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La jeune fille et le loup de mer

Clarisse Crémerphoto : V. Curutchet / BPCE

Clarisse qui ? Le choix du nouveau skipper de Voile Banque Populaire pour la Transat Jacques Vabre et, l’an prochain, le Vendée Globe, a beaucoup surpris. Mais l’ancienne créatrice de start-up Clarisse Crémer a un atout dans la manche : Armel Le Cléac’h, champion en titre du Vendée Globe. Deuxième des Imoca vendredi soir, le tandem est arrivé sixième de la course remportée par Charlie Dalin et Yann Eliès sur Apivia. Mais l’opération de communication et d’engagement de Voile Banque Populaire elle, continue de voguer. Portraits croisés d’une banque et deux marins.

«Quand Clarisse m’a dit : « Tu sais, papa, les réunions où on parle d’argent, ça ne m’intéresse pas« , que vouliez-vous que je lui réponde ?» – Christophe Crémer, fondateur de MeilleurTaux et entrepreneur emblématique du Web français, a dû plier face à la volonté de sa fille. Entrepreneure, fille d’entrepreneur, Clarisse Crémer a créé, au sortir d’HEC en 2013, la start-up Kazaden, un site d’e-commerce consacré au voyage d’aventure. Mais à l’école, elle avait aussi commencé à naviguer régulièrement. Après que son fiancé Tanguy Le Turquais ait couru en 2013 et 2015 la Mini Transat, une transatlantique en solitaire à bord de voiliers de 6 mètres et demi, elle quitte sa start-up pour vivre la même odyssée. Dès sa première course, la Mini Transat 2017, elle arrive deuxième, à une poignée de milles marins du vainqueur Erwan Le Draoulec. Son échec relatif à la Transat AG2R 2018 – à cause d’un accident au large du Portugal – n’empêche pas Voile Banque Populaire de lui faire une offre qui ne se refuse pas : la reine des courses en solitaire, le Vendée Globe 2020, après deux ans de coaching par le tenant du titre, Armel Le Cléac’h. L’école de commerce pointe encore sous la navigatrice: 

Clarisse Crémer : «En voile aussi, on se trouve face à des entreprises qui investissent »

Clarisse Crémer, Lorient, septembre 2019, © Dasha Ray

Un tel parcours n’est pas facile à mener.  «C’est la première fois où, entre guillemets, ce n’est pas moi qui choisis mon équipier. Si on m’avait dit de faire la Jacques Vabre en Imoca (monocoques du Vendée Globe) pour faire une performance, clairement je n’aurais jamais choisi Clarisse, je ne la connaissais pas et elle n’avait pas le niveau des personnes que j’aurais pu contacter» a par exemple reconnu son propre mentor, Armel Le Cléac’h, devant l’AFP. Le temps d’un long apprentissage, alors que son physique évolue, Clarisse Crémer doit relever un double défi. D’une part, faire taire les envieux et les rieurs, qui ne lui pardonnent pas de brûler les étapes. Et, simultanément, faire face au «syndrome de l’imposteur», ce sentiment d’illégitimité qui guette de nombreuses femmes quand elles accèdent à des positions de responsabilité. «On m’a aussi donné cette chance parce que je suis une femme» admet Clarisse Crémer dans la vidéo ci-dessus: «Mais […] ce n’est pas si important!».

La voile est un des rares sports mixtes, où hommes et femmes, soumis à la même exigence physique et morale, se battent à armes égales. Mais cette mixité reste limitée. Les icônes ont beau se multiplier depuis les années 1990, de Florence Arthaud à Isabelle Autissier ou Maud Fontenoy, les hommes restent très largement prépondérants. En 2010, quand Florence Arthaud arrête la compétition, elle accuse son sponsor de lui avoir préféré un homme. Et l’an dernier, pas une femme au départ du Vendée Globe… En imposant pour l’an prochain une jeune inconnue, les Banques Populaires – l’un des principaux sponsors de la voile française, à hauteur de 6,5 millions d’euros chaque année –, n’ont pas juste mené une opération de communication de plus. D’un geste volontaire, elles font avancer la parité dans la voile. 

