Notre époque, marquée par une notion de progrès, est de plus en plus assimilée à l’idée de confort : supprimer l’effort, gagner du temps, éviter la difficulté. L’intelligence artificielle promet de tout faire à notre place, tout ce dont nous avons besoin sans attendre, et chaque inconfort peut être évité. Mais à mesure que le monde devient plus fluide, une question centrale refait surface : ce confort que nous chérissons, voire que nous tenons pour acquis, ne serait-il pas en train de nous appauvrir psychologiquement et de nous rendre plus fragiles ?
Une contribution de François Mattens, Maître de conférences à Sciences Po Paris et Sciences Po Executive
Le confort contre la dopamine : le piège du plaisir immédiat
Le monde numérique dans lequel vivons depuis quelques années peut désormais tout faire pour nous ! Je dois organiser mes vacances ? Mes assistants virtuels et agents IA sont là pour ça. Faire des courses ou récupérer une commande ? Je peux être livré à domicile en moins d’une heure. Sortir dans un bar pour rencontrer la personne d’un soir ou d’une vie ? Les applications de rencontres connaissent mes goûts, filtrent pour moi, draguent à ma place. Faire des heures de conduite et passer le permis, pourquoi faire ? Les véhicules autonomes seront bientôt la norme.
Notre confort moderne repose sur une promesse : rendre la vie plus simple, plus rapide, plus agréable. Pourtant, les neurosciences nous apprennent que ce mécanisme de récompense immédiate a un prix. La dopamine, neurotransmetteur clé de notre système motivationnel, n’est pas un messager du plaisir pur. Elle est surtout liée à l’anticipation d’une récompense – ce qui nous pousse à agir, à chercher, à désirer (Berridge, K. C., & Robinson, T. E. (1998). What is the role of dopamine in reward: hedonic impact, reward learning, or incentive salience? Brain Research Reviews)
Lorsque les gratifications deviennent trop accessibles, la stimulation dopaminergique est constante, mais perd de son intensité. À force de répétition, le cerveau s’habitue, il devient moins sensible, et nous ressentons de moins en moins de plaisir. Ce phénomène, connu sous le nom de “diminution de l’utilité marginale”, explique pourquoi un confort permanent peut conduire à une forme d’ennui existentiel.
Les cas extrêmes, comme celui des hikikomori au Japon – des jeunes adultes qui se retirent de toute vie sociale, reclus dans leur chambre pendant des mois ou des années – montrent les effets délétères d’un confort totalisé. Ces individus, malgré un accès illimité à internet, à la nourriture et au divertissement, présentent un risque accru de troubles anxieux et dépressifs (Teo, A. R., Gaw, Social isolation associated with depression: A case report of hikikomori. International Journal of Social Psychiatry, 2015.)
L’effort, source de sens et d’attachement
À rebours de cette culture de l’immédiateté, plusieurs études montrent que l’effort est non seulement nécessaire, mais désirable. Dans leur étude emblématique, The IKEA effect: When labor leads to love, Norton, Mochon et Ariely démontrent l’”effet IKEA” : les individus accordent davantage de valeur à un meuble qu’ils ont eux-mêmes assemblé, comparé à un modèle pré-monté. Autrement dit, ce qui coûte en effort gagne en valeur affective.
Cela rejoint les recherches sur le flow, de Mihaly Csikszentmihalyi, qui identifie un état optimal de satisfaction lorsque nous sommes engagés dans une tâche difficile mais maîtrisable. Plus largement, des pratiques comme le jeûne intermittent, les douches froides ou l’apprentissage intensif ont été associées à une plus grande stabilité émotionnelle, car elles restaurent une forme de lien entre effort et accomplissement.
Dans une culture qui valorise la friction zéro, il devient vital de réhabiliter la difficulté recherchée, l’inconfort volontaire, non pas comme punition, mais comme ressource transformatrice. C’est l’effort qui structure l’identité et qui rend le plaisir durable.
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Nous vivons à une époque aussi fascinante que terrifiante où la technologie promet de nous affranchir de tout effort. Mais cette facilité généralisée nous prive peut-être de ce que nous avons de plus précieux : la capacité à créer du sens à travers le défi, la transformation, et le dépassement de soi.
Le confort n’est pas un ennemi en soi. Il devient problématique lorsqu’il anesthésie notre capacité à désirer, à lutter, à progresser. C’est dans l’effort – physique, intellectuel, relationnel – que nous tissons le fil de notre satisfaction profonde. Alors non, l’épanouissement ne réside pas dans l’absence de difficulté. Il réside dans la conquête. Et peut-être que, dans ce monde qui cherche à tout lisser, notre plus grand acte de liberté est de réapprendre à apprécier ce qui nous résiste.
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