Rechercher

La santé mentale des dirigeants : la grande solitude des patrons

À l’heure où la santé mentale a été érigée en Grande Cause nationale pour 2025, il est urgent de se pencher sur une réalité encore largement occultée : celle des dirigeants d’entreprise. Ceux qui portent la responsabilité de leurs équipes et de la pérennité de leurs structures se retrouvent souvent seuls face à leurs doutes, leurs angoisses et leur épuisement. Pourtant, leur état psychologique a un impact direct sur la santé économique du pays. Alors que l’on parle beaucoup du bien-être des salariés, la souffrance des dirigeants reste, elle, un tabou bien ancré.

Une tribune écrite par Blandine Mercier, cofondatrice de Hello Masters

 

Une rentrée sous tension

La rentrée 2025 s’annonce comme l’une des plus incertaines de ces dernières années. Les prévisions du FMI évoquent une croissance mondiale fragilisée, probablement sous la barre des 2 %, tandis qu’en France, la fiscalité et les réformes budgétaires suscitent une inquiétude persistante. L’inflation, bien que contenue, continue d’alimenter l’anxiété des ménages et des entreprises. Cette conjoncture pèse lourdement sur les épaules des dirigeants, qui doivent arbitrer entre investissements, maintien de l’emploi et survie économique, souvent sans visibilité claire.

Une enquête menée auprès de 1 515 dirigeants de TPE, PME et ETI révèle un constat inquiétant : 82 % d’entre eux souffrent d’au moins un trouble physique ou psychologique, soit une hausse de 23 points depuis 2021. Près d’un tiers se disent en mauvaise santé psychologique, mais beaucoup restent silencieux, par peur de perdre la confiance de leurs collaborateurs ou de leurs partenaires. Plus alarmant encore, 75 % des dirigeants ressentent du stress chaque semaine et plus d’un tiers en subissent quotidiennement. Ces chiffres montrent à quel point le sommet de la pyramide hiérarchique est fragilisé, souvent dans l’ombre des débats publics.


Chez les dirigeants d’entreprises à impact social ou environnemental, la situation est encore plus préoccupante : 40 % d’entre eux déclarent être en mauvaise santé mentale, contre 24 % pour les dirigeants traditionnels. Le poids de la mission, lorsqu’il s’agit de répondre à des enjeux sociétaux ou environnementaux, amplifie la pression et la culpabilité en cas d’échec.

 

La solitude au sommet

Être dirigeant, c’est souvent être seul. Seul à prendre des décisions lourdes de conséquences, seul à porter la responsabilité financière, humaine et juridique de l’entreprise. Cette solitude décisionnelle, souvent idéalisée comme le prix du leadership, est en réalité un facteur majeur de souffrance. Derrière l’image du chef charismatique et résilient se cache une personne qui, la nuit, repasse en boucle les chiffres et les scénarios, et qui, le jour, doit afficher une posture rassurante pour ses équipes.

Cette surcharge émotionnelle s’accompagne d’une charge mentale chronique. Les dirigeants cumulent les rôles : stratège, manager, communicant, pompier en temps de crise. Selon une étude Harmonie Mutuelle, 88 % des entrepreneurs ont déjà ressenti un épuisement émotionnel et un quart le vivent chaque semaine. Deux tiers reconnaissent avoir « craqué à cause du travail » au moins une fois par an. Ces chiffres traduisent une réalité : lorsque tout repose sur une seule personne, le risque d’effondrement est immense.

À cela s’ajoute une norme sociale qui pousse au silence. Dans le monde des affaires, reconnaître ses fragilités reste perçu comme un aveu de faiblesse. Beaucoup de dirigeants craignent de perdre la confiance de leurs partenaires financiers ou de leurs collaborateurs s’ils admettent traverser une période de mal-être. Cette invisibilité rend la prévention quasi impossible et enferme les dirigeants dans un cercle vicieux : plus ils souffrent, plus ils se taisent.

 

Le facteur âge, une vulnérabilité invisible

Le profil des dirigeants évolue, avec une part croissante de seniors à la tête des entreprises. Chez les 50 ans et plus, le rapport à la santé mentale est marqué par une culture du « tenir bon ». Ces générations ont grandi dans l’idée que la solidité morale faisait partie intégrante du professionnalisme. Reconnaître son anxiété ou sa fragilité psychique reste pour beaucoup inconcevable, d’autant plus qu’ils craignent une double sanction : être jugés « trop vieux » et « trop fragiles ».

Cette peur n’est pas infondée. Les seniors au chômage ont deux fois plus de difficultés à retrouver un poste que les 25-49 ans. Après douze mois sans emploi, 36 % présentent des symptômes dépressifs. Face à ce risque, beaucoup préfèrent taire leurs difficultés, au détriment de leur santé et de leur entourage.

Les femmes dirigeantes subissent une pression supplémentaire. Plus exposées aux épisodes dépressifs, elles cumulent charge professionnelle, charge domestique et parfois rôle d’aidante. La ménopause, qui touche plus de huit femmes sur dix entre 50 et 65 ans, reste un sujet largement tabou dans les entreprises, ajoutant un facteur de souffrance invisible. Quant aux dirigeants aidants, souvent confrontés à la dépendance d’un parent ou d’un conjoint, ils doivent jongler entre responsabilités professionnelles et personnelles, ce qui décuple la fatigue émotionnelle et le sentiment d’épuisement.

 

Briser le tabou pour éviter l’effondrement

La santé mentale des dirigeants n’est pas seulement une question individuelle, c’est un enjeu collectif et économique. Un dirigeant fragilisé prend des décisions moins lucides, peine à anticiper et à motiver ses équipes, ce qui fragilise toute l’organisation. Lorsque la personne au sommet vacille, ce sont des dizaines, parfois des centaines de salariés qui en subissent les conséquences.

Pourtant, ce sujet reste en marge des politiques publiques. La santé mentale des salariés commence à être mieux prise en compte, mais celle des décideurs demeure dans l’angle mort. Il est urgent de créer des espaces sécurisés où les dirigeants peuvent parler sans crainte d’être jugés ou stigmatisés. Il faut également normaliser la parole autour de ces enjeux, former les réseaux professionnels à détecter les signaux faibles et intégrer la santé psychologique dans la gouvernance des entreprises.

Briser ce tabou, c’est protéger non seulement les dirigeants, mais aussi l’ensemble du tissu économique et social. C’est reconnaître que la performance durable d’une entreprise ne peut pas reposer sur des individus épuisés et isolés. Derrière chaque patron, il y a une personne, et derrière cette personne, un écosystème tout entier.

 

 


À lire également : Un bon manager fait mieux que gérer son temps : il en fait un atout

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC