Petite-fille du légendaire explorateur Jacques-Yves Cousteau et fille de Philippe Cousteau, Alexandra Cousteau a hérité d’un sens aigu de la mission. Mais loin de simplement perpétuer un nom, elle a tracé sa propre voie, plaçant la régénération des océans et l’innovation environnementale au cœur de son engagement. Face à l’urgence climatique, à l’effondrement de la biodiversité marine et à la nécessité d’une mobilisation citoyenne, elle incarne une nouvelle génération de leaders visionnaires pour la planète bleue. Dans cet entretien, elle partage sa conviction : il est temps de réconcilier l’humanité avec l’océan, et de penser un avenir à restaurer, et non plus seulement à préserver.
Un article de Rosalie MANN, issu du numéro hors-série Forbes Sustainability
Votre grand-père, Jacques-Yves Cousteau, et surtout votre père Philippe ont éveillé des générations entières à la beauté et à la fragilité des océans et des écosystèmes. Comment cet héritage a-t-il façonné votre propre engagement pour la préservation marine ?
ALEXANDRA COUSTEAU : Grandir dans une famille où l’océan était au cœur de notre vie quotidienne a profondément influencé ma manière de voir le monde. Le plus beau cadeau que m’ont fait mon grand-père et mon père est le sens profond de la mission qui guide chacun de mes pas aujourd’hui. Ils m’ont transmis cet amour immense pour l’océan, littéralement dès le berceau, ainsi qu’un esprit d’aventure forgé par une enfance passée en expédition. Mais à mesure que j’ai vu disparaître la moitié de la vie marine que mon grand-père avait connue lorsqu’il explorait les mers dans les années 1950 et 1960, l’urgence d’agir s’est intensifiée. Mon engagement pour la préservation et la régénération des océans vise aussi à ce que mes enfants ne soient pas la génération de notre famille qui ait à écrire l’épitaphe des océans du monde. Aujourd’hui, mon action se tourne donc vers une restauration concrète, active et porteuse d’espoir.
Quelles sont aujourd’hui les priorités les plus urgentes en matière de conservation marine ?
A.C. : La priorité absolue aujourd’hui est de passer des discours à l’action. Nous avons eu beaucoup trop de discussions et trop peu de résultats concrets, notamment parce que nous avons placé notre confiance dans des institutions et des processus initialement conçus pour limiter les dégâts, mais qui désormais freinent l’innovation et réduisent nos ambitions. Il est donc urgent de repenser ces structures, particulièrement à un moment où elles sont remises en question partout en Occident, considérées comme dépassées et inadaptées à un monde moderne en évolution rapide. La déstabilisation actuelle de nos institutions multilatérales, bien qu’extrêmement inquiétante, offre une opportunité essentielle de les reconstruire plus efficacement. Nous devons recentrer notre approche sur des résultats concrets et adopter de nouveaux outils tels que la valorisation du capital naturel, l’économie bleue et des partenariats innovants avec des acteurs comme les investisseurs et les compagnies d’assurance. Ces solutions sont indispensables pour restaurer activement les écosystèmes marins, qui ne sont pas seulement essentiels à la biodiversité océanique, mais aussi cruciaux pour protéger les lieux auxquels nous sommes attachés, assurer notre sécurité alimentaire et garantir à nos enfants un avenir prospère.
Le Humann Prize met cette année à l’honneur l’océan et les femmes. Selon vous, quel rôle spécifique les femmes jouent-elles dans la protection des écosystèmes marins et dans la transition écologique ?
A.C. : Partout où je voyage, je constate que les femmes sont en première ligne, proposant des solutions concrètes et durables tout en jouant un rôle crucial dans la sensibilisation et la mobilisation des communautés locales. Pourtant, elles restent souvent les héroïnes méconnues de la préservation et de la régénération des océans. J’ai rencontré à travers le monde des femmes dont le courage face à l’injustice, la détermination à dire la vérité au pouvoir, et les sacrifices quotidiens pour protéger l’environnement dont dépendent leurs communautés me touchent profondément et m’inspirent chaque jour.
