Une tribune d’Alexandre Allegret-Pilot
La pression économique sur la Russie est-elle suffisante ?
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le débat sur l’efficacité des sanctions n’a jamais faibli. Moscou diffuse l’idée selon laquelle ces mesures « ne fonctionneraient pas » et auraient peu d’impact sur son économie. La réalité est tout autre. L’économie russe est désormais en récession technique — le PIB a reculé de 0,5% à 0,6 % au premier trimestre 2025, et la croissance est réduite à environ 1,2 % pour l’année. Sur le plan fiscal, selon le Financial Times, le déficit budgétaire atteint 2,2 % du PIB à mi-2025, bien au-dessus de la cible de 0,5 %. La réserve de liquidités du Fonds national de richesse s’épuise rapidement. Parallèlement, le rouble est fragilisé : malgré des interventions, il s’est encore récemment légèrement déprécié face au dollar récemment, atteignant ≈ 80,8 roubles/USD. Sur une période plus longue, les analyses montrent une dépréciation de 30 % sur l’année. L’inflation, difficilement contenue, reste élevée. Le taux annuel est de 8,8 % en juillet 2025 — en baisse depuis le pic de 9,4 % en juin — mais demeure largement au-dessus de la cible de 4 %
Concrètement, le rouble affaibli accentue le coût des importations, nourrissant l’inflation domestique, tandis que la hausse des taux (18 %) inhibe l’investissement et la consommation. L’économie russe se trouve ainsi prise dans un cercle vicieux : ressources fiscales réduites, investisseurs sous pression, pouvoir d’achat dégradé. Dans ce contexte, le fardeau de la guerre devient insoutenable. C’est le moment d’aller plus loin.
L’Union européenne est loin d’avoir épuisé son arsenal potentiel de sanctions. On estime que plus de 70 % des mesures restrictives possibles contre l’élite et les entreprises russes restent inutilisées. Cette retenue interroge. Comme l’a rappelé le chancelier allemand Friedrich Merz, dans une conférence de presse à Berlin, le 4 septembre 2025 : « Tant que les sanctions ne frappent pas là où cela fait le plus mal, Poutine n’a aucune raison de modifier son comportement. Nous devons créer ce rapport de force par l’économie. »
Posons une question directe : pourquoi les personnalités en tête de la liste Forbes Russie 2025 ne sont-elles toujours pas sous sanctions ? Pourquoi des oligarques tels qu’Alekperov, Abramovitch, Potanine, Prokhorov ou Mikhelson continuent-ils d’échapper à l’UE ? Ce sont précisément les sanctions qui touchent à leur bien-être personnel — comptes bancaires, yachts, villas sur la Côte d’Azur, jets privés — qui sont les plus douloureuses et les plus susceptibles de produire un effet politique.
On en veut pour preuve les dizaines de recours devant les tribunaux européens pour contester les sanctions déjà en place. Les mesures européennes dérangent réellement l’élite russe, sans quoi personne ne chercherait à les faire lever. Nul doute donc que ces restrictions, incisives et individualisées, peuvent pousser l’élite russe à repenser son attitude face au conflit et, en fin de compte, à réévaluer son soutien au régime de Vladimir Poutine. En l’absence d’un tel ciblage, les sanctions perdent une partie de leur efficacité. Kaja Kallas, Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères, l’a résumé ainsi dans une interview du 21 juin 2025 au Financial Times : « Si nous ne frappons pas l’élite économique russe, nous ne faisons que ralentir la machine de guerre au lieu de la stopper ».
Les « bénéficiaires de second rang »
Les sanctions visant l’élite sont particulièrement importantes. Il ne s’agit pas seulement des oligarques et des grands hommes d’affaires, mais aussi du « second rang » — dirigeants de sociétés d’État et hauts fonctionnaires intermédiaires. Ces personnes sont les véritables bénéficiaires de la guerre : elles gèrent les actifs, contrôlent les processus clés et profitent directement de la militarisation de l’économie russe. Dans le même temps, elles passent traditionnellement leurs vacances en Europe, possèdent des biens de luxe sur la Côte d’Azur et dans les Alpes, et ont des familles intégrées à la société occidentale.
Pourquoi Kirill Dmitriev, proche de Poutine et issu du Fonds russe d’investissements directs déjà sanctionné, passe-t-il l’été 2025 à Forte dei Marmi ? Qu’en est-il d’Ivan Tavrin et de Kismet, qui ont racheté à prix cassés des actifs russes à des investisseurs étrangers — dont Avito et Fleetcor ? Ou de Chelkov et Avisma, fournisseurs majeurs pour les usines de défense russes ? De Sibur, sous la direction de Konov ? Pourquoi Yandex et ses dirigeants, désormais instrument clé de la propagande de guerre, ne sont-ils pas sanctionnés ?
Selon la même logique, l’UE ne doit-elle pas aller plus loin et imposer des sanctions — y compris des interdictions de voyage — à tous les dirigeants des grandes entreprises et banques russes, ainsi qu’aux propagandistes et célébrités médiatiques comme Sobtchak et Pozner, qui contribuent à légitimer le récit du régime auprès du public russe ?
Comme l’a lucidement déclaré le chancelier Merz le 3 septembre sur la chaine Sat.1 : « À l’heure actuelle, Poutine n’a absolument aucune raison d’aller vers un cessez-le-feu ou un accord de paix. Nous devons créer cette raison. Militairement, ce sera difficile — mais économiquement, c’est possible. » La conclusion est claire : la pression sur l’élite russe doit être intensifiée dès le prochain paquet de sanctions de l’Union européenne et ceci en coordination avec les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. Seule la crainte de perdre le pouvoir peut arrêter Poutine et le forcer à s’asseoir à la table des négociations.
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