Le lieu de travail d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec les usines de l’ère industrielle. À l’époque, la priorité des dirigeants était simple : maximiser la productivité en supervisant une main-d’œuvre dédiée à des tâches répétitives. Mais avec l’essor du « travailleur du savoir », le rôle du manager s’est profondément transformé : il s’agit désormais de capter les bonnes informations pour produire des résultats tangibles. Pourtant, ce modèle s’essouffle déjà. L’IA révolutionne tous les secteurs en automatisant des tâches autrefois réservées aux experts. Quelle sera donc la prochaine étape du leadership ?
C’est la question que se posent Aimee Serene, Scott Shute et Nicholas Whitaker, cofondateurs de Changing Work Org, une organisation à but non lucratif dédiée à la création d’une communauté autour du leadership conscient et compatissant. Leur mission : aider dirigeants et équipes à repenser le travail de l’intérieur.
Pour Aimee Serene, « il s’agit de réinventer notre relation au travail, tant intérieure qu’extérieure, ainsi qu’aux autres ». Pour franchir cette nouvelle étape, les leaders devront adopter une approche plus consciente, fondée sur la connaissance de soi, l’intentionnalité et la confiance.
Scott Shute explique que Changing Work Org repose sur une proposition de valeur simple, résumée par l’acronyme CAKE. Un mot facile à retenir, mais porteur d’un véritable cadre d’action.
C pour Communauté : « C’est le socle de tout ce que nous faisons. Rien ne se construit seul. La force vient du collectif», souligne-t-il.
A pour Amplification : « L’objectif est de faire rayonner les bonnes pratiques et de mettre en lumière ceux qui les incarnent au quotidien. »
K pour Knowledge (connaissance) : « Il s’agit de partager les meilleures pratiques pour les transformer en sagesse collective. »
E pour Effervescence : cette dernière notion reflète l’énergie créative qui naît quand une communauté se rassemble. « C’est cette alchimie qui fait émerger de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouveaux produits. Notre rôle est de créer les conditions pour que cette magie opère. »
Pour Scott Shute, ce cadre structure l’ensemble du travail de l’organisation : accompagner les leaders dans la transformation culturelle de leurs entreprises, de l’intérieur.
Naviguer dans le chaos : les défis auxquels sont confrontées les organisations modernes
Les entreprises modernes évoluent dans un environnement de plus en plus instable. Entre tensions géopolitiques, réglementation en constante évolution, avancées fulgurantes de l’intelligence artificielle et attentes accrues en matière de diversité et de personnalisation, les repères traditionnels vacillent.
Les modèles organisationnels d’hier (rigides, standardisés, pensés pour l’efficacité plutôt que pour l’humain) peinent à suivre le rythme. Certes, les dirigeants ont toujours eu à gérer le changement. Mais aujourd’hui, l’ampleur, la complexité et la vitesse des bouleversements dépassent tout ce qu’ils ont connu jusqu’ici.
Face à ce tumulte, un constat s’impose : il ne suffit plus de réagir. Il faut repenser profondément la manière de piloter les organisations.
Si les turbulences extérieures ne manquent pas, c’est souvent à l’intérieur des organisations (et surtout de leurs dirigeants) que se joue la véritable transformation. Car pour bâtir un avenir prospère, affronter les tempêtes extérieures ne suffit pas ; il faut aussi faire face à ses propres angles morts. Parmi les obstacles les plus fréquents :
- Beaucoup de dirigeants n’ont pas fait le travail intérieur nécessaire à un management centré sur l’humain. Aimee Serene souligne : « Le chaos vient aussi de toutes ces personnes en entreprise qui n’ont pas fait le travail intérieur indispensable pour affronter les défis extérieurs. Le climat peut ressembler à une rivière en crue. » Selon les recherches, 95 % des gens pensent être conscients d’eux-mêmes… mais seuls 10 à 15 % le sont réellement. Ce décalage devient particulièrement problématique lorsqu’une personne accède à des fonctions de pouvoir ; qu’il soit lié aux décisions, à l’argent, à l’information ou à la position hiérarchique. Mal géré, ce pouvoir peut engendrer une forte toxicité, détériorer la culture d’entreprise, impacter les résultats… et causer de sérieux dommages à celles et ceux qui en abusent.
