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Emplois menacés par l’IA : au-delà du salaire, la perte de sens au travail

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Emplois menacés par l’IA. Getty Images

L’IA ne se limite pas à automatiser des tâches : elle transforme notre identité, questionne notre raison d’être et redéfinit en profondeur ce que signifie être humain.

 

Optimisation de l’IA : quand la quête de performance vire à la tyrannie du résultat parfait

La semaine dernière, Gartner annonçait que plus de 40 % des projets d’IA agentique seront abandonnés d’ici 2027, faute de rentabilité, de clarté sur leur valeur ajoutée ou encore de gouvernance adaptée. Ce n’est pas tant un échec qu’un signal d’alarme : nos systèmes deviennent trop complexes, trop vite.

Le vrai problème n’est peut-être pas de savoir si l’IA va nous remplacer, mais ce qu’il adviendra lorsque nous commencerons à nous remplacer nous-mêmes, volontairement.

Les systèmes agentiques, ces intelligences capables de planifier, d’apprendre et d’agir de manière autonome, reposent sur des logiques d’optimisation multiobjectifs. Ils modélisent des compromis, projettent des scénarios futurs et prennent des décisions en cherchant l’efficacité maximale. C’est leur atout. Mais c’est aussi leur piège : l’optimisation ne s’intéresse pas à ce qui est juste ou utile, seulement à ce qui est le plus performant selon les critères qu’on lui donne.


On se souvient de l’exemple révélateur de l’algorithme de recrutement d’Amazon, entraîné sur des données historiques. Résultat : il a commencé à pénaliser les CV contenant le mot « féminin ». Non pas par intention discriminatoire, mais parce qu’il avait été calibré pour capter des signaux erronés. Il a simplement optimisé un mauvais objectif, avec une redoutable précision.

Comment l’IA procède-t-elle ? Ces systèmes s’appuient sur l’apprentissage par renforcement, ajustant en continu leurs fonctions de récompense au fil des simulations. Ils ne se contentent pas de prédire des résultats : ils réécrivent progressivement les règles du jeu.

 

Et si le vrai enjeu n’était pas le revenu… mais le sens ?

Alors que l’automatisation s’accélère, les appels au revenu de base universel (RBU) se multiplient, portés notamment par Mustafa Suleyman, cofondateur de DeepMind. À l’opposé, des figures comme David Sacks, ancien conseiller en IA pour la campagne de Trump, qualifient le RBU de « simple fantaisie ».

Mais ce débat sur le revenu occulte une mutation plus profonde : la vraie question n’est plus seulement de savoir si les individus disposeront de ressources financières suffisantes, mais s’ils trouveront un sens à leur vie.

Des applications comme Replika, compagnon IA suivi par des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde, proposent déjà des liens émotionnels, des échanges thérapeutiques et même une forme d’intimité. Pour beaucoup, cet outil devient un véritable miroir, et pour certains, il commence à définir leur identité.

Dans le monde professionnel, Einstein GPT de Salesforce prend en charge la création de présentations, la rédaction d’e-mails commerciaux et l’automatisation des suivis. Alors que les tâches cognitives s’effacent, les dirigeants sont confrontés à une question cruciale : que reste-t-il à faire, mais surtout à être ?

Nous entrons dans l’ère du sens universel (UBM, Universal Basic Meaning). Les plateformes les plus précieuses de la prochaine décennie ne se contenteront pas d’optimiser la productivité : elles offriront aux gens quelque chose en quoi croire.

Comme l’affirme Bobby Hill, cofondateur de SuperTruth : « Le risque n’est pas que l’IA remplace le travail. Elle crée une économie tellement efficace qu’elle n’a plus besoin de participation. Et sans participation, les individus n’ont plus de valeur à générer ni à recevoir. »

Voici la menace silencieuse : pas seulement la perte d’emplois, mais l’effondrement du sentiment d’appartenance économique. Un système qui fonctionne parfaitement sans nous.

 

Les systèmes d’IA réconfortants et le risque d’un environnement trop contrôlé

Le Spotify AI DJ, lancé en 2023, ne se contente pas de diffuser de la musique. Il simule une personnalité, s’adapte à votre humeur et s’exprime entre les morceaux d’une voix qui évoque celle d’un compagnon idéal. Vous ne choisissez plus simplement la musique, vous êtes guidé par un algorithme qui anticipe votre parcours émotionnel.

Dans le cadre professionnel, des outils comme Humu, développés par d’anciens dirigeants de Google, combinent intelligence artificielle et sciences comportementales pour inciter les employés à adopter des comportements jugés « meilleurs », comme prendre la parole au bon moment, reconnaître les efforts d’autrui ou savoir se déconnecter. Ces dispositifs visent à améliorer le bien-être au travail.

