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Gabriel Zucman : « Toutes les catégories sociales paient beaucoup d’impôts sauf les ultrariches »

Gabriel Zucman, dans les locaux de l’ENS, le 4 avril 2024. Crédits : Maurice Midena

Pour l’économiste Gabriel Zucman, la France est un « paradis fiscal » pour milliardaires en raison d’une facilité accrue pour les très grandes fortunes d’échapper à l’impôt sur le revenu. Entretien avec ce spécialiste des inégalités sociales, professeur à l’ENS, et sans doute un des économistes les plus influents de sa génération. 


 

Certains le décrivent comme « l’économiste qui fait trembler les milliardaires ». D’autres comme celui « que les hauts patrimoines ne peuvent encaisser ». Lui se range comme « plombier » de la justice sociale. Disciple de Thomas Piketty, Gabriel Zucman se penche sur les inégalités et l’évasion fiscale. Après avoir susurré aux oreilles d’Elisabeth Warren et Bernie Sanders notamment lors de son passage aux Etats-Unis, l’économiste s’est établi en France où il préside le laboratoire EU Tax Observatory. En février dernier, il était invité au G20 des ministres des Finances, présidé par le Brésil, pour présenter ses préconisations en matière de fiscalité des ultrariches. Enseignant à la LSE, à Berkeley, et désormais professeur des universités à l’ENS, le lauréat de la prestigieuse médaille John-Bates-Clark en 2023 a répondu aux questions de Forbes France alors que vient de paraitre le classement mondial des milliardaires, et que le classement des Français sera en kiosque en fin de semaine. 

 

Forbes France : Quel regard portez-vous sur le classement annuel des milliardaires Forbes ? 

Gabriel Zucman : On observe une explosion de la fortune des ultrariches, des milliardaires mondiaux. Le classement rend cela extrêmement visible. Essayons de replacer cette évolution dans une perspective d’ensemble : on se rend compte que depuis les années 1990, la fortune des milliardaires a augmenté de 7 à 8 % en moyenne au niveau mondial quand la fortune par adulte a augmenté de l’ordre de 2 % par an. 

Tout cela n’est pas très soutenable. On ne peut pas continuer à avoir des croissances tellement plus importantes pour une poignée milliardaire par rapport au reste de la population. Le classement permet d’établir le phénomène d’augmentation de la concentration patrimoniale au sommet de la distribution. La question évidente que cela pose : comment est-ce qu’on fait pour stabiliser un phénomène qui ne peut conduire qu’à une impasse ? 

 

Au contraire, ne devrait-on pas se réjouir de la prospérité des milliardaires ? N’est-ce pas un signe que l’économie mondiale se porte relativement bien ? 

G. Z. : On pourrait s’en réjouir si cela s’accompagnait d’une croissance au moins similaire pour le reste de la population. La richesse pour la plupart des gens effectivement, c’est une bonne chose. C’est une sécurité qui permet de pouvoir se protéger des chocs de l’existence, des aléas de la vie, d’accumuler un patrimoine pour la retraite, de laisser un pécule à ses enfants. Quand cette richesse-là augmente, on ne peut que s’en réjouir. 

Pour les milliardaires, la richesse c’est le pouvoir : le pouvoir d’influencer les politiques publiques, d’influencer l’idéologie dominante, le pouvoir d’acheter des journaux, des réseaux sociaux, des concurrents pour cimenter leur position de monopole. Une concentration excessive des richesses se traduit par une concentration excessive du pouvoir, ce qui rentre nécessairement en conflit avec nos idéaux démocratiques. Donc finalement non, on ne peut pas s’en réjouir.

 

Vous estimez que la France est « un paradis fiscal pour les milliardaires » : comment cela se matérialise-t-il ? 

G. Z. : Le patrimoine des milliardaires est détenu essentiellement par des participations dans des grandes sociétés. Cela leur permet de toucher des revenus : les dividendes, soumis au prélèvement forfaitaire unique (PFU ou flat taxe) de 30%. Pour autant, la famille Arnault, par exemple, qui a touché trois milliards d’euros de dividendes en 2023 aux titres des bénéfices de LVMH n’a pas payé 900 millions d’euros de flat taxe. 

Comment est-ce possible ? Les dividendes sont versés à des sociétés holding qui échappent à l’imposition sur le revenu des personnes physiques. In fine, les milliards perçus par nos grandes fortunes françaises ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu. Nous nous retrouvons dans une situation où il y a faillite complète de l’impôt sur le revenu, qui échoue complètement à taxer nos très grandes fortunes. Alors que le principe de progressivité est la pierre angulaire du système fiscal. 