- Les organisations se laissent entraîner, souvent sans le vouloir, à instaurer des schémas mentaux et des normes réactives. Scott Shute souligne : « La plupart des gens cherchent à atteindre des objectifs à court terme plutôt qu’à long terme, ce qui engendre une instabilité et obscurcit l’avenir ». Cette approche réactive disperse l’attention dans toutes les directions, provoquant une fatigue face au changement, un gaspillage de ressources et un potentiel inexploité. Selon McKinsey, cinq transformations majeures sont nécessaires pour adopter un leadership proactif plutôt que réactif. Parmi elles : dépasser l’obsession du profit pour viser un impact global, au service de toutes les parties prenantes, avec un état d’esprit tourné vers les possibles. Le cabinet préconise aussi de passer de la compétition à la cocréation, de remplacer les hiérarchies rigides par des réseaux collaboratifs, de privilégier l’évolution plutôt que le contrôle, et enfin, de troquer le conformisme contre l’authenticité humaine.
- L’infrastructure classique et les normes culturelles sont devenues le maillon faible. La solution ne consiste pas à restaurer les anciennes méthodes de travail, mais à inventer une nouvelle voie pour avancer. D’après une étude de Gartner, les employés évoluant dans des environnements centrés sur l’humain (où ils sont perçus comme des personnes à part entière et non de simples ressources) ont 3,8 fois plus de chances d’atteindre un haut niveau de performance. Cela suppose de bâtir des normes culturelles fondées sur la confiance plutôt que sur la conformité, en favorisant l’autonomie, la collaboration et la cohésion. Autrefois efficaces pour faire respecter les règles et les processus, les structures rigides fondées sur des rôles bien définis ne suffisent plus. Le contexte actuel exige des modèles capables d’embrasser la nuance, la complexité et l’ambiguïté inhérentes à la nature humaine.
La force d’une approche centrée sur l’humain : avancer avec compassion et intégrité face au changement
Comment les dirigeants peuvent-ils s’orienter dans ce contexte complexe et incertain ? Pour les cofondateurs de Changing Work Org, la clé réside dans une démarche centrée sur l’humain. Voici leur approche :
- Définir la raison d’être de l’entreprise. « L’objectif est-il de satisfaire les actionnaires ou de servir l’ensemble de la communauté, ainsi que les collaborateurs qui contribuent au succès de l’entreprise ? » interroge Whitaker. Cette question, bien connue, a franchi un tournant majeur au cours de l’année écoulée. Faut-il privilégier la communauté pour garantir la pérennité de l’entreprise, ou se concentrer avant tout sur sa rentabilité ? Whitaker rappelle que la seconde approche reflète une vision à court terme, tandis que la première ouvre la voie à la construction d’un héritage durable. Dans cette optique, les bénéfices deviennent un moyen au service d’une mission plus ambitieuse, et non une fin en soi.
- Opter pour une transformation « de l’intérieur vers l’extérieur ». Fini les changements superficiels. Il ne s’agit pas d’imposer un comportement déconnecté des pensées et convictions profondes d’un individu. L’enjeu est de bâtir une culture fondée sur la connaissance de soi et l’épanouissement personnel. Aimee Serene recommande de s’appuyer sur notre manière authentique de percevoir et d’interagir avec le monde. Cela commence par une expérience intime et sincère : cultiver la conscience de ses propres valeurs, croyances et visions. Puis, transmettre cette authenticité à son entourage proche, avant de l’inscrire pleinement au cœur de l’organisation et de son environnement.
- Reconnaître et dépasser la peur. Plutôt que de se focaliser uniquement sur l’IA, les dirigeants doivent d’abord investir dans la construction d’une véritable communauté, tisser des liens solides, et trouver des moyens concrets de renforcer le sentiment de sécurité et d’appartenance au sein du lieu de travail. Mme Serene rappelle que « la peur et l’isolement sont des réalités auxquelles beaucoup font face. Les inquiétudes liées à la sécurité de l’emploi s’intensifient, tandis que le rythme effréné du monde complique la gestion du bien-être personnel. »
- Passer de la survie à l’épanouissement. Mme Serene souligne que « les environnements professionnels sont devenus des zones de combat constantes, provoquant un stress profond qui perturbe le système nerveux des individus. Beaucoup consacrent leurs temps libres à tenter de se réguler avant de replonger dans ce cycle à la reprise du travail. Nous sommes enfermés dans un mode survie, loin d’un véritable épanouissement. »
- Remettre l’humain au cœur des priorités. Il est essentiel de se demander : « Qu’est-ce qui définit notre humanité ? Qu’avons-nous que l’IA ne pourra jamais avoir ? » Pour Mme Serene, la réponse est claire : « Notre conscience, notre créativité et notre cœur. »
Elle souligne également que « le lieu de travail a longtemps résisté à l’idée de se connecter à ce niveau avec ses employés. Pourtant, partout, les gens cherchent du sens et un sentiment d’appartenance ; que ce soit à travers leurs rituels culturels ou leurs croyances religieuses, par exemple. En réalité, la majorité des individus s’appuie sur un système de valeurs ou de croyances. C’est là que tout se joue. Notre défi est de trouver les mots et les manières de parler de ces sujets de façon accessible, en posant les bonnes questions et en renouant avec notre humanité. »
S’orienter vers un leadership éclairé
- S’engager dans un voyage d’introspection profonde. Beaucoup de dirigeants et d’individus n’ont pas encore entrepris ce chemin souvent douloureux et intimidant qu’est la quête de la conscience de soi. Ce parcours implique d’affronter nos peurs, blessures et traumatismes les plus enfouis ; ces croyances cachées qui influencent profondément notre manière de travailler, de collaborer et de vivre. « Ce voyage demande une danse délicate entre courage et lâcher-prise », souligne Mme Serene.
- Cultiver le sens de la communauté. Elle rappelle que si l’introspection se fait souvent en solitaire, la vraie force réside dans le soutien mutuel. Whitaker insiste sur notre nature profondément sociale : « Tout au long de l’histoire, nous avons vécu et survécu en communautés. » Il note que la technologie nous a récemment isolés davantage, creusant un fossé de solitude. En juin, mois de la sensibilisation à la santé mentale masculine, il évoque le défi que rencontrent de nombreux hommes pour redéfinir ce que signifie être un homme sain et authentique, au travail comme ailleurs.
- Faire vivre la culture par les récits. Pour transformer la culture d’entreprise, les dirigeants doivent s’ouvrir davantage, partager leurs réflexions et expériences. Whitaker rappelle que ces histoires humaines renforcent le lien et rendent le leadership plus accessible et inspirant.
- Mettre la compassion au cœur du leadership. Mme Serene explique que la prise de conscience de soi ouvre la voie à la compassion. En apprenant à s’accepter, on devient capable d’aimer et de comprendre les autres, créant ainsi un environnement où l’on peut apprendre de ses erreurs plutôt que d’en être exclu.
- Offrir des espaces de développement personnel au travail. Face à l’essor du bien-être, même dans des cultures très tournées vers la performance extérieure, de plus en plus d’organisations adoptent des approches équilibrées. Elles proposent des ressources pour la méditation, la pleine conscience et la santé mentale, tout en intégrant des retraites en pleine nature ou des activités de cohésion pour favoriser le développement intérieur des équipes.
Whitaker décrit une approche à double volet dans leur organisation : « Nous offrons plusieurs modalités et accès au travail. D’un côté, une série de livres pour accompagner chacun dans son cheminement personnel. De l’autre, nous animons des sessions de groupe où la force se construit à travers l’interconnexion de la communauté. »
M. Shute précise que cette démarche n’est pas une approche « douce » des affaires. « Beaucoup approuvent qu’une salle de sport fasse partie des avantages au travail. Pourtant, combien de salariés ont besoin de soulever des poids ou courir des kilomètres pour bien faire leur travail ? Nous soutenons cela parce qu’un meilleur bien-être physique favorise la performance. Alors pourquoi ne pas aussi encourager la stabilité mentale et la conscience émotionnelle, en investissant dans la méditation ou des ressources bien-être ? »
Face à des bouleversements profonds et une grande incertitude, Whitaker livre un conseil clé : « Il suffit de 3,5 % d’une population pour impulser un changement politique, organisationnel ou économique. Avec de l’intention et de la persévérance, même de petits gestes de leadership centré sur l’humain peuvent créer un effet domino, transformer les organisations et, à terme, révolutionner le monde du travail. »
Une contribution de Heather V. MacArthur pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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