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Enquête | Comment le cinéma indépendant résiste face aux nouvelles majors

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Enquête | Comment le cinéma indépendant résiste face aux nouvelles majors

L’essor du numérique bouleverse l’économie du cinéma indépendant, générant à la fois de nouvelles opportunités et des contraintes inédites. Pour mieux cerner les enjeux de cette mutation, nous avons interrogé Sylvie Pialat, productrice et fondatrice des Films du Worso, avec son associé Benoît Quainon. 

Un article issu du numéro 30 – printemps 2025, de Forbes France

 

En 2014, Timbuktu d’Abderrahmane Sissako bouleversait les festivaliers cannois. Le film, qui oppose la splendeur du monde à l’arbitraire de la violence, incarne la puissance du cinéma indépendant : révéler l’invisible, donner une voix aux oubliés, faire de l’art un acte de résistance.


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Dix ans plus tard, le paysage s’est profondément transformé. L’essor des plateformes de streaming (Netflix, Amazon Prime Video, Disney+) a remodelé la diffusion des œuvres et redistribué les cartes de l’industrie. D’un côté, elles offrent à des films, souvent confidentiels en salles, un public mondial. De l’autre, elles dictent leurs propres règles en matière de diffusion et de financement, restreignant parfois la liberté des cinéastes.

« Dans le cinéma d’auteur, l’initiative appartient au réalisateur et au producteur, qui assume le risque du développement créatif. À l’inverse, dans l’univers télévisuel ou sur les plateformes, tout repose sur un système de commande », souligne Sylvie Pialat. Épouse de Maurice Pialat, figure incontournable du cinéma français, elle s’est imposée comme une productrice de premier plan, défendant un cinéma d’auteur exigeant.

 

Le CNC et les festivals, piliers du film d’auteur

 

Les festivals demeurent des bastions essentiels pour le film d’auteur. Cannes, Venise et Berlin lui assurent une visibilité incomparable. « Pour un film d’auteur, Cannes est une caisse de résonance sans équivalent. Ce n’est pas tant une question de prix que d’exposition. Timbuktu a connu un immense succès grâce au festival, même sans palmarès », rappelle Sylvie Pialat. L’importance de cette vitrine se mesure aussi aux chiffres : en 2023, 238 films français ont été sélectionnés dans les dix plus grands festivals internationaux, soit une hausse de 17,8 % par rapport à 2021.

La rentabilité du cinéma indépendant reste cependant un défi majeur.

« Trop souvent, on évalue la rentabilité d’un film en comparant son budget à son nombre d’entrées. Mais la réalité est bien plus complexe, précise Benoît Quainon. Avant tout, il faut examiner la structure du financement : a t-il été préacheté par des diffuseurs ? A-t-il obtenu des soutiens publics ? Quelle part du budget doit réellement être compensée par les recettes pour qu’on les considère comme rentables ? »

Il insiste aussi sur l’importance de la seconde vie des films :

« Si un film n’a pas été préacheté par un diffuseur mais a rencontré un certain succès en salles, il pourra ensuite être vendu et générer des recettes additionnelles. De nombreux films, notamment dans le cinéma d’auteur indépendant, trouvent leur équilibre financier sur le marché international. Ce n’est pas qu’une question d’entrées en salles : il faut observer le financement initial, les préachats, les ventes à l’étranger. Un film comme L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie a réalisé peu d’entrées en France mais a généré d’excellents revenus en VOD et sur les marchés internationaux. »

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Sylvie Pialat, productrice et fondatrice des Films du Worso, avec son associé Benoît Quainon

 

Un fragile équilibre financier

 

Si les festivals jouent un rôle central, ils ne suffisent pas à assurer la viabilité économique du cinéma indépendant. Le CNC demeure un acteur clé dans la protection et le financement de cette filière. En 2024, Olivier Henrard, directeur général du CNC, plaidait pour un renforcement des obligations d’investissement des plateformes dans la création européenne. L’objectif : faire passer de 30 % à 50 % la part d’œuvres européennes diffusées, afin d’instaurer un équilibre plus favorable au cinéma indépendant.

Canal+, soutien historique du cinéma français, continue aussi de jouer un rôle crucial. Mais l’équilibre reste fragile, notamment en raison de la réforme de la chronologie des médias, qui redéfinit les fenêtres d’exploitation des films. Avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme Disney+, la répartition des engagements évolue, et Canal+ doit désormais composer avec une concurrence accrue. « Historiquement, la chaîne a toujours investi bien au-delà de ses obligations, soutenant une grande diversité de productions, des premiers films aux œuvres d’auteurs confirmés », rappelle Sylvie Pialat. Si Netflix et Amazon doivent patienter quinze mois après la sortie en salles pour diffuser un film, Disney+ a récemment obtenu de ramener ce délai à neuf mois, tandis que Canal+ conserve sa fenêtre exclusive à six mois.

 

L’agilité face aux mastodontes

 

Le cinéma d’auteur, par essence, repose sur une structure plus souple et adaptable. « Le cinéma s’est toujours ajusté. Ce qui compte, c’est le travail avec les auteurs », insiste Sylvie Pialat. Contrairement aux plateformes et à la télévision, où les projets sont souvent commandés, le cinéma destiné aux salles engage son financement une fois le script finalisé, préservant ainsi une certaine liberté créative. Cette souplesse s’avère essentielle à l’heure où les modes de consommation évoluent rapidement.

Aux États-Unis, le ralentissement des investissements des studios a mis en évidence le rôle des salles comme vitrine première des films. « En France, notre politique d’exploitation en salles permet encore de favoriser la production de films pour le grand écran », note Sylvie Pialat. La chronologie des médias, en fixant un calendrier précis de diffusion après la sortie en salles, assure aux films plusieurs cycles d’exploitation sur différents supports. À l’inverse, les films diffusés directement sur les plateformes bénéficient d’une accessibilité immédiate à un large public mais risquent de se noyer dans une offre pléthorique. Une mutation qui pose une question essentielle : celle de la visibilité des œuvres sur le long terme.

 

Réinventer les modèles de diffusion

 

Les salles de cinéma, elles aussi, tentent de se réinventer. Certaines, à l’image du Cinéma Palace en Belgique, expérimentent de nouveaux formats : abonnements dédiés aux jeunes spectateurs, projections événementielles, rencontres avec les réalisateurs… Autant d’initiatives visant à contrer l’attractivité du streaming et à réaffirmer la singularité de l’expérience collective en salles. « Aux États-Unis, on commence à prendre conscience que la salle reste un atout essentiel, même pour les plateformes », relève Sylvie Pialat.

Face à ces bouleversements, le cinéma indépendant explore de nouvelles voies. Des plateformes comme UniversCiné ou LaCinetek se positionnent en alternatives aux géants américains, en mettant en avant un catalogue dédié aux films d’auteur. Dans cet écosystème en perpétuelle mutation, les producteurs et réalisateurs doivent redoubler d’ingéniosité pour assurer la pérennité de leurs œuvres.

« Ce qui compte, ce n’est pas seulement la résilience, mais la capacité d’adaptation, conclut Sylvie Pialat. Tout l’enjeu est d’adapter le travail en fonction du coût du film. Il y a toujours des miracles… et des échecs. Personne ne détient la recette du succès. C’est aussi ce qui rend ce métier passionnant : il n’existe pas de formule toute faite, mais tant qu’il y aura un public, il y aura du cinéma. »

Une conviction qui, malgré les incertitudes, laisse entrevoir un avenir où le septième art continue de se réinventer.

 


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