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Qui Sont Ces Pervers Narcissiques Dont Nous Devons Nous Méfier En Entreprise ?

La question de la perversion narcissique en entreprise me traverse régulièrement parce qu’elle semble croître et se banaliser. Et puis, ce sujet parle aussi de la société et de notre lien à l’autre. Mon interrogation est de savoir comment finalement le changement de la société a changé les individus. Pour éclairer cette question et aborder la perversion narcissique, j’ai rencontré Mme Marie-France Hirigoyen, médecin-psychiatre, psychothérapeute et auteur du best-seller : Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien

Cet échange permet de comprendre qui sont ces pervers narcissiques, leurs fonctionnements et surtout comment tenter de résister à leurs manipulations.

Est-ce que l’on peut profiler les pervers narcissiques ?

Quand j’ai écrit mon livre sur le harcèlement moral (il y a presque 20 ans, ndlr), je me souviens que la seule critique faite de mon ouvrage l’était par les « psy » qui travaillaient déjà sur l’entreprise et le travail. Ils disaient que les pervers narcissiques en entreprise étaient très peu nombreux. Moi je n’avais pas assez de recul à l’époque, pourtant j’avais pressenti un certain phénomène. Aujourd’hui, ce que je constate c’est que cela est devenue une problématique qui monte de plus en plus dans le monde du travail. Depuis 1998, je trouve que leur nombre a considérablement augmenté et que maintenant il n’y a pas moyen de progresser dans le monde du travail si l’on est pas un « tueur ». Alors pas forcement pervers narcissique mais au moins suffisamment narcissique pour exister dans le monde du travail voire même dans la société. Dans le monde du travail c’est effarant ce que j’entends !

Dans le cadre de l’organisation du Congrès International sur le Harcèlement Moral au Travail qui aura lieu à Bordeaux en 2018 , je suis actuellement en train de comparer la littérature anglo-saxonne et française sur ce sujet. Les américains ont des échelles de cotations qui finalement ne donnent qu’une idée partielle. En relisant la littérature américaine, il y a eu beaucoup de polémiques autour de l’élaboration du DSM-5 (document catégorisant de façon symptomatique et descriptive les pathologies psychiatriques ndlr). De fait, il y a eu beaucoup de discussions sur les troubles de la personnalité narcissique et la psychopathie. Il s’est avéré que beaucoup de « psy » disaient que cela s’était beaucoup banalisé. A se demander si cela était encore une pathologie. Intéressant non ? Alors que faire ? Et bien finalement cela a été intégré comme étant un trait de caractère sans être une maladie. La question est alors : où commence la perversion narcissique ?

En France, on parle de la perversion comme étant de la perversité c’est à dire comme un mode de fonctionnement où l’on joue avec les limites, où l’on utilise l’autre, où l’on connaît les règles pour mieux les transgresser.

Dans le même temps, les anglo-saxons envisagent la perversion avec une forte connotation sexuelle. Ils traduisent le terme pervers par psychopathe ou sociopathe. Ils appellent cela aussi la psychopathie en col blanc. On parle aussi de « snake psychopath » qui sont des personnes capables de vous manipuler sans se faire prendre !

La perversion narcissique est à nuancer en la positionnant par rapport aux autres recherches. Il y a les personnalités narcissiques qui sont des personnes qui ont besoin de se mettre en avant, de se donner à voir et d’être les meilleurs. Cela s’est tellement banalisé avec les réseaux sociaux et l’éducation donnée aux jeunes. Aujourd’hui, je vois dans mon cabinet plus de « narcissiques vulnérables » à opposer aux « narcissiques grandioses » (cf. Trump).  Les « narcissiques vulnérables » veulent souvent être les premiers mais ils n’y arrivent pas. Ils sont embarrassés d’eux-mêmes et pourtant ils voudraient se mettre en avant. On observe qu’ils ne sont généralement pas à la hauteur et sont souvent déprimés. Parce qu’ils sont comme ça, ils vont essayer de se grandir aux dépens des autres. Et là on est dans la perversion narcissique. C’est donc quelqu’un qui est d’abord extrêmement dans la séduction. Il est mégalomane et séducteur. Une personne prête à briller de tous les feux pour attirer l’autre. Il a besoin de l’autre parce qu’il est vide à l’intérieur et quelque part il sent qu’il n’a pas l’étoffe nécessaire. Il se remplit alors des qualités de l’autre. Ils vampirisent, se servent de l’autre et l’utilise. Parfois ils l’utilisent tellement que l’autre est exsangue pour pouvoir ensuite le jeter. Ce sont des personnes sans scrupule pour utiliser les autres et sans état d’âme. Ils réussissent bien parce qu’ils n’ont pas de doute. Jamais ! Depuis quelques années, j’observe une tendance à la féminisation de la perversion narcissique. En effet, plus les femmes ont de responsabilité professionnelle et plus malheureusement, elles modélisent certains comportements masculins dont la perversion narcissique.

