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MANAGEMENT | L’échec entrepreneurial, chance ou handicap ?

En France, l’échec est très mal perçu dans le monde de l’entreprise. Par les banques, par les partenaires éventuels, lors du recrutement des équipes. Aux États-Unis, au contraire, il est synonyme d’expérience profitable. Les mentalités pourraient-elles changer chez nous ? Entretien avec un spécialiste, le sociologue Pierre-Paul Zalio.

 

Aux États-Unis, un événement bien singulier a trouvé sa place dans le monde entrepreneurial : les FailCon. Ces conférences consacrées à l’échec réunissent chaque année des entrepreneurs, des artistes, des sportifs qui se lèvent devant une audience attentive pour raconter leurs histoires personnelles d’échec. Là-bas, l’échec n’est pas un tabou mais une étape cruciale vers le succès. Aux États-Unis, on célèbre l’échec pour ce qu’il est : une opportunité d’apprentissage, une étape vers la résilience, et un moyen d’inciter les autres à persévérer malgré les obstacles.

Pourtant, cette approche bienveillante de l’échec contraste fortement avec la culture entrepreneuriale française, où le simple fait d’évoquer un échec peut susciter des appréhensions. En France, l’échec, qu’il soit scolaire, personnel ou professionnel, est souvent synonyme de honte. Le mot lui-même, chargé d’une connotation négative, fait frémir bon nombre d’entrepreneurs qui craignent l’influence que leurs échecs peuvent avoir sur leur capacité à emprunter auprès d’institutions bancaires, par exemple.

Pour comprendre ce contraste entre les cultures française et américaine, nous avons rencontré Pierre-Paul Zalio, sociologue émérite et président du Campus Condorcet, qui a accepté de partager son expertise. Il a notamment dirigé, aux côtés de Michel Grossetti et Pierre-Marie Chauvin, le Dictionnaire sociologique de l’entrepreneuriat.

 

Pouvez-vous expliquer les différences entre les points de vue américain et français sur l’échec entrepreneurial ?

PIERRE-PAUL ZALLIO : En France, nous avons une culture de l’échec bien différente. Comme vous l’avez mentionné, aux États-Unis, l’échec est souvent encouragé car il est perçu comme bénéfique. On y croit que l’échec donne des leçons pour s’améliorer. En revanche, en France, l’échec est souvent vu comme une punition. Cela est particulièrement vrai dans le contexte des chefs d’entreprise. En France, de nombreux chefs d’entreprise sont issus de grandes écoles, telles que Polytechnique ou Centrale. Leur parcours est en grande partie défini par la réussite à des concours prestigieux lorsqu’ils étaient jeunes. Ces chefs d’entreprise sont souvent mal préparés à l’échec et à la façon de le gérer. Je ne dis pas que, aux États-Unis, on n’apprend pas à réussir ou à préparer des examens. Mais outre-Atlantique, il y a une culture qui inclut l’échec dans le chemin de la réussite, en en tirant des leçons pour construire des solutions.

Si l’on remonte aux origines des cultures entrepreneuriales, on peut observer d’un côté, la France, un pays d’origine catholique, où l’accent est mis sur la nécessité de réussir et où le modèle éducatif encourage la réussite précoce. D’un autre côté, on trouve une culture plus protestante aux États-Unis, où l’on considère que toute la vie consiste à travailler pour son propre salut, en envisageant les épreuves comme des occasions de mieux comprendre comment réussir à se perfectionner. Cette perspective n’est pas du tout présente dans la culture du patronat français et des institutions françaises ; d’ailleurs les banques sont peu enclines à prêter de l’argent à un entrepreneur qui a échoué deux fois et qui retente une troisième aventure entrepreneuriale.

 

Vous avez écrit le Dictionnaire sociologique de l’entrepreneuriat. Quelle définition donneriez-vous de l’échec en France ?

P.P.Z. : L’échec entrepreneurial est intimement lié à l’évolution de la culture entrepreneuriale en France. Traditionnellement, on le percevait comme un revers, une défaite à éviter à tout prix. Cependant, ces dernières années, le développement de l’auto-emploi et l’émergence de nouveaux modèles d’entrepreneuriat témoignent du fait que la notion de salariat stable n’est plus aussi désirable qu’auparavant, et que les individus sont de plus en plus enclins à envisager une relation différente avec le travail. Il est intéressant de noter que les jeunes générations ne construisent pas leur carrière autour de la sécurité de l’emploi, une notion que leurs parents n’ont pas vraiment connue en raison du chômage de masse qui a commencé en France dans les années 70. En conséquence, ils ont une relation plus flexible avec l’incertitude dans leurs projets de carrière, et l’incertitude, comme je tiens à le souligner, est essentielle pour comprendre l’entrepreneuriat. L’entrepreneur est celui qui sait gérer l’incertitude psychologiquement, voire qui en fait une ressource. Ainsi, l’échec peut être perçu comme une opportunité, car il marque la transition d’une culture de l’échec sanction à une culture de l’échec ressources et il est donc désormais considéré comme une étape possible dans le parcours entrepreneurial, une opportunité d’apprentissage et de rebond.

 

Est-ce que pour innover, il faut échouer ?

P.P.Z. : C’est difficile à dire. Il y a des personnes qui réussissent sans échouer. il y a des gens qui réussissent du premier coup. Ce qui est certain, c’est que lorsqu’on innove vraiment, il s’agit d’une rupture par rapport à tout ce qui existe sur le marché. À un moment donné, une innovation consiste à modifier et à accepter de modifier les paramètres d’un produit ou d’un service de telle manière que le marché n’ait jamais connu un tel produit. C’est véritablement une prise de risque. Et lorsque vous prenez un risque, il y a naturellement un risque d’échec.

C’est pourquoi, dans cette logique, quand Elon Musk déclare « J’apprends de mes erreurs, et quand une fusée explose, en réalité, c’est plus intéressant que quand elle n’explose pas », c’est parce qu’il est dans une logique de pensée typique de l’ingénieur entrepreneur américain. C’est tout à fait cohérent. Cela signifie qu’il y a un plan. Ils se disent : « On a lancé un concept nouveau, on a modifié les paramètres, et par conséquent, nous avons dû faire face à des incertitudes et donc à ces échecs qui permettront de réduire ces incertitudes. » Ils considèrent l’échec comme une ressource, ce n’est pas une idée abstraite, mais plutôt une notion qui s’inscrit dans une pensée très complexe.

D’ailleurs, dans certaines industries à haut risque, les erreurs sont capitales et font partie intégrante du processus de développement. Il faut un certain nombre d’erreurs pour parvenir à créer un nouveau produit performant. L’industrie aérospatiale en est un bon exemple.

 

Pensez-vous que la France, malgré sa conception du devoir de réussite et de sa conception de l’échec sanction, va rejoindre l’idée américaine de l’échec ressource ?

P.P.Z. : Il est évident que cela va prendre du temps. Mais les choses vont forcément évoluer. Les générations qui entrent actuellement sur le marché du travail, que ce soit dans le secteur bancaire, le domaine des projets entrepreneuriaux, ou d’autres domaines professionnels, sont marquées par l’incertitude et la nécessité d’innover. Nous vivons une époque où il est impératif d’inventer de nouvelles solutions pour faire face aux défis climatiques, environnementaux et à de nombreux autres changements nécessaires. Je pense qu’avec le temps, nous assisterons à une transformation profonde de cette mentalité et que, peu à peu, l’échec sanction laissera place à l’échec ressource que nous connaissons aux États-Unis actuellement, Cependant, cela ne se fera pas du jour au lendemain. Il subsistera toujours l’idée selon laquelle une grande école est l’une des garanties du succès basé sur la rente, et dans la réalité, elle continuera d’avoir sa place en France.

 

 

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