Rechercher

L’automobile à l’ère des services digitaux : entre promesse connectée et désillusion du terrain 

gettyimages 2155290707
L’automobile à l’ère des services digitaux : entre promesse connectée et désillusion du terrain

Paradoxe de la voiture connectée en Europe : alors que les services digitaux embarqués promettent des revenus colossaux à l’horizon 2030, les consommateurs européens s’y montrent frileux. Pendant ce temps, la Chine embrasse cette révolution technologique à bras ouverts.  

Une contribution de Zdravka Bondidier, experte automobile et mobilité durable

 

Un marché numérique à fort potentiel 

À l’ère numérique, le logiciel devient un moteur d’innovation important de l’automobile. Navigation connectée, mises à jour à distance (OTA), services de streaming, assistants vocaux, écosystèmes d’applications embarquées : la voiture se transforme en plateforme numérique roulante. Déjà en 2016, selon la publication de McKinsey “Monetizing car data”, les services digitaux embarqués pourraient générer entre 450 et 750 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale d’ici 2030, dont une part croissante pour les constructeurs eux-mêmes, en quête de diversification au-delà de la vente de véhicules. 


Dans cette course à la valeur ajoutée, les géants de l’automobile ont misé gros. Volkswagen, Stellantis, BMW, Renault ou encore Mercedes ont tous lancé des plateformes logicielles propriétaires ou se sont alliés à des géants de la tech. Tesla a ouvert la voie, en démontrant qu’il est possible de bâtir un modèle économique où le logiciel, via des abonnements ou des fonctions à débloquer après achat, devient une source de revenus récurrents. 

 

L’Europe face à la désillusion utilisateur 

Mais une fois le volant en main, la réalité est souvent moins enthousiasmante. Les conducteurs européens montrent une adoption modérée, voire un rejet, de nombreux services embarqués proposés dans les véhicules neufs. Une étude de consommateurs Global automotive Consumer Study menée en 2024 par Deloitte sur les attentes des consommateurs automobiles en Europe indique que les conducteurs français sont intéressés par les services connectés dans leur voiture, mais seulement 24% sont prêts à payer. En Allemagne et au Royaume-Uni, ce chiffre tombe à moins de 20%, là où 60% des utilisateurs chinois sont enclins à mettre la main au porte-monnaie. 

Les consommateurs européens privilégient l’intégration fluide avec leur smartphone via Apple CarPlay et Android Auto, perçue comme plus fiable et intuitive que les systèmes natifs souvent jugés lents, peu ergonomiques ou instables.  

En Chine, à l’inverse, l’usage du smartphone est totalement intégré dans l’expérience utilisateur embarquée, avec des interfaces pensées pour une génération ultra-connectée. 

 

Ne pas écouter ses clients peut couter cher 

Volkswagen illustre bien le décalage entre ambitions digitales et réception client. Le système d’info-divertissement des premières versions de l’ID.3 a suscité de vives critiques pour sa complexité, ses bugs récurrents, l’absence de boutons physiques et la lenteur de son interface. Face aux retours négatifs, le constructeur allemand a dû faire machine arrière : retour partiel des boutons physiques, simplification de l’interface utilisateur, et promesses de mises à jour OTA plus fréquentes. 

Cette mésaventure n’est pas isolée. BMW s’est attiré des critiques après avoir tenté de facturer l’usage des sièges chauffants via abonnement (~15 euros par mois). Une décision qui a dû être annulée après le tollé des clients européens, peu enclins à payer (encore une fois) pour une fonction déjà installée dans leur véhicule. 

Ces échecs révèlent un problème plus profond : les services digitaux ont été pensés comme un levier de monétisation, mais pas comme une véritable prolongation de l’expérience utilisateur et une vraie valeur ajoutée pour le consommateur. 

 

En Chine, la voiture est déjà un produit numérique 

À l’inverse, les constructeurs chinois ont adopté une approche « user-centric » dès le départ. BYD, Xpeng ou NIO conçoivent la voiture comme une plateforme numérique : mises à jour OTA fréquentes, assistant vocal IA performant, intégration complète avec WeChat, AliPay ou Baidu Maps. Certains modèles proposent des interfaces pilotables à la voix à 90 %, des écrans 3D personnalisables, ou encore des services de jeu en ligne durant la recharge. 