Et les manipulateurs ?

Le terme manipulateur a été récupéré après la publication de mon livre en 1998. A la suite de cela le terme manipulateur est apparu. C’est une des caractéristiques des pervers narcissiques. Tous les manipulateurs ne sont pas des pervers narcissiques. Le terme pervers narcissiques est aujourd’hui galvaudé. Aux USA les narcissiques sont appelés « toxic narcissiques » ou nars et souvent le mot est utilisé à tord et à travers.

Dans mon livre intitulé Abus de faiblesse et autres manipulations, je décris d’autres types de manipulateurs cependant ceux qui manipulent le mieux restent quand même les pervers narcissiques. Parce qu’ils n’ont pas de scrupule et ils ont une volonté de s’approprier l’autre et de le détruire. En effet, les pervers narcissiques ont comme caractéristique de vouloir détruire les liens, ce qu’il y’a de bien et les relations vraies. Et ce, sur un mode cynique : se moquant de l’amour, de l’honnêteté, Ce sont des personnes habiles qui savent jouer avec les limites pour ne pas se faire prendre. Ils ne se font pas repérer facilement parce qu’au fond ils ne font rien de réellement répréhensible. Ils savent utiliser la loi pour transgresser  » juste ce qu’il faut » et se font passer pour des victimes. Et cela leur procure de la jouissance contrairement aux narcissiques communs qui ont besoin juste de se mettre en avant.

Grâce à leurs échelles de cotations, les études américaines montrent qu’il y aurait 6% de la population. On a commencé à voir cela dans les années 80. Ma pratique de psychiatre me montre que cela est malheureusement devenu très banal. Le cas de cette patiente avocat très timide et manquant de confiance en elle, est arrivée un jour abasourdie par ce qui s’était déroulé dans son entreprise. Pour l’histoire, elle travaillait pour une grande banque et le numéro 2 de l’établissement a commencé à la casser et à l’utiliser. Elle a donc commencé à se remettre en cause et remettre en question sa compétence. Surfant sur la peur que cela arrive aux autres membres de l’équipe, personne n’a rien dit. Il lui a tendu des pièges en la critiquant en permanence jusqu’à la démolir. C’est allé assez loin puisque cet homme a séduit (sexuellement) la collaboratrice directe de ma cliente et a retourné sa propre équipe contre elle. Elle est ensuite partie en congés maternité. A son retour, sa place n’était plus là !.

Ces individus ont cette qualité ou ce défaut de placer les personnes sous emprise. Ils font du « brouillard ». Ils disent une chose et font le contraire. Ils banalisent tous les actes. Ils « balancent » des phrases perfides sur un mode anodin jusqu’à ce que l’on ne sache plus de quoi il s’agit. Ce qui est spécifique c’est qu’ils vous font perdre vos repères jusqu’à ce que vous ne puissiez plus penser la situation. Ils vous donnent ensuite l’estocade pour vous casser définitivement.

Pourquoi une recrudescence de cette population ?

Nous sommes dans une société narcissique où ce qui compte c’est la réussite immédiate. Ce qui compte c’est l’apparence en donnant un visage de bonne santé de l’entreprise même si c’est au prix de mensonges. Dans une société où c’est normal et banal de mentir et de tricher. Une société où il n’y a que deux camps : les gagnants et les perdants. Ce qui importe ce sont les résultats pas les moyens. Dans le monde du travail, les entreprises (du privé et du public) rencontrent les mêmes problèmes. On casse les gens pour atteindre les objectifs fixés à court terme. Le propre de la perversion est d’utiliser l’autre pour son propre pouvoir.  Les organisations utilisent un langage propre aux pervers narcissiques. L’entreprise tient un double discours. Par exemple la structure peut vous dire : » venez-vous épanouir chez nous, vous travaillerez en équipe » alors que c’est chacun pour soi. « Vous pourrez développer vos compétences » alors qu’on utilise vos compétences. Vous pourrez travailler en toute autonomie mais les objectifs sont fixés à l’avance. » Ce double langage a pour conséquence de développer l’insécurité.