Si Jacques-Yves Cousteau plongeait aujourd’hui dans les océans qu’il a explorés il y a soixante-dix ans, que découvrirait-il ?
A.C. : Mon grand-père serait sans doute profondément bouleversé par la perte dramatique de biodiversité. Il serait confronté à des paysages océaniques contenant moitié moins de vie qu’à l’époque où il les explorait, ce qui représenterait pour lui un choc immense. Formé dans les conditions extrêmes de la Seconde Guerre mondiale, engagé dans la Résistance française, il était un homme d’action, forgé par l’urgence et la nécessité d’agir. Face à la crise écologique actuelle, il serait certainement frustré par le trop-plein de discours, l’obsession des processus, et le manque de résultats concrets. Ce qui comptait pour lui, c’était l’efficacité, l’impact, le terrain.

Il serait aussi profondément attristé par l’anxiété écologique que ressentent aujourd’hui tant de jeunes, confrontés à l’ampleur des pertes et à l’avenir marqué par les catastrophes climatiques et l’extinction. Cette inquiétude, il l’avait anticipée en rédigeant la Charte des droits des générations futures, posant cette question essentielle : « Pourquoi préserver une planète vivable, si ce n’est pour nos enfants et petits-enfants ? » Mais je crois qu’il serait aussi encouragé par les avancées scientifiques récentes qui montrent qu’il est encore possible de retrouver des océans abondants, et qui proposent une feuille de route claire pour y parvenir d’ici 2050. J’imagine qu’il mettrait, comme moi, la restauration au centre de son engagement, utilisant tous les outils à sa disposition pour mobiliser, agir et reconstruire un avenir vivable.
Jacques-Yves Cousteau et son équipe lancèrent une grande pétition pour que la Charte des droits des générations futures soit adoptée par les Nations unies.
– ARTICLE 1 – Les générations futures ont droit à une Terre indemne et non contaminée ; elles ont le droit de jouir de cette Terre qui est le support de l’histoire de l’humanité, de la culture et des liens sociaux assurant l’appartenance à la grande famille humaine de chaque génération et de chaque individu.
– ARTICLE 2 – Chaque génération, recevant en héritage partiel le domaine Terre, a un devoir d’administrative vis-à-vis des générations futures ; elle doit empêcher toute atteinte irréversible à la vie sur Terre ainsi qu’à la liberté et à la dignité de l’homme.
– ARTICLE 3 – Chaque génération a donc pour responsabilité essentielle, afin de préserver les droits des générations futures, de surveiller de façon attentive et constante les conséquences du progrès technique susceptibles de nuire à la vie sur Terre, aux équilibres naturels et à l’évolution de l’humanité.
– ARTICLE 4 – Les mesures appropriées seront prises dans tous les secteurs, y compris l’enseignement, la recherche et la législation, pour garantir ces droits et veiller à ce qu’ils ne soient pas sacrifiés à des impératifs de facilité ou de convenance immédiate.
– ARTICLE 5 – Les gouvernements et les organisations non gouvernementales et les individus sont donc appelés à mettre en œuvre ces principes en faisant preuve d’imagination, comme s’ils se trouvaient face à ces générations futures dont nous voulons définir et défendre les droits.
Quelles sont aujourd’hui les plus grandes menaces pesant sur les océans, et quelles solutions vous semblent les plus prometteuses ?
A.C. : Deux grandes menaces pèsent aujourd’hui sur les océans : le changement climatique et l’indifférence. Le premier est le défi majeur de notre époque, qui impacte chaque aspect de la vie marine et conditionne notre capacité à restaurer efficacement les écosystèmes océaniques. Le second est plus insidieux, mais tout aussi dangereux : l’inaction, le sentiment d’impuissance, ou pire, l’habitude de considérer la dégradation de l’océan comme inévitable. Cette apathie collective freine notre capacité à répondre à l’urgence. Au-delà du changement climatique, d’autres menaces persistent : l’acidification des océans, causée par l’absorption massive de dioxyde de carbone, qui agit comme une pluie acide sur les écosystèmes marins ; la crise de la pollution plastique ; et la surpêche. Pourtant, je reste convaincue que nous avons les moyens d’agir. Des solutions concrètes émergent partout : l’économie circulaire appliquée aux plastiques, l’aquaculture régénérative, ou encore la mise en place d’aires marines protégées efficaces. L’innovation existe. Ce qu’il nous faut désormais, c’est la volonté collective de la mettre en œuvre à grande échelle.
