Face au chaos devenu permanent, les outils d’hier fragilisent plus qu’ils ne protègent. Inspiré des travaux de Nassim Taleb, le management antifragile ne propose pas une méthode miracle, mais une posture exigeante : s’entraîner à l’imprévu, oser sans garantie, et reconnecter pouvoir et responsabilité. Une voie concrète pour diriger autrement, sans attendre de modèle idéal.
Et s’il ne s’agissait plus de traverser les crises, mais d’en tirer parti ?
Gilets jaunes, pandémie, inflation, conflits géopolitiques… Les dirigeants n’ont plus affaire à des crises ponctuelles, mais à un chaos permanent. Pourtant, les réflexes hérités du siècle dernier – matrice SWOT, planification, qualité totale – promettaient l’excellence. Dans un monde incertain, il devient un piège.
Aujourd’hui, la compétence clé du dirigeant n’est plus d’anticiper, mais de composer avec l’inattendu. Et mieux encore, de progresser grâce à lui.
C’est précisément ce que propose le principe « antifragile », suggéré par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb en 2012. Contrairement à la résilience, qui vise à retrouver un état initial, ou à la robustesse, qui encaisse sans changer, l’antifragilité se nourrit du choc pour grandir.
Et son approche du vivant est totalement transposable dans nos organisations. Il ne s’agit pas d’une nouvelle méthode, mais d’une autre posture managériale, plus lucide et courageuse : considérer l’instabilité, non comme une anomalie à corriger, mais comme un levier de progrès.
Pourquoi la France vit mal l’incertitude
Le rapport des dirigeants français au chaos est complexe. Il s’enracine dans une culture de la centralisation du pouvoir, dans le cartésianisme, qui consiste à comprendre avant d’agir, et dans une attente inconsciente de retour à l’ordre. Nietzsche appelait cela « l’outre-monde » : cette croyance que le réel devrait être meilleur qu’il ne l’est, et que ce qui dérange est une anomalie à corriger. Tant que cette vision dominera, la crise sera vécue comme une injustice, et non comme un terrain d’évolution.
Et le poids de l’État providence en France n’arrange rien. Il protège, évidemment, mais il fragilise aussi. Il ne s’agit pas de remettre en cause notre modèle social, mais de reconnaître que l’adaptation se forge dans l’action, pas dans la mise à l’abri permanente. L’équilibre à trouver, c’est celui entre sécurité et exposition progressive à l’inconnu.
S’ajoute à cela le réflexe descendant hérité de la monarchie et consolidé par la technocratie : 68 % des Français attendent de l’État qu’il gère les crises (Ipsos, 2022), mais se méfient des décisions prises. Ce paradoxe fige l’initiative locale et fragilise la réponse collective. Comme l’a montré Michel Crozier, les entreprises françaises valorisent l’application des règles plus que l’adaptation aux imprévus. Résultat : elles traversent les crises, mais ne s’en nourrissent pas.
Trois leviers pour tirer parti du chaos
Appliquée au management, l’antifragilité ne cherche pas à tout casser. Elle ne promeut pas l’autogouvernance, mais un nouvel état d’esprit : provoquer la chance, s’entraîner au désordre et assumer ses responsabilités.
1. L’asymétrie favorable : expérimenter sans se mettre en danger
Que peut faire un dirigeant quand il ne peut plus prévoir ? Quand l’incertitude brouille tous ses repères ?
Ce principe a pour vocation de permettre aux entreprises de mieux naviguer dans l’incertitude en différenciant les situations où il y a plus à perdre qu’à gagner (asymétrie défavorable) de celles où il y a plus à gagner qu’à perdre (asymétrie favorable).
Dans un environnement incertain, il devient judicieux de multiplier les petits risques à faible impact négatif mais à fort potentiel. L’idée est simple : consacrer un petit budget à dix actions audacieuses, dont neuf échoueront peut-être, vaut mieux que tout miser sur une option moyenne. En bourse, Taleb recommande 90 % d’actifs sûrs et 10 % de paris très risqués à gains massifs, et surtout pas 100 % de titres à risque modéré. Si les paris échouent, la perte est limitée, prévue, assumée. Mais si l’un réussit, il peut rapporter bien plus que l’investissement initial, sans mettre en péril l’ensemble. C’est exactement ce qu’on vise : un gain disproportionné, obtenu sans mise en danger inutile.
Jeff Bezos applique ce principe avec les « Two-Way Doors » : distinguer les décisions à haut risque et irréversibles, confiées à la hiérarchie, des initiatives à faible coût, expérimentées par les collaborateurs, sans validation, et qui peuvent potentiellement rapporter beaucoup. C’est ainsi qu’est né AWS, un projet secondaire devenu la première source de profits du groupe — non pas grâce à une prédiction brillante, mais parce que l’organisation a été conçue pour laisser émerger l’imprévu. L’enjeu n’est pas de tout réussir, mais de créer des espaces d’expérimentation rapides, protégés, où l’échec est admis, pour qu’un succès inattendu émerge.
En France, cette approche demande un renversement d’état d’esprit : les managers doivent lâcher prise sur leur obsession du contrôle et transférer du pouvoir aux équipes terrain, qui sont les mieux placées pour agir face à l’imprévu. Comme l’a montré Daniel Kahneman sur le biais du risque zéro, plus on cherche à éviter les risques, plus on devient vulnérable. En contexte chaotique, ne rien tenter est souvent plus dangereux que tenter à petite échelle.
Expérimenter ne suffit pas. Encore faut-il que l’organisation soit prête quand la vraie crise survient.
2. L’hormèse organisationnelle : entraîner l’entreprise au chaos
Comment rendre une organisation plus lucide, plus sereine, plus réactive et proactive quand le chaos frappe ?
C’est l’idée la plus contre-intuitive : le confort affaiblit, le stress modéré renforce. Inspirée de la loi de Arndt-Schulz qui dit que « Pour toute substance, de faibles doses stimulent, des doses modérées inhibent, des doses fortes tuent », l’hormèse consiste à exposer régulièrement un organisme à des micro-agressions pour accroître sa résistance. Vouloir tout protéger revient souvent à affaiblir.
En management, cela signifie de cesser de surprotéger les salariés et les entraîner à l’instabilité, non pas pour les malmener, mais pour renforcer leurs réflexes. Comme les pompiers s’entraînent au feu, les entreprises doivent s’entraîner à l’imprévu.
Mais le système français va à l’encontre de ce principe. Si notre modèle de protection sociale (RSA, sécurité sociale, chômage…), joue un rôle essentiel pour sécuriser les citoyens et amortir les chocs économiques, il supprime aussi l’exposition au risque et rend fragile. Taleb distingue d’ailleurs clairement les entrepreneurs, qui ne dépendent que d’eux, des salariés, qui sont protégés par le code du travail. Le fait que 88 % des actifs français soient salariés (INSEE, 2023) pourrait donc expliquer en partie leur fragilité face aux chocs, mais aussi leur angoisse de l’avenir.
Le 15 janvier 2009, le commandant Chesley Sullenberger réussit l’amerrissage d’urgence du vol US Airways 1549 sur l’Hudson, sauvant 155 passagers. Contrairement aux simulations, il refuse le retour à l’aéroport et décide d’amerrir. Ce n’est pas un protocole qui l’a guidé, mais ses années d’expérience de gestion de l’imprévu. C’est précisément ce que vise l’hormèse organisationnelle : être prêt quand la crise arrive.
Ce principe rejoint les travaux du neuroscientifique Michael Merzenich sur la plasticité cérébrale : plus le cerveau est exposé à des situations stressantes, plus il renforce ses connexions et sa capacité d’adaptation. L’hormèse organisationnelle s’appuie sur ce mécanisme : des expositions progressives à l’imprévu entraînent des réflexes décisionnels plus solides et lucides sous pression. Dans les entreprises, ce principe peut être incarné par des scénarios de crise ou des simulations d’erreurs.
