Rosalie, de No More Plastic, m’a profondément touchée. Ce type de reconnaissance, dans un cadre aussi symbolique que Cannes, donne non seulement de la visibilité mais, surtout, une chance concrète de transformer l’indignation en loi. Et c’est ce qu’on cherche : que l’art, la science et l’activisme se rencontrent pour ouvrir la voie à une action réelle pour aboutir à des lois concrètes.
Selon toi, quel rôle peut jouer l’art, et notamment le cinéma, le documentaire, dans la transformation de la société ?
C.E. : Dans un monde saturé de bruit, l’art agit comme un ralentisseur de temps. Il crée une brèche, un espace de respiration dans le tumulte incessant de l’actualité. Depuis l’an dernier, ce bruit ambiant n’a cessé de croître… Dans ce chaos, faire émerger une idée claire, une victoire concrète, devient un acte de résistance. Et pour moi, cette résistance passe par la concentration obsessionnelle sur des sujets précis, comme celui des PFAS, qui peuvent vraiment changer la vie des gens.
Un film ou un documentaire a ce pouvoir unique de traverser la sidération, de toucher profondément, là où les chiffres échouent. Il ne se contente pas d’informer, il bouleverse. Il agit sur nos émotions, notre mémoire, notre imaginaire. C’est exactement ce qu’a fait le film de Todd Haynes, Dark Waters. C’est ce documentaire qui a été mon déclencheur personnel. Avant cela, j’avais conscience du sujet, des députés m’avaient même sollicitée pour appuyer une proposition de loi. Mais j’étais accaparée par tant d’autres combats… Et puis j’ai vu ce film. Et j’ai décidé que ce combat contre les PFAS deviendrait ma priorité totale.
C’est ça, la puissance de l’art : il réoriente nos priorités, il donne envie d’agir, ici et maintenant. Un bon documentaire peut faire plus qu’un rapport technique. Il peut déclencher une révolution intérieure, et donc collective.
En quoi cette victoire législative contre les PFAS en France marque-t-elle un tournant ?
C.E. : C’est la fin de l’impunité pour les PFAS en France. D’ici 2026, leur usage sera totalement interdit dans des secteurs clés comme les textiles et les cosmétiques. Ce n’est pas un symbole, c’est une avancée concrète, historique. Désormais, les entreprises n’auront plus le choix : les douanes devront contrôler, des sanctions seront appliquées. C’est un vrai changement de paradigme.
Et ce qui est fondamental, c’est que la France peut devenir pionnière. Ce que certains voient comme une contrainte peut devenir un levier d’influence international. Les PFAS, comme le CO2, ne connaissent pas de frontière. Cette pollution est globale, alors notre ambition doit l’être aussi. Mon objectif est clair : exporter cette dynamique à l’échelle européenne et mondiale. Montrer que c’est possible, que la régulation peut ouvrir la voie à une autre forme d’innovation, plus éthique, plus responsable.
Quels sont les prochains combats que tu souhaites porter sur la scène nationale ou européenne ?
C.E. : Le combat contre les PFAS reste, à mes yeux, la priorité absolue. Parce qu’il ne s’agit pas simplement d’une crise environnementale : c’est une bombe sanitaire silencieuse, une injustice sociale profonde. Ceux qui sont le plus exposés, ce sont les ouvriers, les populations précaires, les territoires déjà vulnérables. C’est pour eux que je veux aller jusqu’au bout. Pas seulement faire voter une loi, mais la faire appliquer, l’étendre, l’exporter.
Je souhaite que la France devienne un moteur diplomatique de cette cause à l’international. Aujourd’hui, on travaille également sur l’interdiction de l’exploitation des grands fonds marins, une autre ligne rouge écologique à ne pas franchir. Nous soutenons les mobilisations dans des pays stratégiques comme l’Australie ou les Philippines, en lien avec les prochaines négociations mondiales.
Il est temps de changer l’échelle du courage politique, d’assumer une écologie de vérité et de prévention. Pas dans dix ans. Mais maintenant.
Tu te lèves face à des multinationales puissantes, armées de lobbies. Où puises-tu la force de résister à ces empires industriels ?
C.E. : Je ne pourrais tout simplement pas ne rien faire. Ce n’est pas un choix moral, c’est vraiment une pulsion de survie. Je crois que je deviendrais folle de voir ce qui se passe, savoir, et rester passive. Ce serait une forme d’effondrement intérieur. Ce feu-là vient de quelque chose de profondément viscéral : un instinct de vie. Et c’est aussi cela qui me donne la force d’agir, jour après jour.
Mais il y a une autre chose essentielle : c’est déjà de faire le deuil de l’idée que l’on est seule. C’est de se dire qu’on est une armée silencieuse et qu’il y a des gens partout. En ce moment, je prends du recul à Oxford, et c’est incroyablement ressourçant de passer du temps avec des personnes brillantes qui œuvrent, elles aussi, à leur manière, pour des causes communes. Ça recharge. C’est hyper rassurant.
