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Des avantages aux licenciements : l’évolution radicale du regard des dirigeants sur les talents

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L'évolution radicale du regard des dirigeants sur les talents. Getty Images

Le virage des entreprises a été saisissant. En 2021, les PDG s’inquiétaient de la pénurie de talents, multipliaient les avantages exceptionnels et affirmaient que leurs collaborateurs constituaient leur principal capital. Quelques années plus tard, ces mêmes dirigeants exhortent désormais leurs employés à « cesser de se plaindre », les considèrent comme facilement remplaçables, et les mettent en garde : l’IA menace leurs emplois.

 

En tant que coach de dirigeants ayant accompagné des chefs d’entreprise à travers plusieurs cycles économiques, j’ai déjà observé des oscillations dans les attitudes managériales, mais rarement avec un tel cynisme affiché publiquement. Un récent article du Wall Street Journal, citant des figures emblématiques comme Jamie Dimon de JPMorgan qui s’agace ouvertement ou Dara Khosrowshahi d’Uber, qui invite sans détours les employés mécontents à s’adapter aux nouvelles règles, illustre un changement profond dans les valeurs du leadership.

Ce virage ne se limite pas aux seules fluctuations du marché. Il reflète souvent un mépris latent de certains dirigeants envers la manière dont une partie des jeunes générations abordent leur travail, couplé à la conviction, profondément ancrée, que la voie qu’ils ont eux-mêmes suivie est la seule valable.

Pourtant, le discours martelé selon lequel « tout le monde est remplaçable » pourrait s’avérer une erreur stratégique majeure. Il fait fi des réalités démographiques, méconnaît les motivations des collaborateurs et affaiblit la culture d’entreprise. Les dirigeants qui s’alignent sur ce ton dur risquent de s’engager dans une voie périlleuse, avec des conséquences potentiellement lourdes et difficiles à corriger.

 

La réalité démographique que les PDG semblent ignorer

Malgré les avancées de l’intelligence artificielle et une conjoncture économique incertaine, la main-d’œuvre américaine fait face à une véritable rupture démographique. Nous traversons ce que les démographes appellent le « pic des 65 ans » : chaque jour, plus de 11 200 Américains atteignent cet âge, soit plus de 4,1 millions par an.

Entre 2024 et 2030, près de 30,4 millions d’Américains franchiront le cap de la retraite, représentant environ 10 % de la population active actuelle. Même si certains retardent leur départ, le flux de nouveaux entrants ne suffira pas à combler ce vide grandissant.

Les dirigeants qui misent sur l’IA pour compenser ce déficit pourraient se leurrer. Si l’intelligence artificielle transformera assurément le travail, les analyses sérieuses montrent qu’elle aura plutôt un effet de levier sur les emplois qualifiés, sans pour autant les remplacer massivement dans un avenir proche.

Il est clair que le principal défi des organisations reste leur capital humain. Traiter les employés comme de simples ressources interchangeables relève d’une vision à court terme. En ce sens, passé et avenir convergent : les entreprises qui n’attirent pas et ne retiennent pas suffisamment de talents peineront à rester compétitives.

 

Démystifier les clichés générationnels

Il n’est pas nouveau que les dirigeants expérimentés jugent la nouvelle génération moins résistante ou peu investie dans le travail ; des critiques similaires avaient déjà été adressées à la génération X dans les années 1980, puis aux milléniaux dans les années 2000. Ces jugements mêlent souvent nostalgie et reconnaissance d’un véritable changement des normes professionnelles.

Cependant, les cadres critiques oublient que beaucoup de ces évolutions — comme des horaires plus raisonnables, la flexibilité ou un sens accru au travail — corrigent des pratiques anciennes, inefficaces et insoutenables. Par ailleurs, une étude approfondie menée par McKinsey révèle que ces « nouvelles » attentes sont en réalité partagées par l’ensemble des générations. Ce que les salariés recherchent véritablement — une rémunération juste, des opportunités d’évolution, un sentiment de reconnaissance et un travail porteur de sens — dépasse largement les clivages générationnels.

 

Les conséquences invisibles des discours autoritaires

Au-delà des enjeux démographiques, la rhétorique de certains dirigeants affirmant que « tout le monde est remplaçable » engendre des conséquences immédiates.

D’abord, elle freine l’innovation. La sécurité psychologique (cette confiance qui permet aux collaborateurs de s’exprimer et de prendre des risques sans craindre sanctions ou humiliation) est cruciale pour stimuler créativité et innovation. Quand les dirigeants instaurent un climat de peur et d’intimidation, ils étouffent les initiatives audacieuses et la capacité à résoudre les problèmes.

Paradoxalement, ce type de discours finit par freiner la productivité. Les études de Gallup démontrent que les employés engagés sont en moyenne 23 % plus performants que leurs collègues désengagés. Or, exiger toujours plus tout en offrant moins conduit inévitablement à un désengagement massif.

Enfin, c’est la réputation même de l’entreprise qui pâtit. À l’ère de la transparence radicale, les propos tenus en interne ne restent plus confidentiels. Quand Jamie Dimon, PDG de JPMorgan, balaie avec dureté les inquiétudes de ses salariés, ou que Tobi Lütke, patron de Shopify, annonce que l’IA sera priorisée avant toute nouvelle embauche, ces messages s’imprègnent durablement dans l’image de marque employeur.

 

Une approche différente

L’histoire économique nous rappelle que les marchés du travail évoluent par cycles. L’équilibre entre employeurs et salariés fluctue au gré des conditions économiques, des avancées technologiques et des mutations démographiques. Les dirigeants éclairés savent anticiper ces cycles et évitent les réactions à court terme qui fragilisent leur organisation sur le long terme.

Il ne s’agit pas de céder à toutes les exigences des employés, ni de les choyer excessivement. Il s’agit surtout de dépasser la logique du « nous contre eux » qui divise cadres et collaborateurs.

Un leadership véritable repose moins sur l’autoritarisme ou les exigences strictes que sur la capacité à poser un cadre clair, à communiquer objectifs et attentes, à offrir une vision partagée du succès, tout en garantissant les moyens nécessaires pour y parvenir.

Les dirigeants devraient se poser la question suivante : lorsque le cycle changera à nouveau, votre gestion des talents vous aura-t-elle permis de rester un employeur attractif, ou devrez-vous justifier des propos désormais inscrits dans votre héritage ?

La réponse à cette interrogation pourrait bien se chiffrer en milliards.

 

Une contribution de Tracy Lawrence pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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