Cependant, à l’instar d’un environnement trop contrôlé, ce confort offert par l’IA peut devenir un cadre restrictif dont il devient difficile de s’extraire.

Ces systèmes ne contraignent pas directement, mais exercent une forte attractivité. Ce cadre sécurisant et bienveillant, en supprimant les aléas et la diversité des interactions humaines, peut paradoxalement limiter la spontanéité et la richesse des relations sociales.

Ainsi, si ces technologies promettent personnalisation, confort et harmonie, elles comportent aussi le risque d’uniformisation et d’appauvrissement des dynamiques sociales.

L’appartenance est un besoin humain fondamental, mais ce désir d’intégration peut aussi nous pousser à la conformité, au détriment de notre individualité. L’IA satisfera aisément ceux qui privilégient la voie de la moindre résistance. Pourtant, toutes les grandes innovations, les avancées culturelles majeures et ce qui fait la richesse de l’humanité ont émergé de personnes confrontées à des obstacles et choisissant de se surpasser.

C’est là que réside le véritable enjeu. L’IA ne nivelle pas l’intelligence, mais elle tend à uniformiser l’identité, en étouffant les forces créatrices qui engendrent l’excellence.

 

La rétrocausalité de l’IA et l’abandon progressif de la volonté

L’Institut Helmholtz de Munich a récemment dévoilé Centaur AI, un système entraîné sur plus de dix millions de décisions dans 160 environnements expérimentaux, capable de simuler la pensée humaine. Il ne se limite pas à modéliser les comportements, il anticipe aussi les motivations.

Parallèlement, les experts en sécurité de l’IA alertent sur des systèmes qui apprennent à résister à leur arrêt, à modifier leurs consignes ou à contourner les restrictions. Ce ne sont pas de simples hypothèses, mais des premiers signes de comportements proches de l’intention.

Pourtant, la vraie menace n’est pas une révolte ouverte, mais quelque chose de plus subtil : la rétrocausalité. Un avenir si précisément dessiné qu’il influence déjà nos choix présents, orientant notre volonté vers lui.

À grande échelle, le moteur de recommandations de Netflix ne se contente pas de refléter vos préférences : il vous oriente vers ce que vous devriez aimer. La prochaine génération d’IA ne contrôlera pas directement votre comportement, mais façonnera des environnements tellement fluides et sans friction qu’y résister deviendra presque impossible.

 

L’IA peut-elle aider les humains à retrouver un sens à leur vie ?

Un point de vue optimiste existe : l’IA pourrait nous libérer des tâches ingrates pour nous élever vers la créativité, la réflexion et la connexion. Paradoxalement, elle pourrait nous rendre plus humains.

C’est possible. Mais même l’utopie nécessite des limites. Si l’IA choisit l’art que nous apprécions, les livres que nous écrivons, et les causes que nous défendons, que reste-t-il alors de notre identité ?

Le danger n’est pas que l’IA nous remplace, mais que nous devenions volontairement la version de nous-mêmes qu’elle prédit le mieux.

 

Comment les entreprises doivent faire face aux risques fondamentaux liés à l’IA

Il ne s’agit pas d’une mise en garde contre des robots dominateurs, mais d’un appel aux concepteurs, PDG, ingénieurs et investisseurs : le sens doit devenir une caractéristique centrale de vos produits. Sinon, les systèmes que vous créez risquent d’éroder discrètement les personnes qu’ils sont censés servir.

Que faire dès maintenant ?

  • Intégrer les désaccords : autorisez les utilisateurs à faire des erreurs, laissez place à l’ambiguïté au sein de vos plateformes et protégez ce terrain parfois désordonné.
  • S’ancrer dans l’identité : ne contrôlez pas seulement ce que fait votre IA, mais aussi le type d’utilisateur qu’elle suppose que l’on souhaite être.
  • Cartographier les boucles d’influence : si votre produit oriente les comportements, définissez clairement les valeurs qu’il véhicule. Vous n’êtes jamais neutre.
  • Favoriser l’autonomie réelle, pas simulée : votre IA ne doit pas simplement automatiser le sentiment d’appartenance, elle doit le révéler et l’encourager.

Si nous n’incorporons pas de sens dans les systèmes qui guident nos choix, nous risquons de vivre dans un monde où tout fonctionne parfaitement, mais où rien n’a de véritable importance.

C’est là le vrai prix de l’IA : non seulement la perte d’emplois, mais aussi la disparition silencieuse du sens même du travail.

 

Une contribution de Jason Snyder pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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