Crédits : Maurice Midena

 

Dans sa tribune aux Echos publiée mercredi 3 avril, Bruno Le Maire a pourtant réitéré sa volonté de ne pas augmenter les impôts des plus riches, justifiant que les 10% des contribuables les plus aisés paient déjà trois quarts des impôts. Cela entre en contradiction avec ce que vous avancez… 

G. Z. : Cette statistique est trompeuse. Elle confond deux choses : le niveau d’inégalité et la progressivité du système fiscal. Par exemple, si une seule personne touchait l’intégralité des revenus, elle paierait 100 % des impôts. Est-ce qu’il faudrait plaindre cette personne ? La concentration des impôts reflète la concentration des revenus, et démontre un fort niveau d’inégalité. Cette statistique oublie également le deuxième impôt sur le revenu : la CSG, sorte de flat taxe prélevée à la source. Elle n’est pas progressive et rapporte énormément. C’est quand même très réducteur et problématique de ne pas l’inclure dans le calcul.   

Par ailleurs, il est beaucoup plus intéressant de regarder les taux effectifs d’imposition. En prenant l’ensemble des prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés,  cotisations sociales, TVA…), le taux français s’établit à près de 50% du revenu national, ce qui est élevé dans une perspective internationale. Toutes les catégories sociales paient beaucoup d’impôts sauf les milliardaires qui ont un taux effectif deux fois plus faible que le reste de la population, soit 25%,  selon une étude de l’Institut de politique publique (IPP) :  2% au titre de l’impôt sur le revenu et le reste, c’est essentiellement au titre de l’impôt sur les sociétés. Cela ne peut qu’alimenter une défiance forte vis-à-vis de l’impôt. 

Ce point essentiel explique en partie la grande prospérité des milliardaires français dans ce classement Forbes, où l’homme et la femme la plus riche du monde sont des Français. Évidemment, l’accumulation de fortune sans avoir un centime ou presque d’impôt sur le revenu à payer a un effet boule de neige : le patrimoine croît mécaniquement beaucoup plus vite que celui du reste de la population.

 

Y a-t-il une raison empirique pour que le gouvernement se montre aussi inflexible sur la taxation des ultrariches ? La réforme de l’ISF et la mise en place de la flat taxe sur les revenus du capital ont-ils engendré un « ruissellement » vers l’ensemble de l’économie ? 

G. Z. : Les études démontrent que cela n’a eu aucune incidence sur la performance économique du pays. Cela n’a pas conduit à une hausse de la croissance économique ni de l’innovation. Certes, il y a eu des recettes fiscales supplémentaires mais c’est lié à un effet d’aubaine. Les dividendes qui avaient été “stockés”, parce que soumis au barème de l’impôt sur le revenu jusque-là, ont été distribués après la mise en place de la flat tax à 30%. Néanmoins, c’est un effet de court terme. 

 

Si la France est un « paradis fiscal pour les milliardaires », c’est aussi parce qu’il y a une multiplicité de paradis fiscal autour ? 

G. Z. : Non, c’est vraiment notre choix. Nous avons décidé de permettre aux fortunés d’échapper à l’impôt sur le revenu, en laissant ces sociétés holding, qui ne sont finalement que des sociétés écrans, s’interposer entre les milliardaires et leurs fortunes. 

Même s’ils n’avaient pas la possibilité de détenir une holding au Luxembourg, par exemple, cela ne changerait rien au problème de fond. La détention d’une holding en France bloque déjà l’imposition des revenus d’une personne physique. Pour mettre un terme à cette situation, il n’y a pas besoin de faire changer la politique fiscale des autres pays. 

Pour taxer les multinationales, les grandes fortunes, les contribuables très mobiles, c’est toujours mieux de le faire de façon coordonnée au niveau international. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’agir à l’échelle d’un pays ou d’une petite coalition de pays.  

 

Imposer les grandes fortunes, pose une question technique majeure : comment faire apparaître le revenu taxable ? 

G. Z. : Il y a plusieurs façons possibles. Premièrement, il s’agirait de forcer la transparence fiscale des holdings. En clair, tous les dividendes versés aux sociétés se verraient automatiquement attribuer aux personnes physiques qui les possèdent, et donc sujet à la flat tax. C’est ce que font les Etats-Unis depuis près d’un siècle. Par exemple, si Microsoft verse des dividendes à Bill Gates, il ne peut pas échapper à l’impôt. Et ce, même si les dividendes sont perçus via une holding car c’est automatiquement ajoutés à son revenu fiscal. 

Autre mécanisme envisagé, plus robuste selon moi : un impôt minimum exprimé directement en pourcentage de la fortune totale et non par rapport au revenu. Pour les très grandes fortunes, il est assez aisé de structurer leur patrimoine de façon à ce qu’il ne génère pas ou très peu de revenus imposables. Lors de mon passage au G20 en février, en présence des ministres des Finances, j’ai formulé la proposition d’un impôt minimum de 2% de la fortune totale par an, qui reste une taxe très modeste. Au niveau français, cela rapporterait entre 0,5 et 1% de PIB. Si on regarde votre classement, on pourrait déjà récupérer plus de 4,5 milliards de dollars, rien qu’avec Bernard Arnault, sa fortune étant estimé à plus de 230 milliards. 

G. Z. : Existe-t-il d’autres d’autres leviers qui pourraient s’ajouter à cela ? 

Nous pourrions revenir à une forme de progressivité dans l’imposition des revenus du capital, c’est-à-dire revenir sur la réforme de la flat tax (mise en place par Emmanuel Macron pour alléger la fiscalité du capital, ndlr). En organisant la transparence fiscale des holdings, cela rapporterait un point de PIB supplémentaire par an. Pendant un siècle, les salaires étaient taxés au même titre que les dividendes, les intérêts… L’idée d’avoir des taux plus faibles pour les revenus du capital par rapport aux salaires a longtemps été considérée comme une aberration. 

Il est facilement possible de récupérer un troisième point de PIB. En s’appuyant sur l’accord international sur la taxation minimale des bénéfices des entreprises à 15 %, il suffirait d’augmenter le taux à 20 % – ce qui reste quand même assez faible dans une perspective historique internationale -, et de se débarrasser des différentes niches fiscales qui ont fini par malheureusement miter cet accord international. Là aussi, il n’y a aucune raison que les multinationales paient moins que les PME qui sont taxées à 25%. 

 

Si la France était le seul pays à mettre en œuvre ce type de mesures, les ultrariches pourraient très bien décider de quitter le pays. Cela pourrait poser problème ? 

G. Z. : Premièrement, il est important de rappeler que si tous les milliardaires français changeaient leur résidence fiscale et partaient s’installer aux îles Caïmans, par exemple, cela n’aurait presque aucun effet sur nos finances publiques. En effet, ils ne paient déjà quasiment aucun impôt sur le revenu et leurs entreprises continueraient à payer de l’impôt sur les sociétés. D’ailleurs, elles paient déjà l’essentiel de l’impôt sur les sociétés à l’étranger parce que ce sont des grands groupes mondialisés . 

De plus, l’exil fiscal des grandes fortunes n’est pas une loi de la nature. Pour le moment, cela reste toléré mais demain nous pourrions décider de changer les règles. Nous pourrions très bien dire à nos grandes fortunes qui désirent quitter le pays : “Vous avez bénéficié des services publics, de l’éducation, de la santé… Vos entreprises ont tiré profit des infrastructures pour se développer, donc vous allez continuer à contribuer au système fiscal français même après votre départ.” 

Actuellement, il existe deux systèmes que je considère comme imparfaits. Il y a donc le système français, qui est celui suivi par une majorité de pays : une personne ayant passé toute sa vie en France, qui décide de s’installer dans un autre pays, ne devra plus rien à l’administration fiscale à partir de l’année prochaine. Le cas américain est l’exact opposé : un individu ayant la citoyenneté américaine doit payer des impôts jusqu’au restant de ces jours. Et ce, même s’il a quitté le pays très tôt. 

Ce que je défends, c’est un entre-deux. Serait alors pris en compte le temps de résidence dans le pays ainsi que l’accumulation de richesse en son sein. Ainsi, en fonction du niveau de revenu engrangé, de la durée passée dans le pays, la personne serait redevable pendant un certain nombre d’années après son départ. 

 

Dans ce cas, comment expliquer la frilosité du gouvernement à vouloir taxer les ultrariches ? 

Quand on regarde les enquêtes d’opinion, on constate qu’il y a une très très grande majorité de Français, et c’est le cas dans de nombreux pays, en faveur d’une taxation des très grandes fortunes. Cela fait partie des rares politiques publiques où il y a plus de 70 % des personnes interrogées qui y sont favorables. 

Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de personnalités politiques qui se sont laissé convaincre, et souvent sincèrement, que de telles mesures étaient impossibles à mettre en place en raison de la concurrence fiscale, de l’évasion fiscale ou des dissimulations des fortunes. En clair, que les Etats étaient impuissants. 

Les mécanismes que je promeus sont des idées assez nouvelles. Ces dernières n’ont pas forcément été extrêmement bien comprises mais elles finiront par l’être. Quand ce sera le cas, il sera possible de faire des progrès sur la question. In fine, cela doit être au citoyen de décider grâce à la mise en place d’un débat démocratique. 

 

Lors du G20 des ministres des Finances en février, Bruno Le Maire a déclaré que la France serait en pointe dans le cadre d’un vaste plan international de taxation des ultrariches. Est-ce crédible à l’aune de ce que vous décrivez ? 

G. Z. : Je tiens à rendre hommage à la position de la France sur ce sujet. Elle pousse, avec d’autres pays comme le Brésil, pour la mise en place d’un accord international sur une imposition commune minimale des ultrariches. C’est une très bonne chose car la France a l’influence pour impulser une dynamique.

Mais il ne faut pas non plus attendre que tous les pays du monde entier rejoignent cette coalition pour prendre certaines décisions. Il ne faudrait pas prendre comme prétexte la non participation de certains Etats pour ne rien entreprendre. 

 

Quel était votre ressenti au sortir de cet événement économique international ? 

G. Z. : J’étais plutôt satisfait car c’est la première fois que dans un forum du G20, il y a une discussion sur la taxation des ultrariches, la progressivité fiscale. D’habitude, il est question de croissance, de dette, d’inflation…  Tous les ministres des finances ont salué l’initiative du Brésil de mettre ces questions à l’agenda. C’est un point très positif.

 


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