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Pourquoi les émetteurs de stablecoins pourraient dépasser le Japon et la Chine en tant que plus grands acheteurs de titres du Trésor américain

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Dollars américains avec le drapeau des États-Unis en arrière-plan. Getty Images

Alors que l’administration Trump intensifie la réglementation des stablecoins, les analystes anticipent une augmentation de la demande pour les titres du Trésor américain.

 

Brian Moynihan, PDG de Bank of America (2 600 milliards de dollars d’actifs), ne fait pas souvent parler de lui sur le sujet des cryptomonnaies. Pourtant, en février, il a surpris en déclarant : « S’ils légalisent cela, nous entrerons sur ce marché », à propos des stablecoins — ces jetons adossés au dollar, de plus en plus présents dans les rouages des paiements internationaux. Le « ils » en question, c’est le Congrès américain, qui s’active désormais à encadrer ces actifs numériques.

Deux projets de loi rivaux, le STABLE Act à la Chambre et le GENIUS Act au Sénat, cherchent à intégrer les émetteurs de stablecoins dans un cadre réglementaire clair, précisant exigences de capital, liquidité, gestion des risques et autorités de supervision. Mais au-delà de ce duel législatif, une question plus discrète agite les experts : la montée en puissance des stablecoins dans la finance mondiale pourrait-elle redessiner le paysage du marché du Trésor américain, aujourd’hui évalué à 28 000 milliards de dollars ?


Les bons du Trésor américain forment la colonne vertébrale des réserves en stablecoins, faute d’alternative aussi sûre et liquide. Quand on propose un dollar numérique, il faut le garantir avec des actifs quasi sans risque — exactement ce que sont censés incarner ces titres de dette. Cela rappelle le fonctionnement des centaines de fonds monétaires proposés par des géants comme BlackRock, Fidelity ou Vanguard, qui gèrent ensemble plus de 6 000 milliards de dollars, principalement en bons du Trésor.

La grande différence ? Contrairement à un fonds monétaire Fidelity, qui peut offrir un rendement annuel d’environ 4 %, les émetteurs de stablecoins n’offrent généralement aucun revenu à leurs utilisateurs. Résultat : des marges colossales. Tether, le plus gros acteur du secteur, a ainsi dégagé plus d’un milliard de dollars de bénéfices opérationnels au premier trimestre 2025.

Aujourd’hui, Tether (basé au Salvador), Circle (à New York) et quelques autres émetteurs détiennent environ 150 milliards de dollars en bons du Trésor à court terme. Une goutte d’eau sur un marché qui pèse 28 000 milliards, et une fraction modeste des quelque 6 000 milliards de bons du Trésor actuellement en circulation. La majeure partie reste détenue par le gouvernement américain lui-même, via la sécurité sociale et les fonds fédéraux, suivie des fonds monétaires, banques, assureurs et, à hauteur d’environ 30 %, des investisseurs étrangers, notamment le Japon et la Chine.

La banque britannique Standard Chartered, qui gère 874 milliards de dollars d’actifs et propose des services de garde de cryptomonnaies, estime que le marché mondial des stablecoins pourrait passer de 240 à 2 000 milliards de dollars d’ici trois ans. Les projets de loi américains en cours de discussion encadrant ces actifs numériques mentionnent explicitement les bons du Trésor à échéance inférieure ou égale à 93 jours comme l’une des rares formes de réserve autorisées. Cela pourrait générer jusqu’à 1 000 milliards de dollars de demande supplémentaire pour ces titres à court terme, selon une présentation récente du Treasury Borrowing Advisory Committee, un groupe d’experts qui conseille le Trésor américain. Les analystes de Citi vont plus loin : selon eux, d’ici 2030, les émetteurs de stablecoins pourraient devenir les plus gros acheteurs de dette publique américaine, devant même des pays comme le Japon ou la Chine. Tether, malgré sa réputation controversée, a déjà investi 120 milliards de dollars dans des bons du Trésor — un montant qui pourrait encore grimper si l’entreprise se conforme aux nouvelles réglementations.

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Ce bouleversement du marché pourrait intervenir alors que la dette américaine dépasse les 36 000 milliards de dollars, gonflant d’environ 1 milliard tous les 176 jours. Dans le même temps, des créanciers traditionnels comme la Chine et l’Arabie saoudite réduisent discrètement leur exposition aux bons du Trésor. Pékin a ramené ses avoirs à 761 milliards de dollars, leur plus bas niveau depuis 2009, tandis que Riyad est tombé à 126 milliards, un creux de 18 mois — un signe clair de la méfiance croissante envers la dette souveraine américaine. En parallèle, les utilisateurs de cryptomonnaies, de Buenos Aires à Nairobi, adoptent les stablecoins pour échapper à l’instabilité monétaire locale ou simplement pour payer leur loyer, devenant ainsi une nouvelle génération de créanciers enthousiastes envers l’Oncle Sam.

L’administration Trump, elle, a affiché une position favorable : David Sacks, son conseiller pour les crypto-actifs et l’IA, y voit un outil pour renforcer la domination du dollar. Donald Trump lui-même pousse le Congrès à adopter un texte de loi sur les stablecoins avant la pause estivale. « Les stablecoins pourraient consolider la domination mondiale du dollar, en accélérant son adoption sous forme numérique comme monnaie de réserve, tout en générant potentiellement des milliers de milliards de dollars de demande pour les bons du Trésor, ce qui contribuerait à faire baisser les taux d’intérêt à long terme », a déclaré David Sacks lors de sa première conférence de presse en février.