Mais dans quel art, dans quel sport a-t-on jamais vu un maître en exercice, au plus fort de sa quarantaine rugissante, prendre deux ans pour former son héritier? Choisi pour être le mentor de Clarisse Crémer, pourquoi Armel Le Cléac’h s’est-il laissé entraîner dans le pygmalionisme? Il joue toujours le même jeu, son jeu, celui de l’union charnelle entre l’homme et le bateau. Avec, désormais, une note tragique: 

Armel Le Cléac’h : «Quand je me suis rendu compte que le chavirage n’était pas dû à une erreur de ma part, cela m’a permis de repartir»

Armel Le Cléac’h, Lorient, septembre 2019, © Dasha Ray

C’était le 6 novembre 2018. Deuxième sur la Route du Rhum, Armel Le Cléac’h chavire soudainement au large du Portugal.

Un quart d’heure à regarder la mort en face. Quinze minutes dans la houle, à tenter de remonter sur l’épave du trimaran, après qu’une avarie inattendue, imprévisible, ait détaché le flotteur bâbord, sous le vent. Puis l’attente, sans fin, avant qu’un bateau de pêche ne vous recueille. Et une fois tiré d’affaire, le doute terrible : le naufrage était-il dû à une erreur de navigation? 

La décision de repartir après ce terrible accident plonge ses racines au plus profond de la psychologie du champion. Armel Le Cléac’h en parle, dans la vidéo ci-dessus, comme il sied à un navigateur en solitaire : avec calme, pudeur et précision. Après tout, quand on reste seul pendant des mois, à dormir par tranches d’une demi-heure, avec l’océan et le froid pour seuls compagnons, on n’a qu’un seul ennemi : se laisser emporter par ses émotions.

Une fois retrouvée en lui la détermination nécessaire, Armel Le Cléac’h avait encore besoin du soutien des Banques Populaires. Financer un nouveau trimaran de classe Ultime, c’est un budget de 12 millions d’euros. Les banques ont répondu présent, mais en demandant à leur champion de former une relève qu’elles avaient choisie, elles. «Clarisse, non pas parce que c’est une femme, mais parce qu’elle a du talent et que c’est un entrepreneur», explique Sabine Calba, directrice du développement des Banques Populaires.

Sabine Calba : «Quand il y a un coup dur, on se pose, on s’adapte, et on en profite pour mener d’autres projets»

Pour les Banques Populaires, l’enjeu est de taille : la victoire d’Armel Le Cléac’h au Vendée Globe 2018 a généré des retombées médiatiques pour 55 millions d’euros. C’est dire le poids qui pèsera, l’an prochain, sur les épaules de la jeune navigatrice. 

Sans se laisser démonter par la complexité de la situation, Clarisse Crémer joue l’humilité, le naturel, la chaleur humaine. Oui, «il me faut gagner en biscottos» sourit-elle par exemple en faisant visiter son bateau :

Clarisse Crémer : «Le mien est un des meilleurs bateaux à dérives aujourd’hui»

Résultat : jusqu’à hier soir, le tandem Crémer-Le Cléac’h était deuxième de la Jacques-Vabre. Mais, conformément aux prévisions d’Armel Le Cléac’h, l’heure des performances n’a pas encore sonné. Après le «pot au noir», qui avait favorisé la remontée du tandem, les conditions d’arrivée à Salvador de Bahia ont privilégié les Imoca dotés de foils plutôt que de dérives, comme celui de Clarisse Crémer (vidéo ci-dessus).

Le Vendée Globe, l’an prochain, montrera si le véritable objectif «pédagogique» de la course a été atteint: si Galatée a pris vie sous le ciseau de Pygmalion.  S’il l’est effectivement, Clarisse Crémer et Armel Le Cléac’h auront fait gagner tout le monde: les Banques Populaires, les femmes dans la voile, la voile elle-même et toutes les femmes dans le sport. Bon vent, mademoiselle. 

Mis à jour le 10 novembre 2019.

 

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