3. Mettre sa peau en jeu : rétablir la cohérence entre pouvoir et exposition
C’est le principe éthique au cœur de l’antifragilité. Comme le disait Taleb : « Nul ne devrait décider pour les autres s’il n’est pas exposé lui-même aux conséquences de ses choix ».
Dans nos organisations, ceux qui décident sont souvent éloignés de ceux qui vivent les impacts. Les circuits hiérarchiques dissolvent la responsabilité. On peut nuire à l’entreprise sans jamais en payer le prix. À tel point que Jean-Marie Messier a pu quitter Vivendi avec un parachute doré de plus de 20 millions d’euros, alors même que ses décisions avaient entraîné un endettement de 30 milliards pour l’entreprise. Cette asymétrie nuit à l’engagement personnel.
Contrairement aux temps anciens, la société moderne a progressivement affaibli le lien entre ceux qui décident et ceux qui subissent les conséquences. Dans de nombreuses organisations, on peut exercer un pouvoir sans jamais être exposé personnellement à ses conséquences, ce qui nuit à la responsabilisation et mine la confiance. La pensée stoïcienne rejoint ici Taleb. Sénèque l’affirmait : « On ne peut prêcher le courage sans l’avoir traversé soi-même ». Chez les Stoïciens, la légitimité vient de l’exposition, pas de la fonction.
Dans un registre plus contemporain, les travaux de Stanley Milgram sur l’obéissance montrent qu’un salarié placé dans un système très hiérarchique cesse de se percevoir comme l’auteur de ses actes. Il devient « agent », pas acteur. Plus la hiérarchie est rigide et fondée sur le respect des procédures, ce qui est très courant en France, plus les individus se conforment aux règles, sans questionner le sens de leurs actes. Ce fonctionnement favorise une forme de passivité légitime où chacun se réfugie derrière la norme. Cela rejoint le locus de contrôle externe de Julian Rotter : tant que l’on pense que ce qui nous arrive vient de
l’extérieur, on ne s’implique pas.
C’est pourquoi des entreprises comme BlaBlaCar ont mis en place des « Safe zones » d’expérimentation : les collaborateurs peuvent tester sans enjeu opérationnel immédiat, mais en assumant les conséquences locales de leurs choix. C’est une manière intelligente de reconnecter chacun à son pouvoir d’action.
Edward Deci et Richard Ryan l’ont démontré avec leur théorie de l’autodétermination : plus on agit à partir de ses motivations profondes, plus on est prêt à assumer. L’exposition ne vient pas d’une contrainte, mais d’un engagement personnel sincère.
Le management antifragile, un nouvel état d’esprit avant tout
Adopter un management antifragile ne signifie pas abolir la hiérarchie, comme le propose l’entreprise libérée. Il ne s’agit pas de transformer les organisations mais de faire évoluer la collaboration. On ne change pas le faire ensemble, on renforce l’être ensemble.
Cela suppose cependant de réhabiliter trois qualités devenues rares dans notre culture :
– Le courage, comme celui d’agir sans certitude, ni garantie de succès ;
– L’honnêteté, celle de parler ouvertement quand le silence serait plus confortable ;
– La responsabilité, pour assumer pleinement ce que l’on déclenche, même quand personne ne vous y oblige.
Mais ces qualités ne sont pas innées, elles s’apprennent.
Le chaos n’est plus une exception. Il est la règle.
Le management antifragile n’est pas une nouvelle lubie mais une nécessité dans un monde où la stabilité n’est plus garantie, qui bouscule les repères classiques :
– Les rôles inutiles s’effacent,
– Les vrais leaders émergent,
– Les erreurs assumées font gagner du temps,
– La parole utile vient d’en bas, pas du haut,
– Et le pouvoir suit ceux qui prennent des risques, pas ceux qui attendent.
En France, où l’on attend encore trop que le changement vienne d’en haut, il invite à un déplacement stratégique : laisser émerger l’adaptation depuis le bas, dans le réel, sans attendre de modèle idéal.
Commencer peut être et cela ne demande ni réorganisation, ni révolution. Juste une décision courageuse : remettre du vivant dans le désordre.
Et si c’était ça, aujourd’hui, le vrai leadership ?
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