La Chine, grâce à son écosystème numérique hyperdéveloppé, à son public jeune et à son acceptation rapide de l’innovation, constitue un terreau fertile. Les utilisateurs chinois expriment une forte attente d’une expérience numérique cohérente entre leur smartphone et leur voiture. Résultat : plus de 60 % des acheteurs chinois considèrent la qualité des services digitaux embarqués comme critère déterminant d’achat, contre seulement 27 % en France, selon une enquête Capgemini de 2024. 

 

Un maillon faible : la distribution reste figée dans un modèle ancien 

L’autre frein souvent ignoré à l’adoption des services digitaux en Europe se situe en concession. Le modèle de vente automobile reste largement centré sur des logiques traditionnelles : motorisation, finition, équipements visibles. Les services connectés sont rarement mis en avant par les vendeurs, soit par manque de formation, soit parce qu’ils ne sont pas perçus comme des éléments de différenciation déterminants. Résultat : les clients repartent avec un véhicule potentiellement riche en services numériques… dont ils ignorent l’existence ou le fonctionnement. 

Tant que le point de vente ne se transforme pas en expérience centrée sur l’usage numérique, les constructeurs peineront à percevoir la valeur réelle de leurs services. Il est donc urgent de repenser la formation des vendeurs, de digitaliser le parcours client et de rapprocher l’acte d’achat automobile des standards du retail dans la tech. 

 

Du tout-connecté au bien-connecté : remettre l’utilisateur au centre 

Le modèle économique fondé sur des abonnements récurrents pour des fonctions basiques (comme l’activation du radar de recul ou de sièges chauffants) semble mal perçu en Europe. Qui ne se sentirait pas pris pour une vache à lait lorsqu’on lui demande de payer pour une navigation connectée dans sa voiture, alors que ce service est gratuit sur les smartphones ? Ou encore de devoir repayer pour des fonctionnalités déjà intégrées dans le véhicule, dont le coût du matériel a pourtant été inclus dans le prix d’achat ?  

Les constructeurs européens doivent opérer un changement de paradigme. Le logiciel ne doit pas être un simple ajout, mais une composante native de la conception du véhicule. Cela suppose de repenser l’interface, la simplicité d’usage, et surtout la valeur perçue par l’utilisateur. 

Face à la multiplication des services digitaux embarqués, l’enjeu n’est plus d’accumuler les fonctionnalités, mais de proposer une expérience réellement utile, fluide et fiable. Cela signifie passer d’une logique technocentrée à une approche « user-centric », où chaque service doit répondre à une problématique concrète de l’utilisateur, et non simplement enrichir une fiche « produit ». Alors que tous les constructeurs automobiles se revendiquent être « centrés sur l’utilisateur », force est de constater que les études de consommateurs en amont de la conception des services digitaux sont si peu considérées dans la prise de décision managériale… jusqu’à l’échec évident de ses services. 

La clé de l’acceptation des services digitaux sera la transparence, la personnalisation des offres et une valeur ajoutée réelle, pas simplement un verrouillage logiciel artificiel.  

 

Un défi culturel, pas seulement technologique 

L’avenir de l’automobile connectée en Europe ne dépend pas seulement de la qualité du code ou des mises à jour OTA. Il repose sur la capacité des constructeurs à écouter leurs utilisateurs, à simplifier l’usage et à redonner du sens à la technologie embarquée.  

Face à la Chine, qui fait de la voiture un produit numérique avant d’être un objet de mobilité, l’Europe a une carte à jouer si elle parvient à concilier exigence industrielle, excellence logicielle et proximité client. Les constructeurs européens doivent repenser l’ensemble de la chaîne – de la conception UX au modèle de monétisation. 

Cela suppose de rompre avec une vision descendante de l’innovation, à repenser l’ensemble de la chaîne, de la conception UX au modèle de monétisation, et à construire avec les consommateurs européens un nouveau rapport à la voiture – plus connecté, certes, mais surtout plus pratique et plus humain. 

 


À lire également : Fin des ZFE : une pause sociale aux dépens de l’innovation verte ?

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC