Depuis des décennies, on demande aux RH d’être « stratégiques ». Conférences, certifications et consultants n’ont cessé de répéter ce mantra. Dans la pratique, cependant, « stratégique » a trop souvent signifié que les RH devaient adopter le vocabulaire des affaires sans réellement produire de résultats tangibles. Les dirigeants approuvaient les stratégies RH présentées, sans pour autant prendre de décisions reflétant la valeur réelle des talents et des compétences.
Dans le premier article de cette série, je présentais l’idée de Dave Ulrich selon laquelle les RH doivent sortir de leur réflexion interne pour adopter une perspective externe, en déplaçant leur focus des programmes internes vers la création de valeur pour l’organisation et ses parties prenantes. Dave Ulrich, souvent considéré comme l’architecte du rôle de HRBP (partenaire stratégique RH), a récemment revisité ce rôle et mis en lumière son évolution constante : les enjeux liés aux personnes et à l’organisation sont devenus cruciaux pour le succès des entreprises ; l’efficacité des RH se mesure désormais à la valeur qu’elles génèrent pour les parties prenantes, et non plus seulement à la performance de leurs processus ; et, surtout, l’attention se déplace du « capital humain » vers les « capacités humaines ».
Ce changement est fondamental. Il redéfinit le rôle des RH, qui ne se limite plus au développement des compétences individuelles, mais consiste à bâtir des capacités collectives capables de soutenir l’avantage concurrentiel et de créer de la valeur sur le long terme.
Cet article s’inscrit dans cette perspective. Si la régénération permet d’élargir la vision des RH, le prochain saut réside dans la profondeur : développer une polyvalence stratégique, c’est-à-dire la capacité à gérer les paradoxes sans se laisser déstabiliser et à générer de la valeur en équilibrant ces tensions.
La polyvalence comme art de gérer les paradoxes
Ulrich souligne depuis longtemps que le leadership, et en particulier le leadership RH, se définit par la capacité à naviguer dans les paradoxes. Le défi n’est pas de choisir un camp, mais de concilier les exigences opposées pour en générer de la valeur. Comme il me l’a confié : « Vous n’avez pas le choix. Il faut à la fois assurer la conformité et soutenir la croissance. Appliquer les normes tout en stimulant l’innovation. Servir les employés à l’interne tout en créant de la valeur pour les clients et les investisseurs à l’extérieur. »
La polyvalence stratégique est la discipline qui permet de gérer ces paradoxes. Ce n’est pas une question de style ou d’attitude, mais la capacité à passer avec aisance d’une exigence à l’autre, même si elles semblent contradictoires, en refusant le faux confort de la simplification.
Elle repose sur trois piliers essentiels :
- La fluidité : savoir interagir avec l’entreprise, les clients, les investisseurs et la technologie à leur niveau de rigueur.
- La capacité à gérer les paradoxes : savoir concilier des exigences contradictoires jusqu’à ce qu’elles créent de la valeur ensemble.
- La discipline des résultats : veiller à ce que les décisions prises se traduisent par des résultats commerciaux mesurables.
Dave Ulrich résume ainsi : « La polyvalence ne consiste pas à en faire plus. Il s’agit de savoir accomplir simultanément ce qui importe pour l’ensemble des parties prenantes. »
Naviguer au coeur des paradoxes
Ulrich met souvent en garde contre la simplification excessive du leadership en déclarations binaires du type « de… à… ». Ces formulations suggèrent qu’il faut choisir entre deux options, alors que le véritable travail consiste à réussir les deux simultanément.
Voici quelques paradoxes clés :
- Conformité et croissance : la conformité protège la réputation, la croissance soutient l’activité. Les RH doivent gérer les deux.
- Efficacité et humanité : les processus rationalisés économisent des ressources, l’humanité préserve la loyauté. Les dirigeants polyvalents prennent en compte les deux dimensions.
- Stabilité et innovation : les structures garantissent le développement, la souplesse stimule la créativité. Les deux sont indispensables.
- Parties prenantes internes et externes : les employés exigent sécurité, les clients et investisseurs exigent adaptabilité. Les décisions doivent intégrer ces deux voix.
- Réductions de coûts à court terme et investissements à long terme : réduire les budgets peut satisfaire les investisseurs à court terme, mais compromettre la compétitivité future. Les RH polyvalents équilibrent ces horizons.
- Adoption de l’IA et jugement humain : l’automatisation favorise l’expansion, le jugement humain renforce la confiance. Le défi est de concevoir des systèmes où les deux se complètent.
- Cohérence mondiale et pertinence locale : une entreprise a besoin de repères culturels globaux, mais les équipes locales nécessitent des pratiques adaptées à leur marché. La polyvalence assure cohérence sans rigidité.
- Équité et reconnaissance de la performance : les employés attendent de l’équité, les plus performants veulent de la reconnaissance. L’enjeu est de concilier dignité et différenciation.
Prenons l’exemple d’une DRH confrontée à une réduction de 10 % du budget RH en pleine récession. La solution la plus simple aurait été de suspendre les programmes de développement du leadership et de geler les embauches pour protéger les marges à court terme. Elle a choisi de transformer cette contrainte en paradoxe : réduire les dépenses tout en continuant à développer les capacités. Pour ce faire, elle a renégocié certains contrats fournisseurs, transféré des programmes en ligne et réorienté les ressources vers des filières clés. Les coûts ont été maîtrisés, sans compromettre l’avenir de l’entreprise. Cette décision illustre parfaitement la polyvalence : la capacité à naviguer dans la tension entre discipline budgétaire et développement des capacités à long terme, sans céder à l’un ou à l’autre.
Une autre DRH, souhaitant moderniser son service, a choisi d’introduire des outils de recrutement basés sur l’IA, capables de traiter des milliers de candidatures en quelques secondes. Le risque était évident : privilégier la rapidité au détriment du jugement humain. Plutôt que de choisir entre les deux, elle a mis en place un processus hybride : l’automatisation gérait le tri initial, tandis que les décisions finales revenaient à des managers formés pour évaluer les valeurs et l’adéquation culturelle. Résultat : l’efficacité a augmenté, les biais ont été réduits, et les candidats se sont toujours sentis considérés comme des individus. L’objectif n’était pas de trancher entre technologie et humain, mais de concevoir un système qui exploite les forces des deux.
Trop souvent, les RH se réfugient dans la sécurité : elles privilégient les politiques lorsque la croissance semble risquée, les programmes d’engagement lorsque la responsabilité paraît lourde, l’automatisation lorsque le jugement est complexe. La véritable compétence réside dans la capacité à naviguer dans la contradiction. La polyvalence stratégique est ce qui permet aux RH de ne pas se rabattre systématiquement sur un seul choix.
Compétences de polyvalence stratégique
La polyvalence stratégique n’est pas une notion abstraite : elle se développe, se mesure et se met en œuvre à travers cinq compétences clés, chacune permettant aux RH de gérer les paradoxes plutôt que de s’y effondrer.
- Compréhension du monde des affaires : savoir lire un compte de résultat, comprendre les attentes des investisseurs et parler le langage de la finance. Cette compétence aide les RH à naviguer entre le contrôle des coûts à court terme et l’investissement dans les capacités à long terme.
- Maîtrise de la technologie : utiliser l’analyse, l’IA et les outils numériques pour prendre des décisions prospectives. C’est ainsi que les RH gèrent le paradoxe entre l’automatisation à grande échelle et le jugement humain.
- Orientation externe : passer du temps avec les clients, les investisseurs et les communautés, pas seulement avec les collaborateurs. Cela permet de concilier les besoins internes et les demandes externes.
- Gestion des paradoxes : savoir naviguer dans les contradictions, comme efficacité versus humanité ou stabilité versus innovation, sans chercher à les résoudre rapidement.
- Responsabilité des résultats : s’assurer que les décisions liées au personnel ont un impact direct sur les résultats de l’entreprise, renforçant ainsi la crédibilité des RH face au paradoxe entre équité et reconnaissance des performances.
Ces compétences ne sont pas des options : elles sont essentielles. La polyvalence stratégique fait la différence entre un service RH qui assiste aux décisions et un service RH qui influence réellement la stratégie.
Des compétences à l’identité
Dave Ulrich affirme depuis des décennies que ce qui définit une organisation, ce ne sont pas ses structures, mais ses capacités. Les niveaux hiérarchiques, les couches ou les cases d’un organigramme comptent moins que ce pour quoi l’organisation est reconnue et ce dans quoi elle excelle.
Cette idée prend aujourd’hui tout son sens. L’identité de Walmart repose sur les coûts et l’efficacité, celle de Google sur l’innovation, et celle d’Amazon sur la fiabilité et la rapidité. Ce ne sont pas de simples abstractions : ce sont des capacités organisationnelles qui façonnent les attentes des clients et la confiance des investisseurs.
« Chaque entreprise devrait être connue pour quelque chose sur le marché », m’a expliqué Ulrich. « Cette identité se construit à partir des capacités. Le rôle des RH est de s’assurer que l’interne – talents, culture, leadership – aligne l’organisation sur l’identité externe que valorisent clients et investisseurs. »
La gestion des paradoxes est l’outil qui permet d’y parvenir. La polyvalence stratégique aide les RH à synchroniser les systèmes internes avec l’identité externe, même sous des pressions contradictoires.
Ce que les DRH doivent accomplir
Pour rehausser véritablement le rôle des RH, les DRH doivent traiter la gestion des paradoxes comme une discipline à part entière. Cinq leviers principaux se distinguent :
- Redéfinir les tableaux de bord : évaluer les résultats en termes de performance sur le marché, plutôt que de simples indicateurs d’activité.
- Recruter différemment : sélectionner les responsables RH pour leur polyvalence et leur capacité à gérer les contradictions, pas uniquement pour leur empathie.
- Investir dans la gestion des paradoxes : former les dirigeants à accueillir les tensions plutôt qu’à les éliminer.
- Utiliser la technologie de manière ciblée : automatiser les tâches administratives tout en préservant le jugement humain pour les décisions clés.
- S’engager à l’extérieur : encourager les RH à consacrer du temps aux clients, aux investisseurs et aux parties prenantes externes.
La voie à suivre
La polyvalence stratégique n’est pas une compétence secondaire : elle conditionne la capacité des RH à gérer les paradoxes avec crédibilité et à en transformer les tensions en valeur.
Comme me l’a rappelé Dave Ulrich : « La mission des RH a toujours été claire : développer les personnes, construire une culture et renforcer les capacités. La vraie question n’est pas de savoir si les RH sont importantes, mais si leurs responsables parviennent à traduire cet impact en résultats tangibles et reconnus par le marché. »
Le paradoxe n’est pas un obstacle à la stratégie ; il en est le cœur. La polyvalence stratégique est le moyen pour les RH de le prouver.
Une contribution de Vibhas Ratanjee pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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