La pollution plastique est devenue un enjeu majeur pour la biodiversité marine. Comment voyez-vous l’évolution de cette crise et quelles actions concrètes peuvent être mises en place pour l’enrayer ?
A.C. : Cette crise nécessite une réponse systémique et immédiate. Je suis particulièrement préoccupée par l’impact direct de la pollution plastique sur la santé humaine, et j’espère que la prise de conscience générale sur cet aspect permettra enfin à ce problème de recevoir l’attention publique qu’il mérite, car il touche chacun d’entre nous sans distinction. Aujourd’hui, le plastique est partout : dans l’air que nous respirons, la pluie qui arrose nos terres, les aliments que nous consommons. Il est présent jusque dans notre sang, nos organes, notre cerveau. Dans les océans, le plastique a atteint les abysses les plus profonds, formant même d’immenses continents flottants en pleine mer. À l’échelle microscopique, les nanoplastiques pénètrent la chaîne alimentaire dès le niveau du plancton, avec des effets dévastateurs sur l’ensemble des écosystèmes. Pour enrayer cette catastrophe environnementale et sanitaire, il est indispensable de mettre en place des actions audacieuses telles que l’interdiction généralisée des plastiques à usage unique, une responsabilité renforcée des producteurs, des investissements massifs dans des matériaux alternatifs et durables, et une mobilisation citoyenne sans précédent.
Quels sont les projets ou technologies actuels qui vous donnent de l’espoir pour la régénération des océans ?
A.C. : Ce qui me donne de l’espoir, c’est la possibilité d’appliquer au secteur marin les technologies et stratégies déjà largement déployées ailleurs. Pendant trop longtemps, nous avons compté exclusivement sur les biologistes marins pour apporter des solutions alors que nous avons aussi besoin d’ingénieurs, d’architectes, de spécialistes en modélisation 3D, de data scientists et de bien d’autres compétences encore. C’est cette interdisciplinarité, encore trop peu exploitée, qui permettra de réellement accélérer la régénération des océans.
Comment mieux intégrer la préservation des océans dans les décisions politiques et économiques ? Les entreprises en font-elles suffisamment aujourd’hui ?
A.C. : Il ne fait aucun doute que nous n’en faisons pas suffisamment aujourd’hui pour protéger et restaurer nos océans. En Europe, par exemple, à l’exception notable de la Grèce, on autorise encore le chalutage profond dans les aires marines protégées, alors même que l’efficacité de ces zones pour restaurer l’abondance des ressources marines et bénéficier directement aux pêcheurs est parfaitement démontrée. Pourquoi permettre alors la destruction des fonds marins dans ces zones, en contradiction directe avec leur raison d’être ? De même, si les récifs coralliens et les mangroves sont essentiels à la protection de nos villes côtières face à la montée du niveau de la mer et aux tempêtes de plus en plus sévères, pourquoi ne les restaurons- nous pas systématiquement afin de sécuriser et assurer nos infrastructures côtières ? Il existe des solutions de bon sens sur lesquelles nous devrions tous nous accorder, mais que nous tardons encore à mettre en œuvre. C’est précisément par ces mesures concrètes que nous devrions commencer.
Pensez-vous que le cinéma et les documentaires ont encore aujourd’hui le même pouvoir de sensibilisation que Le Monde du silence en 1956 ? Quelle place leur donner dans la lutte pour la préservation des océans ?
A.C. : Le monde a profondément changé depuis que mon grand-père est devenu célèbre pour ses films. À son époque, il était presque le seul à disposer d’un tel pouvoir d’influence. Aujourd’hui, chacun dispose d’une plateforme, d’un micro, d’un canal pour faire entendre sa voix. La mobilisation massive ne peut donc plus reposer uniquement sur le cinéma ou les documentaires : elle doit s’inscrire dans une approche beaucoup plus active et diversifiée. En revanche, ce qui reste universel, c’est l’attachement profond des êtres humains à l’environnement, ainsi que l’inquiétude grandissante face aux menaces qui pèsent sur lui et sur les populations qui en dépendent directement. Ce lien à notre environnement constitue une valeur partagée par tous, et mon espoir est qu’à mesure que la crise écologique s’aggrave, notre mobilisation collective s’intensifie jusqu’à atteindre la masse critique nécessaire à un changement fondamental dans notre manière de protéger et de restaurer les écosystèmes naturels. L’inverse serait impensable.
Votre travail vous emmène aux quatre coins du monde. Quelle approche vous semble la plus porteuse d’impact, et quels exemples concrets vous ont particulièrement marquée ?
A.C. : Face aux perturbations que nous observons aujourd’hui sur les scènes nationales et internationales, je crois profondément que l’approche la plus porteuse d’impact se situe au niveau local, mais à grande échelle. Je suis particulièrement enthousiaste face à l’initiative de notre organisation Oceans 2050, appelée « Blue Cities Alliance », qui met l’accent sur les opportunités concrètes de protéger les lieux auxquels nous sommes attachés, de construire des communautés prospères et de restaurer les océans côtiers, en mobilisant des villes du monde entier. Cette action collective peut avoir un effet considérable sur l’océan et sur les milliards de personnes qui en dépendent. Barcelone, par exemple, démontre ce qu’une ville peut réaliser lorsqu’elle décide d’investir pleinement dans l’économie bleue, l’innovation, la restauration côtière et la résilience climatique, avec des bénéfices remarquables en matière de qualité de vie, d’emploi, de tourisme et de santé publique. Ces villes sont en train de préparer l’avenir, en bâtissant les modèles que nous devrions promouvoir et adapter dans le reste du monde.
Quel message aimeriez-vous transmettre aux générations futures pour qu’elles reprennent le flambeau de la protection des océans ?
A.C. : Je leur dirais : soyez curieux, émerveillez-vous, mais surtout soyez audacieux. Je comprends profondément les sentiments difficiles que l’on peut ressentir lorsque l’on s’engage pour protéger la nature tout en observant les destructions qui la menacent. Pourtant, gardez toujours les yeux fixés sur vos objectifs et sur les moyens concrets de les atteindre. Il y aura nécessairement des obstacles et des revers, mais vous trouverez aussi un sens profond à vos actions et une communauté engagée à vos côtés, qui vous aidera à avancer. Ce combat, c’est votre avenir, et vous devez impérativement avoir une place à la table où se dessinent les choix qui façonneront votre monde. Votre énergie, votre créativité et votre détermination feront toute la différence, alors osez agir et ne perdez jamais espoir.
Vous allez recevoir le Humann Action Prize cette année à Cannes. Que représente pour vous cette reconnaissance et comment comptez-vous poursuivre votre engagement dans les années à venir ?
A.C. : Cette reconnaissance me touche profondément, car elle reflète un engagement collectif bien plus large que ma propre action : celui de ceux qui œuvrent chaque jour à la restauration des océans. Recevoir le Humann Prize renforce encore davantage ma détermination à continuer à agir, à sensibiliser, à mobiliser autour de solutions concrètes, et surtout à inspirer le plus grand nombre à se joindre à ce mouvement. Mon engagement dans les années à venir consistera à amplifier ces actions afin que la protection et la régénération des océans deviennent une priorité incontournable pour chacun, garantissant ainsi un avenir durable et prospère pour les générations futures.
À lire également : “L’océan ne peut plus être une zone de non-droit”

Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits