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INTERVIEW | Fragonard, la sonorité au pouvoir

fragonardBoutique Fragonard

À la tête de l’entreprise française de parfumerie Fragonard, trois sœurs unies comme les doigts de la main se répartissent les tâches, Agnès, la communicante, Françoise, l’argentière, et Anne, la scientifique. Nous avons rencontré les deux premières afin de revivre leur success-story, manière de transmission réussie.

 

Comment dirige-t-on une entreprise telle que Fragonard à trois ?

AGNÈS COSTA : On gère chacune un domaine et comme on s’entend très bien, on s’entraide pour faire avancer l’entreprise. Par exemple, quand j’ai l’idée d’un nouveau produit, je demande à Françoise si ça lui plaît. Quand on ouvre un magasin, on le fait ensemble. Et Anne qui n’est pas là aujourd’hui s’occupe de notre laboratoire à Grasse.

FRANÇOISE COSTA : En général, c’est moi qui m’occupe de la recherche de magasins avec mon mari. Ensuite, on échange. On est très complémentaires.

 

Peut-on revenir à la genèse du groupe ?

A.C. : Notre arrière-grand-père a monté cette affaire en 1926. Il était notaire à Saint-Chamond et il est parti s’installer à Grasse car il avait de l’asthme et l’air y était meilleur. Il a découvert sur place que l’on y faisait du parfum et a acheté une petite société qu’il a rebaptisée Fragonard, du nom de l’artiste qu’il aimait, grassois et fils de gantier parfumeur. Plus tard, notre grand-père puis notre père ont collectionné les tableaux de Fragonard, mais on y reviendra. En 1929, notre grand-père a rejoint l’entreprise puis notre père en 1939. Il y a travaillé jusqu’à sa mort en 2012 !

 

Incroyable ! Et vous, ses filles ? Quand êtes- vous entrées en scène ?

A.C. : Dans un premier temps, il nous a laissées choisir notre voie. Quand il a constaté que je m’investissais ailleurs, dans la publicité, il m’a demandé de venir. Françoise est arrivée après.

 

Vous avez accepté de le rejoindre, mais pour faire quoi ?

A.C. : Je suis partie m’installer à Grasse mais constatant l’ampleur de la tâche, j’ai vite demandé à Françoise de rentrer des États Unis pour m’épauler. Cette maison était affectivement très importante pour nous mais il y avait beaucoup à faire.

F.C. : Moi, j’avais fait des études de commerce et, pour démarrer une expérience professionnelle, je m’étais dit que l’Amérique pouvait être intéressante. Je pensais d’ailleurs y rester. Mais quand Agnès m’a appelée, je n’ai pas résisté et je ne l’ai jamais regretté. Cette entreprise nous a donné l’opportunité de nous exprimer pleinement et de réaliser beaucoup de choses. Agnès dans le domaine de la création, moi dans les RH, entre autres.

A.C. : Oui, on a découvert avec maman le management par les femmes avec un mot-clé : la concession. Elle nous a appris à aboutir par le dialogue. Elle était très maligne dans son rapport aux hommes. Elle nous a fait comprendre que l’on pouvait arriver à nos fin sans s’arc-bouter. Elle était féministe… à sa manière.

 

C’est-à-dire ?

A.C. : Elle nous a conseillées très tôt de travailler, gagner notre vie, ne pas être dépendantes de notre mari, mais en douceur, jamais dans le conflit. Diriger une entreprise, c’est un peu comme élever des enfants, il faut de l’autorité mais aussi de la compréhension et de l’écoute.

F.C. : Aujourd’hui, nous échangeons beaucoup avec nos équipes, tout se fait dans un esprit de collaboration, alors qu’à notre arrivée dans l’entreprise, ça ne marchait pas comme ça.

A.C. : Il n’y avait que des hommes dans la sphère dirigeante, c’était très différent.

 

Il y a eu de la confrontation entre votre père et vous sur des questions de vision managériale ?

A.C. : Non, pas du tout. Comme nous l’aimions énormément, les choses se sont bien passées. À tel point que dans les années 2000, il nous a confié les rênes, tout en restant très présent pour nous accompagner. Son expérience, son intelligence nous rassuraient, mais on avait gagné notre autonomie.

F.C. : Il a toujours eu, vis-à-vis de nous, une exigence de résultats, pas de moyens. Tant que ça marchait, il nous laissait faire comme on voulait.

 

Quelles étaient les forces et les faiblesses de Fragonard quand vous avez commencé à la diriger ?

A.C. : Vendre du parfum en France est une grande force. C’est un marronnier de la culture française au même titre que la gastronomie ou la tour Eiffel. Ensuite, on avait la chance de travailler en famille, dans un cadre très riche de savoir-faire, de culture et d’amour.

F.C. : L’entreprise était très saine, économiquement et structurellement. Côté faiblesse, le packaging n’était pas à la hauteur des produits. Mon père ne voyait pas l’importance du marketing, tant que ça se vendait.

A.C. : Quelqu’un achetait des flacons et des boîtes pour les mettre dedans mais il ne regardait pas l’harmonie des couleurs. Les étiquettes étaient fabriquées par le fabriquant d’étui qui pouvait assembler du marron et du rouge sans être gêné… Quand je disais quelque chose, mon père répondait : « C’est pas grave, les gens achètent, de quoi tu te plains ? »

 

Quand avez-vous commencé à instiller du marketing dans votre business ?

