Souveraineté, indépendance, autonomie : dans le débat public, ces mots évoquent souvent les enjeux géopolitiques et les stratégies d’État. Pourtant, quand il est question de numérique, ce sont aussi, et peut-être surtout, des conditions essentielles de liberté pour les entreprises. Et cette liberté a un prix bien concret : 264 milliards d’euros par an.
Une contribution d’Alain Garnier, CEO et cofondateur de Jamespot
Un mot qui crispe, un mot qui libère
Le mot souveraineté numérique a du mal à passer. Il convoque l’image d’un repli sur soi, de réglementations lourdes, de postures défensives. Il est souvent perçu comme un sujet réservé aux hautes sphères, aux ministères, aux commissions, laissant croire que les entreprises n’y ont guère de rôle à jouer. Et pourtant, sur le terrain, les lignes bougent. Les entreprises ont saisi que l’heure n’était plus à la naïveté. Hausse brutale des prix des logiciels, risques juridiques en embuscade, soupçons croissants des clients sur l’usage des données… autant de signaux d’alerte. Jusqu’au client final qui s’interroge sur ce que vaut une marque dont les infrastructures sont hébergées chez un géant californien.
Dans ce contexte, il devient urgent pour passer de la « maladie » (qui fait peur) au « médicament » (qui soigne) de changer de vocabulaire. Plutôt que de souveraineté, parlons de liberté numérique. Non pas un concept vague ni une posture idéologique, mais un véritable pouvoir d’action. Le pouvoir de choisir ses outils, ses architectures, ses partenaires. Le pouvoir de modifier un logiciel sans dépendre d’un écosystème fermé. Le pouvoir, aussi, de dire non.
Une addition salée : 264 milliards
On entend parfois que la liberté a un coût. Mais l’absence de liberté, elle, coûte plus cher encore. Ce coût-là, désormais, est chiffré : 264 milliards d’euros par an, selon l’étude menée par Asterès pour le Cigref. Voilà ce que la dépendance numérique coûte aujourd’hui à la France.
On ne parle pas ici de pertes théoriques ou d’un manque à gagner abstrait. On parle de fuites massives de valeur, d’agilité sacrifiée, de décisions stratégiques qui échappent aux dirigeants et aux DSI français. On parle, en somme, d’une rente annuelle que nous versons à d’autres pour avoir abandonné le gouvernail.
Reprendre le volant, sans claquer la porte
Mais reprendre la main ne signifie pas pour autant se replier sur soi. Il ne s’agit ni de fermer les frontières numériques, ni de renier les apports de l’innovation mondiale. Ce n’est pas un retour au Minitel ni une guerre sainte contre les GAFAM. Ce dont nous avons besoin, c’est un changement d’attitude. Passer d’un empilement hétéroclite d’outils imposés à une architecture choisie, modulaire, évolutive. Cela implique de poser des choix éclairés, de reprendre une part de maîtrise sur ses infrastructures et ses données.
Et les solutions sont là. Clouds européens performants. Logiciels français innovants. Plateformes souveraines, mais interconnectées avec l’écosystème mondial. Ces solutions ne font pas moins bien. Elles sont simplement moins tapageuses. Et surtout, elles ne tiennent personne en laisse.
Le vrai prix de l’inaction
Alors pourquoi, malgré les constats partagés, observe-t-on encore tant d’inertie ? Parce que le mot souveraineté traîne une mauvaise image. Il fait penser à des contraintes. Il évoque l’effort, la complication. Il masque le véritable problème : la paresse stratégique.
Il est toujours plus simple, à court terme, de laisser d’autres décider à sa place. De se reposer sur des solutions prêtes à l’emploi. Mais ce confort apparent devient une prison dorée. Les contrats se referment, les plateformes enferment, les écosystèmes verrouillent. Et quand l’entreprise prend conscience de cette dépendance, il est souvent bien tard pour en sortir.
La liberté est un choix d’organisation
Imaginer demain un paysage numérique français où la majorité des entreprises aurait choisi la liberté numérique n’a rien d’utopique. Cela signifierait des systèmes plus agiles, des budgets optimisés, des partenaires locaux renforcés, des emplois créés. Cela signifierait des DSI en position de décideurs stratégiques, et non plus de simples gestionnaires contraints.
La liberté numérique n’est ni un luxe, ni un supplément d’âme. C’est une condition de survie dans un environnement où les dépendances invisibles se multiplient. Reprendre le contrôle, c’est déjà reprendre pied. C’est permettre à nos entreprises, et à notre économie, de redevenir actrices de leur avenir numérique.
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