Dans le même temps, la famille Trump ajoute une dimension personnelle au débat : son entreprise crypto, World Liberty Financial, prévoit de lancer son propre stablecoin. Une annonce qui complexifie le processus réglementaire en cours. Le 1er mai, World Liberty a révélé que ce jeton servirait à MGX — une société soutenue par Abou Dhabi — pour investir 2 milliards de dollars dans Binance, la plateforme dont le fondateur espère une grâce présidentielle. Dans la foulée, neuf sénateurs démocrates, dont quatre soutenaient jusqu’alors le projet de loi « GENIUS » sur les stablecoins, ont déclaré qu’ils s’y opposeraient en l’état, selon Politico.

Bien avant l’arrivée de Donald Trump sur le devant de la scène, plusieurs élus avaient déjà défendu l’idée que les émetteurs de stablecoins pourraient devenir les acheteurs de dernier recours des bons du Trésor. À l’automne dernier, le député new-yorkais Ritchie Torres soulignait que l’essor des stablecoins renforcerait la demande de titres souverains américains, contribuant ainsi à faire baisser les coûts d’emprunt du pays. Paul Ryan, ancien président de la Chambre, y voyait même un filet de sécurité face à un désengagement progressif des créanciers étrangers : en cas de retrait de ces acteurs traditionnels, les émetteurs de jetons adossés au dollar pourraient prendre le relais. « Il n’existe pas de meilleure innovation pour le dollar américain qu’un stablecoin », affirme Christopher Perkins. « Il rend la devise plus accessible à l’échelle mondiale, renforce son statut de monnaie de réserve, et offre une marge de contrôle : en cas de dérive, les autorités disposent d’un cadre légal pour geler ou saisir les fonds. C’est une solution qui coche toutes les cases — elle soutient la demande de dette publique et contribue à faire baisser les taux d’intérêt. »

Toutefois, cette vision n’est pas partagée par tous. Yesha Yadav, professeure à l’université Vanderbilt et experte du marché du Trésor, met en garde contre les risques systémiques liés à une trop grande dépendance aux stablecoins. Selon elle, « si le marché du Trésor devient instable ou si la capacité des États-Unis à rembourser sa dette est remise en question, les stablecoins se retrouveraient privés de leur actif de référence — un substitut monétaire sûr — exposant ainsi le système à de nouvelles fragilités ».

Si un grand émetteur de stablecoins venait à s’effondrer, il pourrait être contraint de vendre massivement ses bons du Trésor, ce qui déstabiliserait le marché. Contrairement aux banques centrales étrangères, les émetteurs de stablecoins font face à un risque de liquidation immédiate : une panique des clients peut entraîner des retraits instantanés, déclenchant ainsi une pression de vente. Ce risque n’est pas sans rappeler la crise de 2008, où le Reserve Primary Fund, après la faillite de Lehman Brothers, a été contraint de liquider des actifs suite à une ruée.

« Pour la première fois, le marché du Trésor devient le garant d’une créance monétaire entièrement nouvelle », souligne Yesha Yadav. En cas de crise, le gouvernement devra-t-il intervenir pour renflouer les émetteurs de stablecoins et honorer les créances qu’ils ont émises en dollars ? Cette question reste sans réponse, et les législateurs devront y répondre, affirme-t-elle.

Arthur Wilmarth, professeur de droit à l’université George Washington, soulève une autre inquiétude : « La création de nouvelles demandes massives pour les bons du Trésor pourrait entraîner une pénurie, notamment lors de tensions financières ». Il cite les perturbations du marché des pensions en 2019 et la ruée vers les liquidités en mars 2020 comme exemples des risques à surveiller.

Pour l’instant, la demande supplémentaire d’un billion de dollars en bons du Trésor de la part des émetteurs de stablecoins peut sembler gérable. Mais le paysage évolue rapidement. Des institutions financières majeures comme Bank of America et Fidelity, qui gèrent des milliers de milliards d’actifs, envisagent de lancer des stablecoins. Visa et Bridge (acquis par Stripe) viennent de déployer des cartes liées aux stablecoins à travers l’Amérique latine, et Mastercard a dévoilé une nouvelle plateforme permettant aux utilisateurs de payer leurs achats avec des stablecoins et de les retirer directement sur leurs comptes bancaires.

Toutefois, Yesha Yadav met en garde ceux qui comptent sur les stablecoins comme un soutien fiable pour le dollar américain ou le marché du Trésor : « La présomption selon laquelle les émetteurs de stablecoins combleront simplement le vide est risquée et ne devrait pas être prise pour acquise », avertit-elle.

Un autre risque se profile : les banques et autres émetteurs de stablecoins limiteront-ils leurs réserves aux bons du Trésor ? Kevin Lehtiniitty, PDG de Borderless.xyz, craint que les stablecoins émis par les banques ne soient soumis aux règles de réserves fractionnaires, permettant ainsi l’utilisation de dépôts assurés pour financer des secteurs plus lucratifs comme l’immobilier commercial, les prêts hypothécaires à risque ou même la finance décentralisée (DeFi).

 

Un article de Nina Bambysheva pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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