A.C. : Dans les années 90, on crée le premier flacon Soleil. Dès 97, on lance notre site marchand devenu aujourd’hui notre première boutique en CA. Puis on a développé un réseau de boutiques, essentiellement sur la Côte d’Azur et en région parisienne. On voulait continuer à avoir une vie de famille.

 

C’est pour ça que vous n’êtes pas présents dans les grandes villes françaises, comme Lyon, Strasbourg ou Lille ?

F.C. : Oui mais on y pense. Il y a des phases quand vous développez. Durant les quinze dernières années, nous nous sommes beaucoup développés dans nos musées.

A.C. : Personnellement, je trouve cela terrible, ces marques qui quadrillent un pays puis le monde. Ce n’est pas notre ambition. Pour moi, c’est formidable d’aller dans un autre pays et d’acheter un produit que l’on ne trouve que là.

 

Vous êtes arrivées à un stade où vous privilégiez le confort de vie ?

F.C. : Pas vraiment ! On commence, en général, à 7h30 et on finit nos journées à 20 h. On est très proches du terrain, c’est notre force.

 

Quand avez-vous décidé de vous diversifier ?

A.C. : Quand nous avons ouvert le musée du Costume en 1997 avec les collections de notre mère. Le principe de nos musées, c’est que l’entrée est gratuite, mais vous avez la possibilité d’acheter nos produits à la sortie. Donc quand on a exposé les collections de maman, on a décidé de vendre quelques vêtements et des objets des arts de la table. Je faisais fabriquer tout cela en Inde et ça a tout de suite plu. Aujourd’hui, dans tous nos magasins, il y a 70 % des marchandises qui proviennent de la parfumerie, 30 % de la mode et la maison.

 

Vous avez fait de la transversalité avant l’heure ?

A.C. : Oui, en quelque sorte. À l’époque, Bulgari n’avait pas d’hôtel… Notre idée était que l’on puisse avoir du Fragonard dans toutes les pièces de la maison. Le plus étonnant, c’est que les tissus provençaux, à l’origine, étaient fabriqués en Inde, à Jaipur. Il y avait donc une filiation historique naturelle.

 

Quels sont vos projets ?

A.C. : Ils sont plus tournés vers le patrimoine que le commercial pur et dur. Nous allons ouvrir un deuxième musée du Costume à Arles, enrichir nos collections, affiner nos expositions.

 

Tout cette activité est abritée par une fondation ?

A.C. : Non, pas encore, mais il faudrait. On n’est pas en avance… Cette dimension est très importante car cela ancre la marque…

F.C. : … Et cela crée un lien avec nos clients. Ils sont très sensibles à tout ce qu’on fait, les musées, les expos, le magazine.

 

Comment est née cette idée d’ouvrir des musées ? Ce n’est pas si courant pour une marque commerciale.

F.C. : C’est un peu un hasard. Au départ, tout est venu du fait que dans les années 60, le Louvre a demandé à mon père une dation de ses œuvres de Marguerite Gérard, la belle-sœur de Fragonard. Mais mon père ne voulait pas disperser sa collection. Il a donc préféré créer son propre musée pour exposer les tableaux qu’il voulait montrer au public.

 

Est-ce que cette dimension culturelle influence le positionnement de vos produits ?

A.C. : Non, je ne pense pas. Nous vendons nos parfums dans nos propres points de vente, c’est cela qui nous différencie. Le premier musée que mon père a ouvert, c’était en 1968, la fondation Vuitton a été inaugurée plusieurs décennies plus tard. La mode d’associer des marques à des musées est arrivée plus de trente ans après nous.

 

Si l’on poursuit sur le thème de la transversalité, vous allez vous aussi ouvrir un hôtel, un restaurant ?

A.C. : Nous avons déjà une maison d’hôte à Arles et un café à Grasse. Mais c’est du confort pour nous plus que de la transversalité.

F.C. : Oui, ce sont des opportunités immobilières que nous avons saisies, rien de plus. En revanche, nous avons un joli projet de champ de fleurs. Nous avons acheté une propriété à Grasse dans laquelle on va faire des chambres d’hôte et un champ de fleurs où il y aura des roses, du jasmin, etc. C’est la préservation de la matière première.

A.C. : Grasse a été nommée au Patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Nous avions déjà quelques champs de fleurs mais là, les gens qui viendront passer un séjour dans la propriété seront entourés de plantes à parfum. C’est une expérience exceptionnelle. On a déjà commencé à distiller…

 

Comment se fait-il qu’aucune d’entre vous ne soit devenue nez ?

F.C. : Ma sœur est un cerveau ! (Rires)

A.C. : J’aurais aimé cela mais on m’a dit qu’il fallait faire des maths et j’étais nulle en maths ! Par la suite, j’ai compris que c’était faux mais il était trop tard. Cela étant, on imagine les thèmes, les histoires, puis je parle au parfumeur, au graphiste, à tous les acteurs, et le parfum prend forme un an après. Et ça marche très bien comme ça. Tellement bien que l’on n’arrive pas à retirer d’anciens parfums pour mettre en place nos nouveautés !

F.C. : C’est une équation difficile de lancer des nouveautés, qui sont très demandées par les clients, et de permettre à d’autres de conserver leurs fragrances.

 

 

 

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