La solitude est aussi une ressource précieuse pour moi. Je m’en sers comme d’un refuge. J’adore voir du monde, partager, mais j’ai aussi besoin de disparaître parfois. Partir naviguer, plonger dans une mer glacée, lire seule dans une bibliothèque, ce sont des actes de soin, d’ancrage où je me coupe totalement du monde. Des manières de reprendre souffle pour mieux repartir.
Et puis il y a l’action. L’action donne aussi de l’énergie. Quand on voit que ça avance, qu’on est entourée, qu’une idée devient une loi, ou qu’un combat qu’on croyait marginal devient un mouvement populaire, alors tout ça nourrit une force calme, mais déterminée. Savoir couper, savoir s’ancrer, savoir passer le flambeau. C’est ça, ma manière de durer.
Tu évoques souvent cette « armée de l’ombre » qui t’entoure. Comment une si petite équipe parvient-elle à faire vaciller des géants ? C’est incroyable et très inspirant de voir comment tu fais bouger des montagnes.
C.E. : Je pense qu’on avance avec des coalitions improbables, c’est-à-dire en cassant les silos, mais toujours dans le respect des postures de chacun. On ne demande pas à un scientifique de devenir militant ni à un artiste de devenir juriste. Ce qu’on fait, c’est créer une alliance de compétences, en choisissant les meilleurs dans chaque domaine. Et c’est cette complémentarité radicale qui fait notre force. On travaille aussi en profondeur les sujets, avec une rigueur extrême. Parce que face à l’industrie chimique, la moindre erreur est exploitée, amplifiée, déformée. Ils n’attendent que ça. C’est pour cela qu’on est en lien constant avec les chercheurs de pointe dans le monde entier. On lit chaque étude, on suit chaque évolution, on s’appuie sur des faits irréfutables.
Mais il y a une autre clé : l’obstination. Ce qui fait la différence, ce n’est pas d’avoir le bon sujet au bon moment. C’est de rester quand le sujet n’est plus à la mode, de tenir quand tout semble s’essouffler, de creuser encore quand la médiatisation est retombée. Le vrai pouvoir, ce n’est pas la viralité. C’est la cohérence dans la durée. C’est ça, notre manière de bouger des montagnes : ne jamais se disperser, s’obstiner. Et toujours rester collés au réel.
En 2022, tu parlais de la nécessité de « changer de récit collectif ». Quels ont été, depuis, les moments les plus durs, mais aussi les plus porteurs d’espoir de ton combat ?
C.E. : Les moments les plus durs, ce sont ceux du silence. Le début, quand on frappe à toutes les portes et qu’aucune ne s’ouvre. Quand on parle des PFAS et que personne n’écoute, que la presse ne veut pas relayer, que même les personnes engagées trouvent le sujet trop technique, trop flou. Et puis… il y a le basculement. Cette chose presque mystérieuse qu’on ne maîtrise jamais totalement : le moment où un sujet s’empare de la société. Où l’on sent que ça commence à frémir. Les premiers articles. Les premières conversations à la machine à café. Et puis les magasins qui commencent à afficher fièrement « sans PFAS ». À ce moment-là, on sait qu’on a touché la vie réelle des gens. Que l’on a brisé l’indifférence.
Et c’est ça qui me bouleverse le plus : constater que la force vient du bas, du peuple, de la rue. Ce mouvement, on ne l’a pas inventé. On a juste allumé une étincelle, posée sur des années de recherche faites par des scientifiques incroyables. Mais ce n’est jamais une seule personne qui fait changer les choses. C’est un tout. Un effet domino. Un moment dans un puzzle. Changer le récit collectif, ce n’est pas imposer une histoire. C’est révéler un désir latent de justice, de vérité, d’action. Et quand ça prend, tout s’emballe. Et tout devient possible.
Comment réussir à fédérer durablement (chercheurs, citoyens, élus, ONG, journalistes) autour d’une même cause ?
C.E. : Pour moi, la clé, c’est la constance. La capacité à rester. À s’acharner, même quand les projecteurs s’éteignent. Cela fait bientôt deux ans que je travaille presque exclusivement sur les PFAS, et ce n’est pas parce que les autres sujets ne m’importent pas. C’est parce que je crois qu’un changement réel, profond, durable, nécessite de l’obsession, de l’analyse, de la rigueur.
Je ne veux pas me contenter d’un buzz de trois minutes trente, d’une émotion fugace sur les réseaux. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je veux aller au bout du sujet, jusqu’au terrain législatif, jusqu’à l’application effective de la loi, jusqu’à l’exportation du modèle dans d’autres pays. Et ça, ça prend du temps. De l’endurance. Une forme de patience radicale.
Fédérer, c’est aussi donner confiance : aux chercheurs, qu’on ne déformera jamais leur travail. Aux ONG, qu’on ne lâchera pas au premier vent. Aux citoyens, qu’on ne les utilise pas comme caisse de résonance temporaire. C’est comme en montagne : si tu veux amener tout le monde au sommet, tu dois garder le cap, ne pas changer d’itinéraire à chaque changement de météo. Et moi, ce que je veux, ce n’est pas juste monter… c’est emmener le monde avec moi.
Dans ce face-à-face entre David et Goliath, quelle est la place du citoyen ? Et que peut- on faire pour agir concrètement à tes côtés ?
C.E. : Toute révolution commence par un geste simple, presque anodin : partager une information, relayer une enquête. C’est ça, le point de départ. C’est ainsi que les idées deviennent des évidences, puis des lois. Avec les PFAS, c’est exactement ce qu’on a vécu. Domino après domino, l’indifférence s’est transformée en prise de conscience, puis en mobilisation citoyenne. Ce que tout le monde jugeait trop technique, trop invisible, est devenu un sujet de société. Et ce changement-là, on ne l’a pas imposé. On l’a rendu inévitable.
Alors oui, il faut s’engager, chacun à sa manière. Il y a des associations qui ont besoin de bras, de talents, de relais. Il y a des organisations qui ne vivent que grâce aux dons, et qui doivent rester indépendantes face à des lobbies ultra-puissants. Pour te donner une idée : l’industrie des PFAS a investi 34 millions d’euros en lobbying européen cette année. Nous, on est quatre dans l’équipe. Autant dire qu’on ne joue pas avec les mêmes cartes. Donc on a besoin d’aide.
Mais on a quelque chose qu’ils n’auront jamais : la force du nombre, l’appui des faits, et la volonté de changer le système de l’intérieur. Chacun peut choisir où mettre son énergie, son argent, sa voix. Et chaque voix compte. Alors soyez cet effet domino. Parce qu’un jour, vous verrez : tout ce qui semblait impossible paraîtra évident. Et vous y aurez contribué.
Tu participes cette année à la célébration des dix ans de l’Accord de Paris, aux côtés d’Al Gore. Que représente cette reconnaissance sur la scène internationale pour toi ?
C.E. : C’est profondément symbolique. Au-delà de l’émotion, c’est aussi une responsabilité. On ne mène jamais un combat seul. On est tous et toutes les héritiers de luttes passées, de gestes courageux posés par d’autres, ailleurs, parfois dans l’anonymat. Je me vois comme une pierre dans un édifice immense, un maillon dans une chaîne de transmission. Et j’espère à mon tour devenir cette personne qui déclenchera, chez quelqu’un d’autre, l’envie de se lever, de s’engager.
Cette reconnaissance internationale, ce n’est pas une consécration personnelle. C’est l’occasion de connecter les luttes, de porter la voix des mouvements locaux sur les scènes globales, de créer des ponts entre les territoires et les forums internationaux. C’est ce que je trouve beau dans cette dynamique.
Mais il faut aussi garder les yeux grands ouverts. Dix ans après l’Accord de Paris, les chiff res sont sans appel : on n’est pas en train de ralentir la catastrophe, on accélère vers elle. Le dernier rapport évoquant une trajectoire à + 4 °C en est la preuve brutale. L’heure n’est pas à la célébration. Elle est à l’action.
Si tu pouvais transmettre un message aux dirigeants réunis pour l’anniversaire de l’Accord de Paris, en une seule phrase, que leur dirais-tu ?
C.E. : Croire qu’on pourra s’adapter à un monde invivable n’est pas seulement une erreur, c’est une forme d’arrogance. On n’adapte pas une population à un tsunami, à une sécheresse extrême, à l’absence d’eau potable. On ne dit pas à Mayotte : « Adaptez-vous à + 4 °C. » Ce qu’on appelle « adaptation », c’est parfois dissimuler notre renoncement à éviter le pire. Ce qu’il faut aujourd’hui, ce n’est pas s’adapter à la catastrophe, c’est l’empêcher.
Enfin, quel message veux-tu adresser aux Nations unies en matière de justice environnementale et de santé publique ?
C.E. : Il est temps que les Nations unies prennent la menace écologique pour ce qu’elle est réellement, une crise de sécurité mondiale. À l’origine, l’ONU a été créée pour garantir la sécurité collective. Mais aujourd’hui, comment peut-on continuer à utiliser ce mot si on laisse prospérer des menaces aussi massives, diff uses, et durables que celles liées à la dégradation environnementale et sanitaire ? Il faut intégrer d’urgence une sécurité climatique au cœur de leur mission.
Si tu devais résumer l’urgence de notre époque en une seule phrase, quelle serait-elle ?
C.E. : Ne pas se laisser anesthésier par la sidération. C’est, à mes yeux, le plus grand danger. C’est ce qui m’inquiète le plus, car cela fait partie des techniques autocratiques que d’endormir les peuples par la fatigue, la mollesse, l’accumulation de crises, de trop-plein d’informations, de diversion. Une fatigue organisée, une confusion permanente, qui servent ceux qui préfèrent l’inaction. Alors que l’on doit rester lucide, concentré, stratégiquement indigné.
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