L’exemple d’une patiente qui travaille dans le secteur du luxe. Elle a été manipulée gravement par une vraie perverse narcissique qui travaillait directement avec le Président de l’organisation. Ma patiente a craqué et a été hospitalisé. Elle a eu un an d’arrêt de travail. Lorsqu’elle a repris, on lui a fait plein de belles promesses afin que cela ne se sache pas à l’extérieur de l’entreprise. La structure s’est arrangée pour ne pas tenir ses engagements et a fait en sorte qu’elle soit bloquée dans un poste qui n’est pas à son niveau.

Quelle stratégie adoptée lorsque l’on rencontre un pervers narcissique en entreprise ?

La première réaction peut être la fuite cependant parfois on ne peut pas partir et ce pour de multiples raisons. Alors, quand le pervers narcissique ne vous pas encore trop repéré il faut surtout faire attention de ne jamais l’humilier. Toute la difficulté est de lui tenir tête et de marquer ses limites sans agressivité. Arriver à dire et écrire les choses pour éviter ainsi les démentis. Etre et rester très factuel. Dire par exemple : » tu as dit ça…je te précise que…et dorénavant…je souhaite que… ».

Les pervers narcissiques utilisent souvent beaucoup l’ironie. Il est nécessaire de recadrer et remettre les choses à leurs places immédiatement. Malheureusement, peu de pervers narcissique se font suivre sur le plan comportemental aussi il faut essayer de maintenir le cap sans jamais montrer sa faiblesse.

Lorsque l’on est victime d’un pervers narcissique, il faut arriver à ne plus ruminer et analyser en quoi l’autre a besoin de vous détruire. En général, parce que sa victime est plus brillante. Le pervers narcissique se sent en danger.

Quand on ne peut pas partir j’accompagne les clients je leur donne des clefs pratico-pratiques en leur demandant de monter un dossier en écrivant et en ne laissant rien passer.

En effet, leur technique est d’attaquer par toute petite touche. Sur le moment, on dit : « ce n’est pas grave ! ». Sauf que dans la perversion narcissique c’est la somme de tout cela qui va créer la condition de la destruction de l’autre.

C’est en qualité de professeur de management que je souhaite conclure en évoquant l’importance du rôle des parents, des formateurs et des pédagogues dans le développement du lien à l’autre. Les questions qui me viennent sont les suivantes : Comment l’autre est une richesse et non un danger ? Comment, même meilleur que moi, l’autre est un atout ?… Je suis intimement convaincue qu’une autre façon de travailler est possible pour limiter ces comportements dysfonctionnels. Sans naïveté ni utopie, j’imagine qu’une évolution est possible, avec les nouvelles générations, basée sur la solidarité et l’entraide où l’on peut réussir sans écraser. Certains dirigeants, DRH, managers souhaitent travailler autrement et prouvent aujourd’hui que cela est possible. Ma pratique d’accompagnement de dirigeants et d’organisations me montre qu’individuellement des personnes réagissent en souhaitant manager et collaborer autrement. Cependant, il faut avouer que tout va tellement vite. Le management par objectifs oblige l’ensemble des acteurs à performer à n’importe quel prix. Lors de notre entretien, Marie-France Hirigoyen a cité Ralph Waldo Emerson (écrivain-philosophe américain du 19e« pour survivre sur une fine couche de glace, il faut patiner vite ».  Par conséquent, je fais alors ici l’éloge de la lenteur et des rapports humains sains et apaisés. En effet, il est urgent de se donner des espaces pour co-créer et penser les choses avec un nouvel angle beaucoup plus humaniste. 

Propos recueillis par Hélène SCHETTING (avril 2017)

Pour aller plus loin :

Eugen Herrigel : Le Zen, dans l’art chevaleresque du tir à l’arc

Zygmunt Bauman La Vie Liquide

Marie-France Hirigoyen : 

  • Le Harcèlement Moral : la violence perverse au quotidien
  • Malaise dans le travail, harcèlement moral : déméler le vrai du faux
  • Le harcèlement moral au travail
  • Abus de faiblesses et autres manipulation

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